Nous nous remîmes en route. Cette fois, plutôt que de monter sur son dos, je gambadais autour de mon ami, sautant par-dessus les souches, escaladant les rochers. Ces jeux me donnaient chaud et j'abandonnai bientôt mon manteau sur une branche. Ma sacoche m'encombrait ; elle fut laissée au pied d'un if. Notre route croisa un ruisseau. Pour y tremper mes pieds, je jetai bas de laine et chaussures sur la rive et les y oubliai. Un buisson de ronces réclama mon écharpe, et je la lui laissai en échange de ses baies.
Quand nous fîmes halte, au coucher du soleil, ne me restaient sur le corps que ma culotte de laine et ma chemise de lin. Elles me semblèrent soudain ridicules et je m'en défis également. Pourtant, je n'avais pas froid : Ma peau avait épaissi et foncé comme après un été passé au soleil. J'observai avec amusement que des petites herbettes et brindilles tombaient de ma chevelure à chaque fois que je la secouais. Je commençais à ressembler à mon mentor, et cela me plaisait. Je m'endormis contre son flanc rugueux dès que le soleil eut disparu derrière l'horizon.
Lorsqu'il reparut au matin, l'astre du jour nous trouva dans la même position. Après une grande goulée d'eau fraiche et quelques noisettes, notre promenade insouciante reprit. Je me roulai dans le lit de colchiques d'une clairière pentue. J'en composai un bouquet que j'accrochais au crin moussu de mon compagnon. En réponse, celui-ci s'ébroua, faisant pleuvoir sur moi des pétales multicolores. Je ris aux éclats.
Il me montra les tanières des renards d'ombre, les terriers des sk'vaders, les nids des oiseaux. J'observais, sans un mot puisqu'avec lui la parole était inutile. Je le comprenais et lui de même, d'un simple regard. A quoi bon nommer les choses, me dis-je. Elles sont ainsi qu'elles sont, voilà tout. Les mots me semblaient tout aussi superflus que les vêtements et je décidai de les oublier, eux aussi.
J'écoutais la symphonie des frondaisons, perché sur un chêne, lorsque je sentis soudain le vent tourner : Un souffle frais d'aquilon ébouriffa mes cheveux, emportant quelques fleurs qui s'y étaient encore mêlées. Une paire de larges oreilles moussues éclot sous la ramure de mon ami. Il sembla glisser vers moi sur le lit de feuilles mortes, se dressa, me cueillit avec délicatesse, puis me déposa sur son dos et partit à travers la forêt à vive allure. Alors que je m'interrogeais sur les raisons de cette agitation soudaine, l'écho lointain d'un cor résonna jusqu'à mes oreilles.
Mon sang se glaça dans mes veines. Nous étions sur les terres que les seigneurs réservaient à la chasse. Ils pouvaient être sur nous à tout instant, avec leurs flèches affutées et leurs sh'las féroces. Ils nous trouveraient et nous tueraient – ou me ramèneraient, ce qui reviendrait au même. Je m'accrochais à la crinière de lierre en exhortant mentalement ma monture à la hâte.
Un nouvel appel se fit entendre sur notre gauche. Mon destrier bifurqua vers la droite, mais la voix d'un autre cuivre y répondit de ce côté, suivit presque immédiatement par un troisième dans notre dos. L'esprit sylvestre virevolta sur lui-même, ne sachant plus dans quelle direction se tourner. Je lançai mon âme vers la sienne pour l'orienter dans la dernière direction libre. Les instruments sonnaient encore, à l'unisson. Ils se rapprochaient. Nous repartîmes au galop, escortés par une foule d'animaux terrorisés. Nous faisions partie du gibier. Dans la panique, je m'imaginai rôti à la broche dans une cheminée du château et servi aux maîtres dans un immense plat d'argent.
Je sentis grandir la peur dans le cœur de mon ami. Les flèches ne pouvaient le tuer, mais la pensée du feu l'épouvantait. Ses pattes s'allongèrent et il se mit à bondir tel un cerf affolé. Je tentais de chasser cette idée de ma tête pour ne pas l'effrayer davantage. Les clairons continuaient de nous harceler. Une harde de daims se joignit à notre course.
Soudain, je me souvins de ce m'avait compté mon père sur les grandes chasses : Les rabatteurs effarouchaient le gibier pour le diriger vers les nobles. Nous foncions tout droit dans un piège !
Le monarque des bois stoppa net sa course. Sous son commandement, les bêtes se dispersèrent dans toutes les directions. Et nous ? Où devions-nous aller, à présent ? Nos poursuivants ne voudraient certainement pas nous manquer. Ils m'attraperaient pour me punir et me ramener à mes parents, mais quel sort réserveraient-ils alors à mon étrange ami ? Une cage ? Ou pire, un bûché ?
Non. Ils ne nous captureraient pas, me souffla-t-il en pensée. Nous allions nous cacher. IL allait ME cacher. Mes jambes sautèrent au sol d'elles-mêmes, mues par sa volonté. Je sentis son être grandir dans mon dos et m'entourer lentement comme un cocon. Je fus enserré tout entier dans une écorce charnue. Je ne pouvais plus remuer un doigt ni un orteil, momifié dans le corps de mon ami.
Sa tête coiffa doucement la mienne, telle un casque de chevalier. Je voyais littéralement le monde à travers ses yeux. L'espace d'un instant, tout fut vide et calme, hormis l'écho des cors qui résonnait encore.
Soudain, une meute de chiens se déversa dans le vallon et nous encercla, aboyant à tout va. Un sh'la surgit sur la bute, monté par un homme vêtu de l'uniforme de la garde du château. Et un autre, portant un adolescent blond… Puis une dame sur une bête au poil blanc rayé d'or. La reine ! En personne ! Je frissonnai. Cette femme était impitoyable avec les domestiques. Et moi, je n'avais nul droit d'être là : la réserve était un domaine interdit aux gens du commun. L'enveloppe protectrice s'épaissit autour de moi. Les fauves reniflaient les alentours et leurs cavaliers semblaient chercher quelque chose. Leurs paroles me parvenaient à peine, à moitié étouffées par le bois. Les soldats appelaient un nom. Je crus reconnaître le mien, mais je n'en étais pas sûr. De toute façon, je ne voulais pas être trouvé. Jamais ! Je souhaitais de toute mon âme me fondre dans l'arbre. Une sève chaude se mit à couler sur ma tête, mes épaules, sur mon corps, pour me réconforter.
Elle était douce.
Elle sentait bon.
Je fermai les paupières et les creux de l'écorce firent de même. Le liquide épais et sucré me couvrait maintenant tout entier. Je me détendis. Plus aucun son ne me parvenait. J'étais bercé par l'imperceptible balancement de l'arbre dans le vent. Je me sentais bien. Je m'assoupis.
Il faisait nuit lorsque je repris mes sens. La forêt était déserte, paisible à nouveau. La lune devait être haute, pensais-je, car j'y voyais presque aussi bien qu'en plein jour. Je levai le regard vers le ciel. Ma tête me parut lourde et mon cou raide. Je voulus y porter mes mains mais elles me parurent plus pesantes encore. Je les regardai… Et ne vis que deux branches. Je les contemplai un long moment, pensif. Cela ne me surprenait pas tant que cela. Ni ne me dérangeait vraiment. Lentement, avec précaution, je me mis en mouvement. Mon mentor était là, il guidait mes gestes de la pensée. Il n'aurait pas voulu que je change si vite, me transmit-il, mais nos poursuivants ne lui avaient pas laissé le choix, avec leurs bêtes dressées et leurs sorts. Peu m'importait, le rassurai-je. De cette façon, plus rien ni personne ne pourrait m'arracher mon monde d'adoption. Il acquiesça. Plus rien ni personne ne pourrait changer cela.
Ainsi prit fin ma vie humaine, ainsi commença ma vie de sylphe.
Dès lors, me fut enseigné comment me nourrir de l'énergie sylvestre, changer de forme et d'essence, faire voyager mon âme par le réseau immense des racines entremêlées. Je sus protéger les êtres les plus fragiles du froid glacial de l'hiver comme des chaleurs torrides de l'été. J'oubliai la faim, la soif, les bras et les pieds. J'appris les langages de toutes les créatures qui volent, courent, nagent ou rampent ; celui des arbres et des plantes, du vent, de la terre et de l'eau. Je comprenais toutes ces formes de vie qui ne se comprenaient pas. Les seuls êtres qui ne pouvaient m'entendre étaient ceux dont j'avais autrefois partagé l'existence. Je ne les approchai guère, craignant leurs torches et leurs haches.
Un beau jour mon ami s'enracina définitivement dans une combe confortable. Son esprit ne fut plus que murmure ainsi que celui des arbres.
Passèrent les saisons, les années, les décennies puis les siècles.
Et voici qu'aujourd'hui, je ressens le besoin, à mon tour, de former une nouvelle pousse. J'ai approché un petit être doué de magie, au cœur encore plein d'innocence et à l'esprit ouvert à la découverte, et lui ai murmuré ma chanson. Peut-être me suivra-t-il dans les bois. Peut-être abandonnera-t-il comme moi sa petite maison, ses repas chauds, son lit douillet et les bras de ses parents à la recherche de la vraie liberté.
Et la paiera au prix de sa chair, de son être et de son nom.
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