A l'hiver suivant, je devais commencer à user mes culottes sur les bancs de l'école communale. Cela impliquait de se lever avant l'aurore pour accomplir mes quelques corvées, d'avaler un petit-déjeuner sans traîner et de partir pour une longue heure de marche dans le froid, le vent, parfois la pluie ou même la neige.
Au début, m'en tenir strictement à suivre le chemin sur mes courtes jambes était un effort déjà bien trop éreintant pour que je songeasse à m'en écarter. Cependant, les années passant, mon trajet du retour commença de connaître quelques détours. Le premier survint, je m'en souviens fort bien, lors de mon second printemps scolaire, pour un bouquet d'œillets violets – la couleur favorite de ma mère. J'arrivais à la maison un peu plus tard que de coutume, certes, mais pas suffisamment pour que cela me valût plus qu'une légère réprimande. Et, puisque je m'acquittais de toutes mes tâches avant le soupé, l'incident ne fut pas même évoqué en présence de mon père.
Je tentais donc, le lendemain, à jouer un peu avec quelques camarades qui habitaient le village avant de rentrer. Je rattrapais mon retard en courant une partie du chemin et me hâtais encore pour mes besognes. Ainsi, je ne fus point inquiété et recommençais dès lors chaque jour de beau temps. L'été venu, j'en vins à oublier parfois l'heure. Et après trois avertissements, j'en fus quitte pour quelques corrections. Ces leçons n'eurent pas vraiment l'effet escompté : j'appris seulement à courir plus vite.
A l'automne, je m'enhardis donc jusqu'à tenter un raccourci à travers le bois. Puis un second à la saison suivante. Puis un troisième, un quatrième… Au bout de trois ans, le chemin ne fut plus qu'un guide que ma piste croisait de loin en loin.
Ce fut ainsi qu'un soir d'automne, rentrant par ma sente à présent bien rodée, J'aperçu en contrebas un mouvement inhabituel, dans le feuillage. Je me figeai aussitôt. La bête m'avait semblé de grande taille. S'il s'agissait d'un sh'la sauvage ou d'un ours, ma seule chance de salue était de passer inaperçu, mais c'était d'un groupe de y'les ou un tatz'lwurm, mieux valait me tenir prêt à déguerpir. J'écarquillais les yeux, le cœur battant, scrutant mon environnement avec attention. D'abord je ne vis rien, puis une nouvelle agitation du feuillage me laissa interdit. C'était un arbre qui se déplaçait.
Je n'avais plus guère eut le loisir de repenser à ma rencontre avec le roi de la forêt depuis la péripétie qui m'avait fait tant gronder. Mes parents avaient su me convaincre que je l'avais imaginée, et au lendemain de mon échappée, même la souche que je leur avais montrée avait mystérieusement disparu si bien que je n'avais pas même pu rejouer mon aventure. Mais en un instant, tout me revint.
Au lieu de fuir, je me rapprochai, aussi discrètement qu'il était possible dans un sous-bois ou tout craque sous le pas. Lorsque j'arrivai à hauteur du tronc, il était si parfaitement immobile que je crus avoir encore rêvé. Je caressais le bois. Un frêne, penché en avant et cassé à mi-hauteur, par une tempête, sans doute.
Pourtant, dans un creux, un morceau d'écorce plus sombre, percé de deux nœuds, semblait me regarder. Aucun doute. Je le reconnaissais. Je passais mes doigts sur ce visage étrange comme je l'avais fait quelques années auparavant. Alors elle se mit à bouger, lentement, comme la peau épaisse d'un animal qui s'étire. L'arbre dépliait ses membres étranges et bientôt, le cerf végétal qui m'avait porté autrefois se tint devant moi, sans crainte. Il reprit sa promenade lente, en me fixant de ses yeux vides, comme pour m'inciter à le suivre. Je le fis, sans plus d'hésitation que je n'en avais eue plus jeune. Nous suivîmes une sente sombre et tortueuse, que jamais je n'aurais osé emprunter seul. Par deux fois, je manquai de tomber dans des crevasses et de me rompre le cou, mais me retrouvai, sans savoir comment, retenu par mes vêtements à un rameau qui dépassait de son corps. Enfin, alors que le jour descendait sur le bois, je reconnu le petit chemin qui montait à la porte de notre grange.
Je me retournai vers mon guide pour le remercier, mais il n'y avait à sa place qu'un vieux chêne, dont je pouvais jurer que je ne l'avais jamais vu là.
À dater de ce jour, le monarque des frondaisons ne cessa de hanter mon esprit. Je le cherchais sur chaque trajet me menant à l'école en m'en ramenant, je remplissais mes cahiers de dessins le figurant, il peuplait mes rêves de sa présence charismatique. Les heures passées en classe et à la maison m'apparaissaient interminables de tristesse et d'ennui. J'avais à tout instant le nez collé à la fenêtre et je scrutais l'orée des bois dans l'espoir de voir une souche faire un geste.
Cela ne manqua pas de m'attirer la colère de mes parents et de mes maîtres, dans un premier temps, puis de les inquiéter lorsque je commençais à perdre goût à toute activité qui m'éloignât de la forêt. Menace, réprimande, punition … Rien n'y faisait : mon esprit avait quitté le monde des hommes pour celui des bois. J'y passais autant de temps que je le pouvais, examinant chaque tronc debout ou couché. J'arrivais en retard à l'école le matin, en retard chez moi le soir.
Un jour, j'en vins même à oublier de me rendre au village et passai tout le jour à fureter entre les arbres. Mon père l'apprit et je reçus ce soir là la plus sévère correction de ma vie.
Je voulus me résoudre, la mort dans l'âme, à renoncer à revoir mon ami. Toute la nuit, je noyais mon oreiller sous les larmes.
Je me levai à l'aube sans avoir fermé l'œil. Dans le petit matin gris et brumeux, j'accomplis mécaniquement mes corvées, mangeai sans appétit et pris le chemin de l'école par la route. Le brouillard s'était épaissi et c'était à peine si je voyais mes doigts lorsque je tendais la main devant moi. Comme je passais le pont du col, au dessus du ravin un souffle de vent déchira une partie du nuage. Mon cœur se figea dans ma poitrine.
Il était là, immobile, à la croisée des chemins.
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