" Regarde, Maman ! L'arbre, il a bougé !
- C'est le vent, mon chéri, me répondit ma mère sans relever la tête de son ouvrage.
- Non, Maman, c'est pas le vent ! Il a vraiment bougé comme avec des jambes, insistai-je.
- Ecoute, vas jouer un peu plus loin, j'ai du travail."
Elle me poussa dans le dos pour m'éloigner de sa table. C'était une belle après-midi de printemps, chaude, fleurie et gazouillante. Je ne me le fis pas dire deux fois et passai la porte en courant.
"N'oublie pas de rentrer pour le goûter " , me rappela-t-elle tout de même comme je m'éloignai.
Je ne pris pas le temps de répondre. Je devais voir de plus près le chêne biscornu qui depuis la fenêtre de la cuisine, m'avait semblé marcher. Je fis le tour de la maison et m'arrêtai au milieu du jardin, perplexe. Il m'avait semblé le voir là, de l'autre côté du muret de pierre, juste derrière le puits. Pourtant, il n'y avait là que des bouleaux à l'écorce blanche et le gros saule pleureur donc le feuillage devenait cabane, palais ou forteresse imprenable au gré de mes jeux. J'allai jusqu'au portillon qui marquait la fin de notre petit domaine et l'escaladai pour voir ce qui se passait au-delà.
Un mouvement attira mon attention sur la gauche, à l'endroit où la charmille formait un coude. Une sorte de traine verte disparaissait lentement entre les buissons. Décidément, il y avait quelques mystères là-dessous ! J'aurais voulu voir de plus près, mais mes parents m'avaient formellement interdit de quitter le jardin seul. Je me hissais donc plus haut sur les planches du portillon et tendais le cou pour voir aussi loin que possible, quand mon pied se posa sur la poignée. La porte s'ouvrit brusquement et je me retrouvai le cul par terre, au milieu du sentier.
J'étais sur le point d'éclater en sanglots, mais un nouveau bruissement végétal, à peine perceptible, acquit à ma curiosité une victoire sans appel sur la douleur de mon séant. J'étais sorti du jardin, et je ne l'avais même pas fait exprès. Le chemin s'ouvrait devant moi, appelant mes pas. L'occasion fait le larron, dit-on. Je la saisis sans plus de réflexion et m'élançait sur le sentier.
Je me glissai entre les buissons, à l'endroit où j'avais vu mon mystère disparaître, et découvris une sente. La futaie étaient peu dense dans ce coin-ci et je la connaissais bien pour y avoir accompagné ma mère dans ses cueillettes saisonnières de baies, de châtaignes, de champignons et d'herbes diverses. Je progressais vite, et pourtant l'être énigmatique me distançait toujours, me poussant à m'enfoncer de plus en plus loin dans la forêt. Ainsi, ce qui devait arriver arriva : Je pris soudain conscience d'être seul, loin de chez moi, dans une partie des bois que je ne connaissais pas. Alors seulement je me souvins des mises en gardes de mon père contre les bêtes dangereuses et sauvages qui hantent la nature et de toutes les histoires terrifiantes que l'on m'avait contées pour m'en tenir éloigné. Je fis donc ce que font tous les enfants dans un tel cas : je me mis à pleurer.
Soudain, je sentis quelque chose passer sous mon bras et poser sur ma joue une caresse à la fois rugueuse et chaleureuse. Je relevai mes yeux bouffis de larmes et je fus si surpris que mes sanglots cessèrent aussitôt : devant moi se tenait un étrange cervidé. Haut de trois ou quatre fois ma taille, la tête couronnée de bois semblables aux branchages d'un chêne, et le cou ceint d'une crinière de gui, il arborait une robe de mousses sombres et épaisses, parsemée de petits champignons et de petites fleurs. Ses pattes, pareilles à des racines noueuses, s'étaient déroulées autour de mes pieds, comme pour me protéger. Mais ce qui me frappa le plus fut l'étrange visage de la créature, masqué d'une écorce épaisse tachée de lichens. En lieu et place des yeux, deux nœuds s'ouvraient sur des trous insondables. Je crus pourtant lire de la compassion et une infinie bonté dans ces orbites creuses.
Je posai une main timide sur son étrange museau de bois et cru sentir un souffle frais et humide passer entre mes doigts. Un rossignol se posa sur sa ramure et entonna un chant joyeux. Mon esprit d'enfant interpréta sans doute cela comme une invitation car je souris et pris le cou végétal entre mes bras. La créature me souleva de terre, et tournant lentement la tête, me déposa sur son dos, dérangeant une nuée de petits insectes volants. Je remarquais derrière sa croupe la longue traîne de branchages, semblable au ramage du saule de notre jardinet. Ma monture insolite se mit en marche, avec des mouvements lents et majestueux. La forêt tout entière semblait s'écarter sur son passage. Oiseaux, papillons et écureuil lui faisaient escorte, lapin, sk'vaders et renards sortaient de leurs terriers comme pour saluer son passage. Il ne faisait aucun doute que le roi de la forêt en personne me portait. J'étais fasciné. Il faisait presque nuit lorsque j'aperçu enfin notre chaumière à la lisière du bois, mais c'était à peine si j'avais vu le temps passer. Mon nouvel ami arrêta sa marche et plia ses longues pattes-racines, me permettant de glisser de son dos sans dommage. Il me poussa gentiment du museau vers ma maison. J'entendis alors la voix angoissée de ma mère crier mon nom et me précipitai vers elle, l'appelant en retour.
Passées les embrassades et les remontrances, je voulus présenter mon nouvel ami à mes parents. Bien sûr, ils ne croyaient rien de mon récit, sans doute aussi décousu que fantasque à leurs oreilles, mais à force d'insistance, je les entraînais malgré tout là où il m'avait déposé et crus le reconnaître en une souche sur laquelle je montais à cheval. Je leur montrai les bois, branches torturées poussées sur un broussin qui sans doute était sa tête. Je parlais à voix basse, car, certainement, si le fier monarque des bois ne bougeait pas, c'est qu'il était endormi. Finalement, mon père, pris d'impatience, me ramena jusqu'à notre maison en me grondant : J'avais donc passé l'après-midi à jouer hors du jardin, à quelques mètres seulement de la maison mais n'avais point daigné répondre à leurs appels lorsqu'ils m'avaient cherché, ne m'ayant pas vu revenir à l'heure du thé. Fâcheux quiproquo qui me fallut une belle fessée et encore beaucoup de larmes.
Cette correction ne fut pourtant que la première de la longue série que devait me coûter cette étrange amitié. Et le début d'ennuis qui, par la suite, n'auraient de cesse d'aller de mal en pis.
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