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Chapitre 1 – Mademoiselle Oreilles-de-chat

Les paupières du lézard pourpre frémirent à peine à l’approche de Fiaradrid. Profondément endormie sur un rocher brûlant, la dlizagonne de sa mère profitait du soleil printanier, ses ailes membraneuses bien étalées de chaque côté de son long corps étroit, indifférente aux poissons qui goûtaient sa queue. La jeune fille eut un léger sourire. Si sa mère avait envoyé Iline pour la surveiller, elle serait mieux avisée de changer d’espion. Les dlizagons pouvaient transmettre des images et des émotions à leurs maîtres sur de courtes distances, mais en l’occurrence, Iline ne devait pas transmettre grand-chose.

Fiaradrid se glissa doucement dans l’eau tiède, attentive à ne pas réveiller le reptile, les jambes étendues sur le sable noir. Les poissons fuirent à cette intrusion pour revenir presque aussitôt, poussés par la curiosité.

Elle s’allongea et dérangea de nouveau ses compagnons écailleux. Elle ferma les paupières, s’imaginant un ciel bleu azur au-dessus d’elle. Depuis combien d’années n’avait-elle pas contemplé un ciel de printemps ? Deux ans ? Trois ? Désormais, elle ne l’apercevait qu’en hiver, lorsque les arbres se débarrassaient de leur parure. Un tel spectacle lui manquait, bien sûr, toutefois elle n’osait plus quitter les ombres réconfortantes de la forêt. Pas après sa dernière tentative.

L’obscurité protégeait. La lumière… La lumière était dangereuse.

Fiaradrid chassa ses sombres pensées, inspira profondément pour essayer de se détendre. Elle ne tarda pas à somnoler, bercée par le chant des fauvettes et des grives.

Un soudain bruit d’éclaboussure la tira de sa torpeur. La jeune fille sursauta et se redressa, surprise. Iline dormait toujours, aurait-elle rêvé ?

Alors qu’elle tendait le cou pour scruter les branches au-dessus d’elle, un objet lui frôla la tempe.

Dans un état second, elle attrapa le gland qui flottait contre sa cuisse, probablement perdu par un écureuil. Le fruit ne pesait rien dans sa paume, beaucoup trop léger pour avoir pu la blesser, pourtant Fiaradrid crut y distinguer une trace de sang. Elle porta sa main libre à son visage, presque surprise de la découvrir immaculée. Elle s’aperçut alors que la tache sur le gland n’était rien d’autre que de la terre. Elle soupira et rit nerveusement, se moquant de sa propre bêtise. Comment avait-elle pu confondre de la terre avec du sang ? Comment avait-elle pu penser ne serait-ce qu’une seconde que le fruit ait pu être un caillou ?

Neuf ans après l’incident, la blessure s’avérait toujours aussi vivace, de toute évidence. Elle qui la pensait cicatrisée depuis longtemps… Une parmi d’autres d’une longue série.

Fiaradrid se rappelait très bien ce jour d’été. Sa mère, guérisseuse, devait se rendre au village voisin pour une fièvre persistante, or son père arpentait la forêt pour débusquer les braconniers. Compte tenu de son jeune âge, Falone avait refusé de la laisser seule à la chaumière. Elle lui avait assuré qu’elle comprenait ses craintes, mais avec son manteau à capuchon, personne ne ferait attention à elle. À court d’arguments, l’enfant n’eut d’autre choix que de céder.

Encore aujourd’hui, elle se demandait si la visite se serait déroulée différemment s’il n’y avait eu cette canicule…

Quand Fiaradrid découvrit le village de Kern pour la première fois, la curiosité se mêla à son inquiétude. Elle ne compta qu’une douzaine de maisons, érigées en cercle autour d’une immense fontaine à l’effigie de Syelar, l’un des quatre Deyras, les Esprits Supérieurs de la nature. Des ruines suggéraient l’existence ancienne de deux autres couronnes, désormais ensevelies sous une mer de verdure et de fleurs.

— Que s’est-il passé ? souffla la petite Fiaradrid.

— On dit qu’un terrible incendie a ravagé le village il y a près de deux cents ans, raconta Falone après quelques secondes, mais comme il n’a laissé aucun survivant, personne ne sait ce qui l’a provoqué.

— Pourquoi ils n’ont pas reconstruit ?

— Par peur qu’Ayios, l’Esprit du feu, n’en ait été l’instigateur. Les humains qui sont venus après la catastrophe n’ont rebâti que les maisons les plus proches de Syelar, afin qu’elle les protège de son frère. N’y pense plus, va.

Les racines avaient dévoré les pierres, tordu le métal. De petits animaux s’étaient approprié le moindre creux offert par les vrilles. Si on lui en laissait le temps, la forêt engloutirait définitivement tout souvenir de cette tragédie. Un jour, peut-être, de nouvelles couronnes jailliraient de terre. En attendant, difficile de ne pas voir dans les nœuds végétaux des squelettes déformés et hurlants de terreur.

Une fois devant la maison de leur patient, Fiaradrid refusa d’en franchir le seuil. Dans un espace aussi étroit et en l’absence de capuchon, on risquait de la dévisager de trop près et ses singularités n’échapperaient à personne. Elle n’eut pas à insister longtemps pour que sa mère accepte. Avec la chaleur, les villageois avaient déserté les rues pour se réfugier dans la relative fraîcheur de leurs foyers, elle ne courait donc aucun danger.

Fiaradrid se dirigea ainsi vers la statue qui crachait un mince filet d’eau par son bec grand ouvert. Si les maisons en bois manquaient d’entretien, le grand Cygne étincelait comme au premier jour, fièrement dressé sur son socle. Des dizaines d’objets sculptés en forme d’animaux jonchaient le fond du bassin, autant d’offrandes inutiles à une créature imaginaire.

Du haut de ses huit ans, elle jugeait vides de sens ces vulgaires superstitions et ne comprenait pas qu’on puisse y adhérer. Les Esprits – mensonges rassurants destinés aux enfants et aux âmes perdues – n’existaient pas. Ni les sept Esprits Supérieurs, ni tous les autres. Pour preuve, honorer cette statue n’avait pas protégé les anciens habitants de l’incendie.

Aussi ne vit-elle aucun problème à s’étendre sur la passerelle qui traversait le bassin.

Bien installée, Fiaradrid renversa la tête en arrière pour la poser contre le torse de Syelar et ainsi bénéficier de la protection de ses ailes déployées. Le soleil tapait fort, et une chaleur moite émanait de la pierre veinée de bleue. Elle jeta un œil aux alentours et, ne voyait personne, elle ôta capuchon et manteau, ainsi qu’un livre de sa besace. Après une dernière vérification, elle y plongea toute son attention.

Un bruit soudain l’extirpa de sa concentration et des gouttes d’eau aspergèrent son côté gauche. Abasourdie, la petite fille fixa quelques instants un galet informe au fond du bassin, au milieu des figurines sculptées par les villageois.

Il ne s’y trouvait pas quand elle s’était installée sur la fontaine.

Un caillou, cette fois lancé avec précision, percuta sa tempe.

La douleur irradiait jusque dans sa mâchoire, aussi porta-t-elle une main tremblante à son visage. Du sang maculait le bout de ses doigts.

Fiaradrid tourna son regard vers les cinq adolescents qui l’agressaient. À peine sortis de l’enfance et pourtant des géants, comparés à ses huit hivers ! La brûlure pulsait toujours sous son crâne, mais elle se refermerait toute seule d’ici quelques secondes, comme d’habitude. Non, le plus douloureux, c’était que ça n’avait rien d’un accident.

En tête du groupe, deux garçons la fixaient d’un air mauvais. Le plus vieux jouait nonchalamment avec une pierre aux arêtes tranchantes. Les trois filles s’abritaient derrière leurs frêles épaules d’adolescents, profitant de la protection de leurs amis pour glousser sans vergogne.

Une peur profonde, instinctive, se devinait derrière leur expression moqueuse. Ils la craignaient et la haïssaient tout à la fois, et le rire était leur réponse.

Incapable de comprendre leur réaction, Fiaradrid jugea préférable de garder le silence. Elle s’était attendue à ce qu’on la dévisage, qu’on la rejette sans doute, mais l’attaquer ? Vénéraient-ils tant les Esprits que se reposer sous leur ombre devenait un crime ?

— Alors, c’est elle ? s’enquit l’une des adolescentes. Qu’est-ce qu’elle est moche !

— Une horreur, oui ! renchérit sa voisine. Tu as vu ses cheveux ?

Les autres opinèrent avec force, l’air dégoûté, et Fiaradrid rougit violemment. Ses yeux la brûlaient et elle devait mordre ses lèvres jusqu’au sang pour ne pas pleurer.

— Vous avez vu ses cheveux ? Vous croyez que c’est une teinture ?

— Non, personne ne choisirait une couleur aussi immonde, répliqua la plus petite, le nez froncé de dégoût.

— Et c’est quoi, ces... Est-ce que ce sont des oreilles ? C’est la première fois que je vois ça ! On dirait des oreilles de chat !

— Et on n’aurait jamais dû les voir, trancha l’un des garçons d’une voix dure. On aurait dû la noyer à sa naissance, comme on fait avec les chatons. Il y a un air de famille, vous ne trouvez pas ?

— Peut-être que nous devrions le faire, reprit la petite en étrécissant les yeux. Oui, c’est un devoir ! Mademoiselle Oreilles-de-chat ne manquera à personne. Je suis certaine que ses parents nous remercieront, en plus. Impossible que qui que ce soit veuille d’une horreur pareille ! Je suis sûre qu’elle sert les Ténèbres !

À cette insulte, Fiaradrid redressa la tête, la peur et la tristesse remplacées par la fureur. Faire d’elle une servante d’Esdayron juste à cause de son apparence ?

Ses iris se muèrent en or liquide, et...

— Est-ce que tout va bien ?

La voix de sa mère ramena la Fiaradrid de dix-sept ans à l’instant présent. Elle rouvrit brusquement les paupières, qu’elle ne se rappelait même pas avoir fermées. Troublée, elle scruta les alentours à la recherche de ses tourmenteurs.

Ne découvrant que Falone à proximité, elle s’autorisa enfin à relâcher son souffle. Plus aucune trace des enfants, évidemment, qui n’existaient que dans ses souvenirs. Fiaradrid s’était enfoncée si profondément dans le passé... Elle s’était crue de nouveau allongée contre Syelar, tout juste âgée de huit ans.

Les Kernais n’étaient plus des gamins, désormais, et elle non plus. Pourtant, Fiaradrid ne désirait rien d’autre que se réfugier dans le giron de Falone, comme avant.

La dlizagonne abandonna son rocher pour se poser sur ses genoux. D’une certaine façon, son poids la rassura. À en juger par ses iris teintés du gris de l’inquiétude, Fiaradrid supposait qu’Iline avait appelé sa maîtresse à l’aide.

Fiaradrid se sentit rougir de honte devant l’angoisse évidente de sa mère. Sa chevelure brune s’emmêlait autour de son visage éternellement jeune tandis qu’elle s’acharnait à lisser les plis imaginaires de son corsage. Quelques brins d’herbe médicinale s’accrochaient encore à sa jupe et ses bottes étaient maculées de boue. Quand son esprit avait perçu les émotions d’Iline, elle devait s’occuper de son jardin aromatique.

Reghian et Falone avaient eu la bonté de la recueillir après l’avoir trouvée gisant dans la neige, seule, abandonnée par sa propre génitrice alors qu’elle ne comptait que quelques mois d’existence. Leur chaumière, nichée parmi les chênes et les érables de la forêt des Chants, était devenue son foyer. Elle ne leur devait rien de moins que la vie. Ne pouvait-elle leur offrir autre chose qu’inquiétude et chagrin ?

— Est-ce que ça va ? insista Falone devant son absence de réaction. Iline paraissait vraiment affolée.

— Ce n’est rien, mentit-elle pour la rassurer. Quelques souvenirs, rien de grave.

— Pas un cauchemar ?

Fiaradrid haussa les épaules. Elle ne souhaitait pas l’alarmer pour si peu, d’autant qu’elle n’avait pas rêvé depuis plusieurs nuits.

— Non, vraiment. Je me suis juste rappelé... quelque chose.

Falone secoua la tête, dubitative. Heureusement, elle ne s’attarda pas sur la question.

— Dépêche-toi de sortir de l’eau, sinon tu vas attraper froid, lança-t-elle avec un entrain forcé.

— Je finis de me laver et je m’habille.

Elle chassa la dlizagonne et entreprit de se savonner en silence. Le bassin et la brise semblaient effectivement avoir perdu de leur chaleur et, de toute façon, elle n’avait plus envie de se baigner. Tout ce qu’elle voulait, c’était retrouver le confort de la chaumière.

Même si elle ne partageait pas leur sang, ses parents adoptifs n’avaient jamais manifesté de dégoût ou de crainte devant son apparence. Elle comprenait les allusions de ces adolescents de Kern, à présent, et se trouvait bien incapable de leur en vouloir. Et puis, si ses parents eux-mêmes ignoraient ce qu’elle était, alors cela signifiait juste qu’il n’existait aucune autre créature semblable. Elle était seule, et c’était beaucoup mieux ainsi.

— Écoute, Fiaradrid, nous nous inquiétons pour toi, reprit Falone pendant que sa fille se séchait et enfilait ses vêtements. Ton père estime que ce n’est pas sain pour toi de rester enfermée toute seule. Tu n’as rien d’autre à faire à part lire et penser. Tu ressasses les mauvais souvenirs, encore et encore. Ils vont finir par te dévorer, tu sais ?

La jeune fille retint une réplique cinglante. Combien de fois avaient-elles eu cette discussion ? Combien de disputes conclues par des cris et des larmes ?

— Tu n’as pas mis les pieds en dehors de cette forêt depuis une éternité ! Je sais que tes expériences n’ont pas toujours été couronnées de succès, mais... Tu es livrée à toi-même, ici. Ton père et moi sommes sans arrêt partis, moi pour visiter mes patients, Reghian pour traquer les braconniers. Ce n’est pas bon pour toi !

Fiaradrid écoutait, mais elle ne faisait pas suffisamment confiance en sa voix pour oser prendre la parole. Elle ne voulait pas quitter la chaumière !

Ils comptent t’abandonner, comme tes vrais parents. Comment leur en tenir rigueur, avec tous les ennuis que tu leur causes ?

Non, cette pensée était absurde. Elle s’empressa de la chasser. Si ses parents ne l’aimaient pas, pourquoi se seraient-ils embarrassés d’elle ? C’était injuste envers elle, elle n’avait pas le droit de leur reprocher l’attitude des autres.

Falone se méprit sur son expression. Elle lui passa tendrement la main dans ses cheveux bicolores, écrasant les hautes oreilles au sommet de son crâne.

— Je sais à quel point ta dernière... tes tentatives en dehors de la forêt se sont révélées douloureuses, mais s’il te plaît, écoute ce que j’ai à dire, reprit sa mère après avoir ôté sa main. L’oiseau que j’ai confié au village de Duralf vient d’arriver, ils requièrent mon aide pour y soigner un enfant. J’aimerais que tu m’accompagnes, c’est l’occasion rêvée pour... réessayer. Ce n’est pas très loin, et puis les habitants sont paisibles et plutôt ouverts. Je suis persuadée que ça se passera bien, cette fois…

Fiaradrid dut rassembler toute sa volonté pour que ses oreilles ne trahissent pas ses sentiments. Sa mère semblait si enthousiaste...

— Apparemment, il s’agirait de quelque chose de plus grave qu’une fièvre ou une jambe cassée. Ils ont préféré ne pas m’expliquer les détails, mais l’expéditeur du message semblait vraiment effrayé.

Fiaradrid oublia un instant ses petits problèmes personnels, inquiète pour sa mère. Si jamais l’enfant avait contracté quelque maladie contagieuse... La vérité, c’est que son égoïsme obligeait la guérisseuse à cheminer seule alors qu’elle aurait eu besoin d’une apprentie.

Je pourrais la protéger.

— Tu ne crois pas que ça puisse être... dangereux ?

Falone secoua la tête.

— Tu n’as rien à craindre avec moi. J’ai besoin de plantes et d’argiles pour les soins que je prodigue, mais pour protéger, je n’ai besoin que de moi-même. Je suis une sorcière avant d’être une guérisseuse, après tout.

Dubitative, Fiaradrid haussa les épaules. De sa vie, elle n’avait jamais contracté la moindre maladie. Quant à sa sécurité... Eh bien, elle n’avait jamais requis l’aide de qui que ce soit pour se protéger.

Par réflexe, son regard descendit sur le bras droit de sa mère. La pointe blanchâtre d’une vieille cicatrice pointait de sa manche, souvenir de ce fameux jour d’été, sous les yeux réprobateurs de Syelar.

Ce qu’elle avait fait à ces adolescents, au village... Si jamais Falone n’était pas intervenue pour l’arrêter… Elle ne se rappelait plus des événements exacts, qu’elle avait préféré bannir de sa mémoire, cependant l’odeur de chair brûlée imprégnait toujours ses narines. Pour autant qu’elle sache, les cheveux des filles ne repousseraient jamais et la main du jeteur de cailloux demeurerait inerte jusqu’à la fin de ses jours. Sortir de la forêt la terrifiait, en effet. Toutefois, elle n’avait jamais craint pour sa propre intégrité.

Quoi qu’il en soit, Fiaradrid doutait que la magie de sa mère soit vraiment adaptée pour la circonstance. Celle-ci parvenait à faire pousser n’importe quelle plante dans l’ombre impénétrable de la forêt, ce qui s’avérait très utile pour son art, certes, mais après...

— Je sais que tu n’y tiens pas, alors je ne te le demanderais pas si je ne le croyais pas nécessaire, continua la sorcière. Je pense sincèrement que rencontrer des gens te ferait le plus grand bien, c’est en affrontant tes peurs que tu pourras les surmonter. Plus le temps passe, plus ce sera dur. Et surtout, j’ignore ce que je vais trouver, là-bas. Si je m’y rends seule et que j’ai besoin d’une assistance, l’enfant sera mort avant que j’aie le temps d’effectuer l’aller-retour. J’ai conscience qu’il s’agit pour toi d’une épreuve, mais tu n’auras qu’à... Tu n’auras qu’à dissimuler ton visage sous ta cape, je prétendrai que tu es juste timide. Ils seront tellement soulagés de te voir m’aider à sauver le gamin qu’ils ne remarqueront rien. S’il te plaît, Fiaradrid ?

Évidente, la réponse faillit franchir ses lèvres malgré elle.

Non. Souviens-toi ce qui s’est produit la dernière fois ! Son pauvre bras…

Les enfants mutilés et sa mère blessée n’avaient pas été les seules conséquences de sa perte de contrôle. Seuls les talents de sa mère et l’absence de tout autre guérisseur fiable dans la région avaient contraint les villages alentours à continuer d’accepter ses services. Au début, on leur avait même cherché des ennuis, Fiaradrid se souvenait encore des fourches et des flammes au milieu de la nuit. Il avait fallu de longues années d’efforts avant qu’on ne fasse de nouveau confiance à ses parents. S’il advenait un nouvel incident…

Malgré tous ses efforts pour garder ses pensées pour elle, ses oreilles s’abaissèrent sur les côtés. Falone se détourna, l’air accablé, convaincue d’avoir peiné sa fille.

— D’accord, lâcha soudain Fiaradrid.

Si elle enfonçait un chapeau sur son crâne, les Duralfois ne verraient pas ses oreilles, et une coupe résoudrait le problème de ses cheveux. Restait la question de ses canines et de ses pupilles. Les premières étaient pointues comme les crocs d’un loup, et les secondes changeaient de forme selon la luminosité, à la façon des chats.

L’obscurité protégeait, la rendait presque normale. La lumière, elle, trahissait immanquablement sa nature.

Fiaradrid se sentait quand même très nerveuse. Elle craignait que Duralf ait déjà entendu parler de la fille aux oreilles de chat qui s’attaquait aux enfants, cependant elle craignait encore plus la déception de sa mère. Avec un peu de chance, on lui jetterait juste des regards en coin pour essayer d’apercevoir une mèche de ses cheveux aux longueurs perle et aux pointes gris-bleu, voire une plume de ses oreilles. Et on la laisserait tranquille, des fois que les rumeurs seraient fondées, après tout.

— Quand partons-nous ? s’enquit-elle en feignant la bonne humeur.

— Je voudrais y arriver avant la nuit, déclara Falone, le visage éclairé d’un sourire soulagé. Rassemble quelques affaires si nous devons y rester un jour ou deux, nous nous mettrons en route dès que tu seras prête, d’accord ? Je m’occupe de prendre le nécessaire.

La jeune fille acquiesça en silence, avant de se précipiter vers la chaumière avant que sa mère ne surprenne ses larmes naissantes.

À peine le seuil franchi qu’un éclair blanc se précipitait sur elle dans un concert de grondements joyeux, manquant la faire tomber. Fiaradrid repoussa l’assaut de Kéza, le chien-loup de sa mère, puis se dirigea vers les escaliers qui montaient à l’étage. Elle sentait le regard ambré de la bête braqué sur son dos. À son grand soulagement, Kéza s’abstint de la suivre pendant qu’elle gravissait les marches quatre à quatre pour rejoindre sa chambre. Les chiens la rendaient nerveuse.

Fiaradrid longea le couloir, ses pieds nus glissant sur le parquet, et poussa la porte de la deuxième et dernière pièce sur sa droite.

Elle fut accueillie par des poupées de chiffon aux couleurs passées, de grossières figurines animales sculptées dans le bois par son père, des vêtements défraîchis répandus sur le sol. Figée à l’entrée, elle balayait la chambre d’un regard brouillé, le souffle court, submergée par la chaleur que renvoyaient ces objets tellement familiers qu’elle ne les remarquait même plus. Elle aurait aimé se rouler en boule dans un coin jusqu’à ce que des oreilles de lynx poussent sur le crâne du reste du monde.

Seule ombre au tableau, ses livres tombés au sol, leurs pages atrocement cornées. Fiaradrid grimaça. Si l’état de sa chambre l’indifférait, il n’en allait pas de même pour tous ces précieux ouvrages.

La coupable, Sruinah, paressait au milieu des draps éparpillés sur le lit. La vieille chatte rousse, étalée de tout son long, ne frémit même pas sous son regard courroucé. Son unique amie se contenta d’étirer ses pattes et de bailler ostensiblement. La jeune fille soupira, incapable de lui en vouloir, et s’attela à remettre ses livres en ordre.

Cercle de la Nature : les Deyras ; Contes et légendes de Firtéméas ; Aysuldeyras, les Esprits Supérieurs : mythe ou réalité ? ; Ysdréona et Esdayron – Les Jumeaux maudits des Asulras. Que des œuvres sur les esprits, bien qu’elle n’ait jamais cru en leur existence. Les lire lui donnait un peu l’impression d’entrer dans l’esprit des gens. Maintenant, elle comprenait un peu mieux ce que ces croyances leur apportaient. Pouvoir accuser quelqu’un d’autre de ses propres crimes et faiblesses, voilà qui devait s’avérer tentant et expliquait ainsi l’origine d’Esdayron, les Ténèbres. Quant à Ysdréona, son pendant lumineux… il fallait bien encourager les bonnes actions.

Il y avait bien quelques idioties – aucun prénom ne pouvait contenir de y, marque des Aysuldeyras – mais dans l’ensemble, les esprits permettaient d’expliquer les mystères du monde et de l’âme.

Il ne restait à présent plus qu’un livre à ranger, sobrement intitulé Eydressel, du nom du premier des Esprits supérieurs, maître de la vie et de la mort. Oui, celui-ci aussi, elle comprenait. On disait que les Corbeaux naissaient de ses plumes et qu’ils venaient chercher l’âme des défunts pour les transporter dans l’après-vie afin qu’elles y coulent des jours heureux, ignorant tout de la peur et des souffrances. Ah ! Comme elle aimerait y croire, elle aussi !

Seulement, ces mythes servaient trop souvent de prétextes aux pires inepties. Sruinah était-là pour en témoigner… Malgré la pénombre dans laquelle la pièce était plongée, la chatte n’aurait quitté la protection de la forêt pour rien au monde.

On l’avait harcelée, battue et torturée jusqu’à la laisser pour morte. Falone avait toujours refusé à Fiaradrid la compagnie des chats, car on considérait ces derniers comme les créatures favorites de l’Esprit des ténèbres. Néanmoins, cette démonstration de pure cruauté avait eu raison des réserves de la sorcière, qui avait accepté qu’elle recueille le pauvre animal. Heureusement que la couleur de Sruinah rappelait l’or d’Ysdréona. Serait-elle née avec une fourrure grise qu’elle n’aurait pas eu la moindre chance.

En attendant, il lui manquait un bout de son oreille droite et la moitié de sa queue. Sa mère lui avait assuré qu’elle ne marcherait plus jamais, à cause de son bassin brisé, mais le félin avait eu tôt fait de leur prouver le contraire. De même, ses mâchoires s’étaient rétablies en un temps qui relevait du miracle.

Compte tenu de ses blessures, Sruinah n’aurait pas dû survivre. Pas plus que tous les animaux que Fiaradrid avait sauvé au fil des ans. Si elle avait maîtrisé ses pouvoirs à l’époque, elle aurait sans doute pu guérir les brûlures de ces enfants. Maintenant, il était trop tard.

Fiaradrid contempla tendrement son amie à fourrure jusqu’à ce que sa respiration se calque sur la sienne, lente et tranquille. Même assoupie et immobile, Sruinah parvenait sans peine à atténuer son angoisse. Encore une autre de ces idioties, l’importance que l’on accordait aux animaux et aux couleurs censés symboliser les Esprits. Si sa propre apparence n’avait pas autant évoqué un chat, peut-être l’aurait-on considérée avec un peu plus de compassion.

Fiaradrid remercia Sruinah d’une caresse, son ressentiment complètement oublié. Il était grand temps de se préparer, à présent.

Elle récupéra quelques vêtements sur le sol et les fourra dans un sac. L’angoisse la saisit de nouveau tandis qu’elle se révélait incapable de mettre la main sur un chapeau. Alors qu’elle fouillait frénétiquement la pièce, ses yeux accrochèrent son reflet dans le miroir. Elle avait presque oublié ce problème.

Elle interrompit donc ses recherches et saisit les ciseaux sur la coiffeuse. Les lames grincèrent et des mèches bleu-gris ruisselèrent sur ses bras et son dos, jusqu’au sol. Ses cheveux ôtés d’un tiers de leur longueur étaient à présent entièrement blancs. Ses pointes retrouveraient leur couleur initiale en quelques jours, mais au moins les habitants de Duralf ne les verraient pas.

Dans un état second, elle porta alors les ciseaux près de ses oreilles.

Et si ces adolescents avaient eu raison, autrefois ? Et si ces appendices félins la marquaient en effet comme une servante des Ténèbres, à l’instar des chats ? Son dédain pour les superstitions n’était peut-être que le déni de sa propre nature. Après tout, son pouvoir avait failli tuer des enfants, sans parler de sa mère.

Fiaradrid ouvrit les lames, avant de les refermer dans un claquement sec. Elle serra les dents. Non ! tout ceci était absurde !

Son pouvoir apportait la destruction, certes… mais aussi la guérison. Sruinah aurait dû mourir dès le premier jour, après tout. Quelle importance alors de savoir à quoi elle devait ses facultés ?

Fiaradrid referma les ciseaux dans un claquement sec et les reposa sur la coiffeuse. Où était donc ce fichu chapeau ?

Un bruit au rez-de-chaussée la fit sursauter, bientôt suivi d’aboiements.

— Fiaradrid ! Viens m’aider !

Ses oreilles de chat pivotèrent au son angoissé de la voix. Fiaradrid glissa sur un corsage abandonné et trébucha sur le lit. Sruinah, réveillée par la secousse, protesta avec véhémence. Elle l’ignora, se releva tant bien que mal et se précipita dans les escaliers.

En bas, des taches brillaient sur le parquet, traçant un chemin vermeil qui trouvait sa source devant la porte grande ouverte. La gorge serrée, elle le suivit jusqu’à la pièce principale.

Reghian, son père, était affalé dans son fauteuil au cuir élimé. Ses mains tremblaient sur les accoudoirs, du sang séché maculait ses doigts. De vilaines plaies se devinaient sous son pantalon déchiré.

Iline fusa sur Fiaradrid pour hurler sa panique à son oreille. Attiré par le bruit, Merual, le dlizagon de son père, débarqua joyeusement dans la pièce, impatient de leur montrer le cadavre de mulot qu’il tenait dans son museau étroit. Les iris du lézard passèrent du bleu au gris de l’inquiétude, puis il se posa sur les genoux de son maître afin de lui proposer sa prise.

— Kéza, vire-les ! Fiaradrid, comprime les plaies ! s’écria la sorcière d’un ton sec. Je dois préparer un cataplasme. Dépêche-toi !

Le ton de sa mère la ramena à la réalité. Elle prit un linge propre et entreprit de comprimer la plaie en attendant le retour de la guérisseuse.

L’esprit embrumé par le calme soudain, elle s’interrogea sur les véritables motivations de sa mère. Elle considérait son don de guérison avec la même méfiance que ses flammes, mais peut-être…

Je pourrais le soigner.

Mais si c’étaient des flammes qui sortaient ?

Pourquoi crois-tu que ta mère t’ait demandé de l’accompagner à Duralf ? Elle sait qu’elle ne pourra pas soigner l’enfant, elle sait que toi seule peut le sauver…

— Non, tu sais ce que ta mère et moi pensons de ton... talent, objecta vivement Reghian, comme s’il avait lu dans son esprit. Tant qu’on ignore ce qu’il en est, il ne me semble pas prudent de l’utiliser. Ne t’en fais pas, j’irai mieux dans quelques jours, ce n’est pas aussi grave que ça en a l’air... Fiaradrid baissa la tête. Il avait raison, évidemment. Qu’est-ce qui lui avait pris d’envisager une telle folie ?

— Que s’est-il passé ? s’enquit-elle, sans oser affronter son regard.

— Un loup. J’imagine que son petit était dans le coin. Manqué de prudence... J’aurais dû prendre Kéza avec moi, ou au moins Merual. Il aurait pu vous avertir.

Fiaradrid releva la tête sous le coup de la surprise. Étrange... Les prédateurs ne s’aventuraient jamais aussi près de la maison.

Son père dut deviner ses pensées, car il ajouta :

— J’ai pas mal marché, depuis ce matin. Je voulais rendre visite à une vieille connaissance. Prendre un peu de ses nouvelles. S’il lui arrivait quelque chose, son corps aurait déjà disparu dans l’estomac d’un ours avant que quiconque s’en aperçoive. Il faut bien que quelqu’un se préoccupe de lui.

Elle acquiesça en silence. Quelques sorciers vivaient dans des cabanes dans les bois, et la plupart étaient des excentriques solitaires qui sentaient le bouc. Ceux-là l’avaient dévisagée d’un air bizarre, cependant ils ne l’avaient jamais ennuyée.

— J’ai accepté d’accompagner maman à Duralf, lâcha-t-elle avec défi.

Reghian hocha la tête avec fierté et lui ébouriffa les cheveux avec tendresse, aplatissant les grandes oreilles sur son crâne.

Ils n’échangèrent plus un mot jusqu’au retour de la guérisseuse, Fiaradrid toute concentrée sur sa tâche.

Falone demanda à la jeune fille de s’écarter, puis elle appliqua sur la jambe du blessé un emplâtre épais dont l’écœurante odeur de moisissure atténuait un peu les relents métalliques du sang. À en juger par la grimace de Reghian, le contact ne semblait guère agréable. Fiaradrid se réfugia dans un coin de la pièce, saisie d’un haut-le-cœur à cause de la puanteur.

— Chérie, tu devrais aller te rafraîchir et te changer, avant de partir.

Fiaradrid perçut la question dans les paroles de sa mère, mais le courage lui manqua pour répondre par l’affirmative.

— Je survivrai sans mal pendant deux jours, décréta son père d’une voix douce. Duralf peut-être pas. Ils ont besoin de vous. J’ai bien réussi à revenir par mes propres moyens ! Je te le répète, ne t’en fais surtout pas pour moi, ça va déjà mieux. Le pire qui puisse m’arriver, c’est de faire brûler la chaumière en tentant de me préparer à manger.

Il éclata de rire, sous le regard rien moins qu’amusé de son épouse.

C’est qu’il s’avérait effectivement susceptible de mettre le feu.


Texte publié par Symphonie, 22 avril 2020 à 15h27
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