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Prologue – Providence

— Liésa ! T’es pas encore prête ? Je veux pas rater la fête à cause de toi !

Liésa tira la langue à son frère adossé au chambranle, avant de pivoter gracieusement face au miroir en pied. Une merveille, au cadre doré serti de minuscules sequins brillants. Les créations des maîtres-orfèvres de Kern s’arrachaient à prix d’or jusque dans les plus grandes cités de l’Aïtas Iras.

La sorcière de treize ans trépignait de commencer enfin son apprentissage, mais certainement pas dans l’orfèvrerie. Elle rêvait de devenir une invocatrice aussi puissante que sa mère, et elle devrait donc quitter sa famille l’heure venue pour entreprendre son propre voyage autour du monde. Quand elle reviendrait à la maison, Liésa comptait bien la surprendre !

Malheureusement, les maîtres prenaient rarement leurs disciples aussi jeunes. Elle enviait bien souvent son frère, qui apprenait l’alchimie depuis déjà deux ans, pourtant ce jour-là, elle était bien contente de ne pas avoir été encore choisie.

Une Sentinelle à Kern ! Un tel honneur ne survenait qu’une fois dans toute une vie ! Elle gloussa en imaginant la réaction de leur mère quand elle reviendrait de son expédition la semaine suivante. Leur invité ne l’attendrait pas.

La jeune sorcière avait revêtu sa plus belle robe pour l’occasion, ce qui n’empêchait pas son reflet de lui renvoyer une moue sceptique. Ce rouge n’était-il pas trop flamboyant ? Ces volants trop vulgaires ? Avait-elle encore le temps de se couper les cheveux pour une coiffure plus élégante ? Et puis elle était bien trop maigre, le tissu ne tombait pas comme il fallait !

Dehors, le ciel commençait à se voiler. Liésa claqua la langue, agacée par le manque de lumière. Elle appela trois lucioles qui se mirent à danser en cercle au-dessus de sa tête. Les minuscules créatures flamboyantes l’emplissaient de fierté et elle avait hâte d’en susciter de plus puissantes. En théorie, la pratique des invocations n’était pas permise en dehors d’un apprentissage, mais les adultes fermaient les yeux quand il s’agissait d’esprits aussi insignifiants.

Liésa s’approcha au plus près du miroir, inclinant la tête afin que la lumière l’éclaire sous différents angles. Dommage que ses facultés ne lui permettent pas de s’embellir... Mais il y avait peut-être un autre moyen.

— Tu crois que maman me laisserait emprunter ses poudres ? Je sais que d’habitude, elle...

— Liésa ! aboya Aloïs.

— Quoi ?

Elle chassa ses lucioles d’un geste de la main et soupira devant l’allure négligée de son frère. Son aîné de quatre ans n’avait pas jugé utile de consacrer le moindre effort à son apparence. Ses cheveux blonds, plus foncés que les siens, s’éparpillaient dans tous les sens, emmêlés et recouverts d’une poudre blanche qui ressemblait à de la craie. Pire encore, il portait toujours sa tenue de travail, avec son tablier grêlé de brûlures et de trous rongés par l’acide, ainsi que sa besace élimée remplie de substances plus corrosives les unes que les autres. Liésa n’aurait pas été étonnée qu’elle contienne un ou deux poisons.

— Écoute, reprit Aloïs avec une feinte patience, papa est déjà là-bas. Si dans cinq minutes tu n’es toujours pas prête, je pars sans toi. C’est peut-être la première et dernière fois de notre vie que...

— Justement ! explosa Liésa, tout en relevant sa crinière en une épaisse queue de cheval. En plus, il paraît que les Sentinelles n’apprécient pas trop les sorciers, c’est d’autant plus important de leur faire une bonne impression !

Aloïs soupira avant de prendre sa sœur dans ses bras. Liésa le repoussa, énervée.

— Qu’est-ce que tu espères, au juste, à t’accoutrer comme ça ? Tu crois vraiment qu’ils s’intéressent aux vêtements qu’on porte ? Je te parie qu’il va juste nous ignorer, ou bien nous regarder d’un air...

— Je suis sûre que tu te trompes ! se récria Liésa, les poings serrés sur ses cheveux. Ils protègent le monde, alors ils sont forcément gentils !

Son frère haussa les épaules.

— Et en admettant que tu aies raison ? C’est un roi, quand même !

Liésa hoqueta de surprise, de façon fort peu féminine. Ses mèches blondes retombèrent en vagues le long de son dos.

— Un roi ? Tu dis n’importe quoi !

Un sourire rusé éclaira le visage d’Aloïs.

— J’ai entendu le maire. La Sentinelle qui a sauvé le village n’est nul autre que le roi Ailuran en personne. Qu’est-ce que tu dis de ça ? Certains prétendent aussi qu’il est venu avec ses trois enfants. Tu imagines, s’ils partaient pendant que tu es encore en train de te farder les yeux ?

La jeune sorcière se plaça de nouveau face au miroir pour reprendre son inspection, les lèvres pincées. Elle devait bien l’admettre, son frère n’avait pas tout à fait tort. Les Sentinelles préféraient la discrétion, il y avait fort à parier qu’elles s’envoleraient dès que l’occasion se présenterait.

— Tu crois qu’il ressemble à quoi ? lâcha-t-elle, recouvrant le miroir d’un drap pour se soustraire à la tentation.

— Le seigneur Ailuran ? À un dragon.

Sans réfléchir, elle frappa Aloïs à l’épaule. Comment osait-il se montrer aussi insultant envers leur sauveur ? Sans lui, les elfes auraient massacré les habitants de Kern jusqu’au dernier ! Son intervention providentielle tenait du miracle.

— Non, mais ça va pas ?

— Tu es vraiment odieux quand tu t’y mets ! cracha-t-elle entre ses dents. Les Sentinelles ne servent pas les Ténèbres !

— Et les comparer à des chats, ça revient à quoi ? répliqua Aloïs d’un ton vexé. Et puis, il a tué les elfes avec des flammes. Si c’est pas une preuve...

Liésa, à la recherche de son sac, se mit à rire.

— Comme si tu avais vu quoi que ce soit. Tu te terrais au sous-sol avec le reste de ta guilde. Qui a bien pu te raconter de telles bêtises ?

Où avait-elle donc pu ranger son cahier et ses crayons ? Elle comptait bien esquisser quelques croquis du roi et de sa famille pour les montrer à sa mère.

— C’est Ol...

— Des loups ! s’écria-t-elle, triomphante, son matériel à la main. Ils doivent ressembler à des loups. De toute façon, on va pouvoir en juger par nous-mêmes. Je te parie un mois de corvées.

— Vendu !

Aloïs attrapa sa sœur par le bras et ils sortirent enfin de la maison, sous la lumière déclinante de cette fin de journée d’été. La clameur des rires, des tambours et des flûtes lui blessait presque les oreilles.

— Observe bien ce spectacle, cria Aloïs pour couvrir la musique, le regard tourné vers le ciel. Tu sais ce qu’on raconte, à propos d’Abréline, la reine des Sentinelles ?

Liésa hocha la tête en silence, subjuguée.

— Une beauté sans pareille, avec des yeux de la couleur du crépuscule, d’un orange flamboyant mêlé d’or. Tous ceux qui l’ont rencontrée ne peuvent plus contempler un coucher de soleil sans pleurer à son souvenir. J’aimerais bien la rencontrer aussi.

L’alchimiste acquiesça, avant de jurer à voix basse. Une foule compacte bloquait les rues, la population de Kern grossie par tous les étrangers venus pour l’occasion, rendant difficile l’accès à la place centrale. Liésa commençait à regretter le temps passé devant son miroir.

— Ne t’inquiète pas, j’ai une idée.

Aloïs n’était pas un invocateur très doué, il n’en suscita pas moins un minuscule esprit informe de la taille d’une souris. L’adolescente fronça le nez, dégoûtée par la puanteur qu’il dégageait. Si les esprits existaient tous pour protéger quelque chose, elle se demandait à quoi pouvait bien servir celui-ci. Elle considéra son aîné avec mépris. Au moins, elle, elle avait une volonté suffisamment forte pour que ses lucioles apparaissent bien formées. La chose ne recevait pas assez d’énergie de la part de son maître pour réussir à ressembler à quoi que ce soit.

— Tu n’es pas sérieux ?

— L’odeur disparaîtra dès que je vais le révoquer. On ne saura même pas que c’est nous.

— J’espère bien, je ne veux pas qu’on sache que mon frère n’est pas capable de donner une forme à un esprit aussi faible…

Étrangement, le plan d’Aloïs se déroula sans accroc. Les sorciers s’écartaient de l’esprit quand il se faufilait entre leurs pieds, et les deux adolescents en profitèrent pour progresser jusqu’à la place centrale.

— Où est papa ?

Aloïs fit un geste vague en direction de la foule.

— Quelque part là-dedans. Si tu n’avais pas autant traîné, on aurait pu essayer de le retrouver, mais…

— C’est bon, laisse-tomber !

Liésa sautillait régulièrement pour essayer d’apercevoir la Sentinelle, mais elle ne releva aucune trace de chat géant, de loup, ni même de dragon. Et si le roi avait déjà quitté Kern ? Oh ! Aloïs avait raison. Elle s’en voulait tellement !

Une fois arrivés à destination, ils trouvèrent la place proprement dite curieusement vide, alors qu’ils avaient pensé y trouver l’épicentre des festivités compte tenu de tous les sorciers rassemblés là. Les gens formaient un large cercle autour de la fontaine centrale, gardant leurs distances, et observaient avec stupeur l’étrange trio qui s’était approprié l’édifice sacré.

Une adolescente à l’épaisse crinière écarlate siégeait au sommet de la statue, les jambes de part et d’autre du cou du Cygne de l’eau, se servant de ses ailes déployées comme d’un siège. Elle foudroyait l’assemblée d’un regard furibond, l’air de penser que c’était elle qui subissait un outrage.

Pire encore, un garçonnet et son animal de compagnie pataugeaient joyeusement dans le bassin destiné aux offrandes. La créature foncée était probablement une sorte de chiot, mais Liésa se révéla incapable d’en identifier la race.

Elle ne reconnaissait pas non plus les deux profanes bipèdes, mais avec les allées et venues de la journée, ce n’était pas très étonnant. Où étaient leurs parents ? Ne leur avaient-ils donc rien appris ? La fontaine sacrée n’était pas un terrain de jeu !

Liésa jeta un coup d’œil à son frère, inquiète de la façon dont il allait réagir. Malgré son statut d’alchimiste, et non d’invocateur, Aloïs estimait que respecter les Esprits supérieur constituait l’un des premiers devoirs des sorciers.

— Non, mais vous vous croyez où ? éclata-t-il en se dirigeant vers eux d’une démarche résolue. Et vous tous, vous ne pouviez pas réagir, au lieu de regarder comme des abrutis ?

Certains sorciers chuchotèrent entre eux, mais aucun n’esquissa le moindre geste pour appuyer leur jeune concitoyen. Insensible aux exclamations furieuses de la fille aux cheveux rouges, Aloïs attrapa le chiot sans ménagement et l’extirpa du bassin.

Interloqué, il faillit le lâcher.

Liésa, bouche bée, comprenait sans peine son étonnement. Des plumes bleu nuit recouvraient tout le corps de l’animal et deux petites ailes battaient sur son dos.

Il se mit alors à feuler à la façon d’un chat, oreilles aplaties vers l’arrière. L’alchimiste ignora ses vitupérations plus adorables qu’intimidantes et revint auprès de sa sœur. Il arborait un large sourire.

— Tu te rends compte ? lâcha-t-il, l’air béat. C’est un bébé Sentinelle !

Liésa cilla plusieurs fois, incapable de comprendre les mots de son frère. Cette petite chose, l’une des terribles Sentinelles protectrices de Firtéméas ? Hébétée, elle scruta les réactions de la foule. La majeure partie attendait que le sol les engloutisse en châtiment, les autres observaient avec envie. Voilà pourquoi ils s’étaient massés autour de la fontaine avant leur arrivée. Ils avaient déjà compris ce qu’ils avaient tardé à voir.

Les pensées de la jeune sorcière durent transparaître sur son visage, car il se mit à rire.

— Idiote ! Tu te rappelles, je t’ai parlé des enfants du seigneur Ailuran, ce doit être l’un d’entre eux. Touche ses plumes, on dit que ça porte bonheur.

— Je... Tu es fou ! se récria Liésa en rougissant violemment. Ce n’est pas très poli, si le roi en entend parler...

— Eh bien, Sa Majesté n’est pas là pour le moment, et aucun de ces pleutres ne prendra le risque de lui adresser la parole. Tous tes amis seront verts de jalousie quand tu vas leur raconter !

La jeune sorcière sourit en retour et approcha timidement sa main vers la créature.

— Hé ! Le gardez pas que pour vous !

Quelqu’un bouscula Liésa et, quand elle releva les yeux, Aloïs ne détenait plus la Sentinelle. Olram, fils du maire et apprenti orfèvre, la retenait à présent entre ses mains et étirait les ailes soyeuses pour en estimer l’envergure. Deux de ses amis effleuraient les plumes partout où ils pouvaient l’atteindre. La Sentinelle se tortillait pour tenter de les mordre de ses crocs effilés comme des aiguilles, sans parvenir à les atteindre.

— Attention, ne va pas lui faire mal, avec tes grosses pattes ! cracha Liésa.

Olram lui adressa un regard méprisant avant de revenir à son occupation.

— Je ne lui fais pas mal, je l’étudie. Et puis, Aloïs l’a dit lui-même, ça...

— Je vous conseille vivement de la laisser tranquille, déclara une voix féminine, aussi tranchante qu’une lame.

Les adolescents se tournèrent d’un même ensemble face la fontaine. Le garçon s’était réfugié derrière la statue, mais la jeune fille aux cheveux carmin se dressait désormais à moins d’un mètre. Personne ne l’avait entendue descendre de son piédestal et s’approcher du groupe.

Olram allait répliquer quand le visage de la fille se fendit d’un sourire, découvrant des crocs aiguisés semblables à ceux d’un fauve. Un grondement lugubre enfla alors dans sa poitrine. Liésa remarqua alors ses oreilles pointues implantées sur son crâne, comme celles d’un loup ou d’un chat.

Liésa se sentit bousculée de tous les côtés, si bien qu’elle perdit son précieux carnet à dessins. Seule la réaction instinctive d’Aloïs l’empêcha de tomber par terre. Tous deux se retrouvèrent isolés avec l’orfèvre, la petite Sentinelle toujours dans les bras, les deux amis d’Olram ayant eu la présence d’esprit de profiter du chaos pour s’enfuir. Le cercle de spectateurs s’était encore élargi. Ils patientaient, suffisamment loin pour ne pas être associés à leur crime, suffisamment près pour ne rien manquer à leur exécution. Ils étaient seuls.

Bientôt, un nouveau mouvement agita les villageois. Un individu se dirigeait vers eux d’un pas tranquille, le visage grave. Ses cheveux d’un gris métallique reflétaient les braseros, et ses yeux d’azur se fendaient d’une pupille verticale, élargie par la lumière déclinante. Ses oreilles pointues tournaient en tous sens, recouvertes de plumes grises. Elle savait les Sentinelles métamorphes, même si elle n’avait pas complètement réalisé ce que cela signifiait jusqu’à cet instant.

— Que se passe-t-il ? s’enquit Ailuran d’une voix douce qui tranchait avec la sévérité de ses traits.

Il avisa sa fille dans les bras de Olram et ses pupilles s’affinèrent jusqu’à presque disparaître. L’adolescente aux cheveux écarlate s’apprêta à parler, mais le roi l’arrêta d’un geste.

— Ialine, tais-toi. Je veux entendre ce qu’ils ont à dire.

Liésa jeta un coup d’œil anxieux vers la dénommée Ialine, une sueur glacée ruisselant le long de son dos. Celle-ci ne se souciait même plus d’eux. Elle dévisageait son père d’un air pensif, presque effrayé, ses oreilles plaquées sur son crâne.

— Eh bien... osa Aloïs pour rompre le silence. Nous ne cherchions pas à mal, je vous le promets ! C’est juste... Il paraît que ça porte bonheur de toucher les plumes d’une Sentinelle, alors... Nous n’avons pas pensé...

— Alors vous n’avez rien trouvé de mieux qu’ennuyer un nourrisson ?

— Nous sommes vraiment désolés…

— Silence ! rugit-il.

Il s’approcha d’eux et les jeunes sorciers se serrèrent instinctivement les uns contre les autres.

On n’avait pas retrouvé un seul elfe en entier après qu’il se soit occupé d’eux. Liésa frissonna. Elle allait mourir sans avoir revu sa mère, elle allait mourir pour…

Soudain, Ailuran chancela sur ses jambes et il ferma les paupières, le visage tiré. Un grondement de bête enragée emplissait l’air.

Quand il les rouvrit, ses yeux brûlaient désormais d’un feu d’argent.

Des sorciers entreprirent de se frayer un chemin dans la foule à coups de coudes ou d’esprits, cherchant à s’éloigner de la place. Liésa attrapa la manche de son frère.

— Quoi ? cracha-t-il à voix basse.

— Aloïs, je t’en prie, allons-nous-en.

— Arrête ça ! tonna Ailuran, les paralysant d’effroi.

Olram, tremblant de tous ses membres, saisit son courage à deux mains et se rapprocha jusqu’à la Sentinelle argentée. Il tendit les bras et lui présenta la petite créature qui se tortillait entre ses doigts.

— Je suis le fils du maire, mon Seigneur. J’implore votre pardon ! Croyez-moi, en aucun cas nous ne voulions...

D’un geste vif, Ailuran enfonça ses griffes dans le torse d’Olram.

L’apprenti orfèvre hoqueta, le visage déformé par la douleur, tandis qu’un filet de sang s’écoulait sur son menton. Le dos de sa chemise se teintait lentement de rouge.

Un hurlement s’échappa de la gorge de Liésa et elle porta les mains à ses lèvres pour l’étouffer. Les larmes coulaient sans retenue sur ses joues, le goût amer de la bile afflua sur sa langue. Le corps glissa à terre et la petite Sentinelle en profita pour s’enfuir.

— Qu’est-ce que tu as fait ? gronda Ailuran.

Au cri d’Ailuran, Aloïs attrapa la main de sa sœur et tenta de les éloigner. La foule compacte les empêchait de fuir, les Kernais proches de la place coincés par ceux qui ne voyaient rien du drame et poussaient donc dans l’autre sens. Des esprits mineurs voletaient au-dessus des têtes, envoyés comme informateurs par leurs propriétaires.

Pendant qu’Aloïs essayait de forcer ce mur vivant, Liésa se tourna vers la fontaine.

Un monstre entièrement recouvert de plumes argentées, de la taille d’un cheval, se dressait à la place d’Ailuran, ses pattes souillées par le sang d’Olram.

Liésa se réfugia dans les bras de son frère, tétanisée, incapable de se rappeler le nom d’un seul de ses familiers. De toute façon, qu’auraient donc pu faire ses pauvres lucioles ? Elle n’avait rien de la grande enchanteresse qu’elle imaginait dans ses rêves... Comme elle regrettait l’absence de sa mère, la plus puissante invocatrice de Kern !

— Oh ! par Eydressel ! jura quelqu’un derrière elle. Il va se faire tuer !

Liésa avisa un jeune garçon âgé de huit ou neuf ans, probablement bercé par toutes sortes de contes sur les Sentinelles depuis sa plus tendre enfance. Il avait récupéré la dernière-née d’Ailuran, qu’il tenait étroitement contre son torse. Il s’avançait à présent vers le monstre, déterminé à lui rendre sa fille pour apaiser sa fureur.

— Il faut faire quelque chose ! siffla Liésa, secouant le bras d’un Aloïs impuissant.

La Sentinelle contournait le gamin, un grondement sourd ronflant dans sa gorge. Le garçon tremblait, s’efforçait de ne pas bouger.

— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse, petite Qu’on attaque Sa Majesté ? Olram l’avait mérité, je pense que c’est ce jeune et courageux sorcier qui va tous nous...

D’un violent coup de patte, Ailuran projeta l’enfant sur le sol. Celui-ci hurla de douleur, replié sur lui-même pour paraître le plus petit possible. Quatre traînées sanguinolentes lui barraient le dos.

La créature ouvrit les mâchoires, dévoilant le brasier incandescent qui brûlait au fond de sa gorge.

Alors, les flammes jaillirent.

Un énorme chien de cendres se matérialisa au-dessus du garçon. L’esprit reçut l’attaque de plein fouet, mais il resta bien campé sur ses pattes pendant que sa peau charbonneuse absorbait l’ire du seigneur des Sentinelles.

Lorsque les flammes se dissipèrent, le molosse était toujours debout, ses prunelles rougeoyantes plantées dans celles de son ennemi. Ses paupières tombèrent, étouffant la fournaise de ses iris, et les cendres qui constituaient le corps du familier se dispersèrent dans le vent, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.

Liésa hoqueta, imitée par toute l’assemblée. Aussi puissantes soient-elles, les Sentinelles n’étaient pas supposées pouvoir tuer des esprits !

Comme s’ils avaient enfin reçu le signal qu’ils attendaient, une douzaine d’esprits s’élancèrent à l’assaut. Feux follets, salamandres, formes vaporeuses... Compte tenu de l’ennemi, les lucioles de Liésa n’auraient pas été plus ridicules que les autres. Ailuran les anéantirait d’un simple geste sans qu’ils puissent seulement l’approcher.

Et ensuite, ce serait leur tour.

Soudain, une énorme bête se dressa. Un Cerf-printemps dont les gigantesques rameaux se recouvraient de fleurs amarante et pourpre, sa longue queue de feuilles émeraude traînant derrière lui avec grâce, parcourue de papillons fantomatiques. La créature était si puissante que Liésa distinguait parfaitement les bourgeons dans sa fourrure.

Ailuran hurla, et d’un souffle glacé enferma les esprits dans des cercueils de givre. Le Cerf végétal y échappa d’un bond puissant qui le propulsa de l’autre côté de la fontaine. Des pétales se répandirent sur son sillage et des vignes crevèrent la terre au contact de ses sabots à trois doigts. L’Égide virevolta et chargea.

La Sentinelle saisit la créature à la gorge et le plaqua contre le sol, ses griffes enfoncées dans son encolure. Un sang jaunâtre, semblable à de la sève, s’écoula des plaies.

Une Hamadryade vint au secours de son camarade et s’abattit sur le dos d’Ailuran. Les andouillers du Cerf agonisant s’étirèrent, formant des lianes qui s’enroulèrent autour du cou et des mâchoires de la Sentinelle. Les troncs qui servaient de bras à la femme géante l’étreignirent tandis que de multiples branches jaillissaient de son corps végétal pour renforcer l’étau. Les deux Égides comptaient étouffer leur sauveur et bourreau.

Liésa lâcha une exclamation de joie. Pour la première fois depuis le début de cette tragédie, elle sut qu’ils s’en sortiraient. Elle fuirait le plus loin possible avec son frère et son père pour qu’on ne puisse jamais les associer au village, et ils rejoindraient leur mère en sécurité, ou qu’elle soit.

— Quel crime avons-nous commis pour inspirer une telle fureur ?

Les sorciers s’écartèrent au passage du maire encore dans ses vêtements d’apparat, le visage sillonné de larmes. Lui toujours si austère et impassible, le voilà qui pleurait ouvertement la mort de son fils et la trahison de ses plus profondes convictions. Voyant son propre père à ses côtés, Liésa soupira de soulagement.

— Nous avons tout fait pour vous remercier et vous plaire. À quoi bon nous protéger des elfes si pour nous tuer à la première occasion ? On m’a raconté ce que mon fils avait fait, et j’en endosse la responsabilité. Tuez-moi si cela peut soulager votre colère, mais je vous implore de cesser votre…

— Vous croyez-vous en position de vous plaindre, sorcier ? riposta la Sentinelle malgré ses mâchoires toujours bloquées. Oseriez-vous feindre d’ignorer votre crime ? Vous avez rompu vos promesses et l’avez laissée mourir ! Vous auriez vous-mêmes mérité la mort, mérité de subir la même malédiction que vos ancêtres ! Vous avez été épargnés, mais n’abusez pas de notre miséricorde.

Le maire cilla, surpris. De quoi parlait Ailuran ?

— Nous voudrions comprendre, nous vous l’assurons ! Mais nous n’avons pas...

— Vous la cachez parmi vous. Je la trouverai et je la tuerai, même si je dois abattre tous les habitants de ce village !

Les vrilles de l’Hamadryade se rompirent, carbonisés par la chaleur émise par Ailuran. Le Cerf peinait lui aussi de plus en plus à le retenir. Bientôt, la Sentinelle serait libre de continuer son massacre.

De sa main levée, le maire appela son esprit le plus puissant. Un renard géant, ses neuf queues déployées autour de lui telle une corolle. La colère gonflait sa crinière neigeuse.

Les babines d’Ailuran s’étirèrent en un sourire mauvais.

— Vous pensez-vous réellement capable de me tuer ? Sauriez-vous renoncer à vos croyances en un simple battement d’ailes ?

— Vous avez juré de nous protéger et vous avez rompu cette promesse. C’est vous qui nous avez trahis, profitant de notre aveuglement et de notre confiance en vous. Si Eydressel doit me punir pour avoir tué une Sentinelle, qu’il en soit ainsi.

Le maire ôta sa main. Le renard banda ses muscles, son pelage opalin se mit à briller. L’instant d’après, un déluge de flammes dorées s’abattait sur le trio.

La Sentinelle matérialisa un bouclier translucide autour de lui, le protégeant lui et les deux esprits qui le maintenait. Or, la créature du maire n’avait pas attendu sa réaction. Sitôt la barrière abaissée, il enfonça ses crocs incandescents dans la gorge d’Ailuran.

— Ils ne vont pas y arriver, chuchota Aloïs, le regard fixé sur le combat.

Liésa s’aperçut alors qu’il tenait un poignard dans sa main. La lame était poisseuse à cause du liquide visqueux qui en maculait la pointe. Son cœur battait tellement fort dans sa poitrine qu’elle dut résister à l’envie de s’accroupir, les yeux fermés et les mains sur les oreilles. Elle n’avait même pas la force d’essayer de rejoindre son père, tout ce qu’elle voulait, c’était se fondre dans le sol.

— Qu’est-ce que tu racontes ? articula-t-elle d’une voix faible.

— Il a tué le chien de cendres. Cela ne devrait pas être possible, et pourtant... Les invocateurs ne peuvent rien contre lui.

Il se tourna vers elle, un doux sourire sur ses lèvres. Liésa ne l’avait jamais vu arborer une telle expression. Ses larmes recommencèrent à couler.

— Pour une fois, c’est aux alchimistes de protéger le village. Quel que soit le résultat, je veux que tu me promettes une chose. D’accord ?

— Quoi ?

— Cours.

Une vague d’énergie jaillit d’Ailuran, engendrant un souffle qui fit vaciller l’assemblée. Le Cerf et l’Hamadryade se délitèrent. Le pelage du renard prit feu, l’esprit désormais incapable de contenir son brasier intérieur. Il glapit de douleur, cambré jusqu’au point de rupture. Les mâchoires de la Sentinelle claquèrent sur sa nuque, achevant son dernier adversaire.

Un torrent incendiaire fusa de sa gueule et balaya la foule. Les sorciers hurlaient, terrorisés, s’efforçaient de se frayer un chemin pour échapper à leur ancien bienfaiteur. Les cadavres pleuvaient. Brûlés vifs, mutilés, piétinés par leurs amis ou leur famille.

Liésa chancela et elle s’agenouilla, les paupières closes. On la bousculait de tous les côtés, on lui marchait dessus. Des flammes venaient mordre sa peau. Si elle essayait de se relever pour suivre le mouvement, elle serait broyée.

Elle tomba sur le ventre et rouvrit les yeux par réflexe. Aloïs se frayait un chemin entre les victimes, le regard fixé sur sa cible. Ailuran se dressait au-dessus du corps d’une femme à peine plus âgée qu’elle, une large plaie sur la tempe. Elle pleurait, l’implorait pour son pardon. Du sang lui tombait dans les yeux, mais la pauvre n’osait lever les mains pour les essuyer.

Les écailles dansèrent et lui ouvrirent la gorge.

Aloïs planta sa dague empoisonnée dans la cuisse du roi.

La créature virevolta et la cage thoracique de l’alchimiste craqua sous la puissance de son coup. Ailuran l’examina un moment, puis il approcha sa queue tout près du visage de sa proie.

Repoussant sa peur, Liésa se précipita dans leur direction.

La pointe se sépara en deux écailles, dépliant une épaisse membrane argentée. Elles se réunirent dans un claquement et plongèrent dans la gorge d’Aloïs.

La Sentinelle rouvrit son éventail.

La tête de son frère roula jusqu’aux pieds de Liésa. Épouvantée, elle perçut à peine le coup de griffes qui lui brisa le dos.

L’adolescente reprit connaissance une éternité plus tard. Malgré les flammes qui dévoraient le ciel d’un noir d’encre, la chaleur avait déserté son corps meurtri. Pire encore, elle ne sentait plus ses membres. La tête d’Aloïs la dévisageait, l’air désapprobateur. Elle voulut s’excuser, mais ses mots se noyèrent dans le flot de sang qui jaillit de sa bouche.

Elle n’avait pas mal, alors pourquoi ne pouvait-elle pas bouger ? Pourquoi avait-elle si froid ?

Pourquoi était-ce important, d’ailleurs ? Elle avait tellement de mal à réfléchir…

Liésa détourna les yeux pour éviter ceux de son frère. Deux Sentinelles se faisaient face devant la statue du Cygne, l’une d’un argent qui reflétait les flammes, et la seconde d’un blanc immaculé. Elle s’étouffa de rire. La scène évoquait une cérémonie de mariage !

Cette pensée en amenant une autre, elle réalisa que la blanche devait être Abréline, la compagne d’Ailuran. La plus belle de toutes. Elle sourit, reconnaissante d’avoir pu l’apercevoir avant de mourir. Elle n’avait, en vérité, qu’un seul regret... Pourquoi n’était-elle pas tombée plus près des deux créatures ? D’ici, elle ne pouvait pas voir les yeux cuivre et or de la reine.

Que n’aurait-elle donné, pour un dernier coucher de soleil...


Texte publié par Symphonie, 15 avril 2020 à 20h52
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