Tels des rapaces ils m'encerclaient, volant haut dans le ciel, et sous leur menaçant vol circulaire je devins proie. Subitement, dans une synchronisation parfaite, ils brisèrent leur formation et descendirent en piqué à une vitesse vertigineuse.
Mon cœur eut un soubresaut.
Lorsque la plus massive des bêtes se posa, la terre trembla.
Un mouvement inconscient de sa queue reptilienne déracina un arbre centenaire, produisant un vacarme assourdissant et face à son grondement guttural, la nature se tut, inquiète.
Redoutable d'apparence avec ses écailles acérées d'un bleu printanier, son long cou gracieux magnifié par une crinière soyeuse et ses quatre pattes surmontées de griffes impressionnantes, le drakhion tourna ses prunelles ambrées sur moi. Ses narines caverneuses frémirent alors qu'il laissa échapper ce qui ressemblait à un soupir.
Deux autres chocs murent le sol et je me retrouvais cernée de toutes parts, à portée de griffes, de crocs et de flammes. Entre ces trois animaux gigantesques, sous leur lourd regard empli de sagesse et de férocité, je commençais à comprendre mon insignifiance.
Malgré cela lorsqu'une aile cuivrée me frôla tendrement, je hoquetai un rire mouillé de larmes. Je me retournai pour mieux le voir, lui, le drakhion venu me visiter alors qu'il était à peine sortie de l’œuf, une éternité auparavant.
Je me retournai et me figeai de saisissement car il était magnifique. Ma vision était peut-être biaisée par notre passé commun mais pour moi il restait le plus beau d'entre tous. Ses écailles rutilaient d'or, de cuivre et de bronze et deux cornes épaisses paraient sa tête comme une couronne. Moins grand que son congénère mais plus robuste, plus trapu. Tout aussi intimidant.
Une ombre de sourire sur les lèvres, je m'approchai de lui. Il s'abaissa et quand son museau rencontra ma paume ce fut une évidence. Comme un fragment remit à sa place dans mon esprit et dans ma poitrine, enfin un sentiment d'appartenance. Il me remémorait ma maison, ma famille. Son haleine brûlante fit ondoyer quelques-unes de mes mèches blanches, il émit une espèce de gazouillis qui m'amusa extrêmement parce qu'il me traitait comme un petit de sa race.
Le dernier des trois drakhions, celui d'un gris hivernal, me renifla curieusement et quand il approcha d'un peu trop près sa dentition spectaculaire, le doré drapa une aile protectrice autour de moi et claqua ses mâchoires, chuintant furieusement.
- Shimushaï, laisse-le tranquille !
Je tressaillis en entendant cette voix masculine. C'était stupide de ma part mais l'idée ne m'avait jamais effleurée : que les drakhions possèdent des cavaliers. Pourtant, les voilà qui descendaient de leurs montures et qui s'avançaient vers moi, quatre humains. Angoissée, je reculai doucement pour rencontrer une masse imposante qui contenait un brasier.
Toutes mes inquiétudes devinrent muettes lorsque je croisais le regard de l'un d'entre eux, le cavalier de la bête derrière moi.
Le temps se figea.
Ma respiration s'altéra.
Les bruits s’effacèrent, pourtant jamais un silence ne m'avait apparu si assourdissant.
Mon esprit s'arrêta sur quelques détails le concernant : grand, jeune, mince, carré d'épaules et de mâchoires. Une peau claire lumineuse et des courts cheveux de soleil.
Oui, tous ces détails défilèrent rapidement dans mon esprit mais ce qui fit vaciller les fondements du monde, c'était le lien.
Semblable à celui qui me connectait à mes sœurs au firmament, mais différent.
Plus personnel, plus profond, plus viscéral.
Et il chantait ce lien, et il disait bonjour je te connais bonjour je te reconnais tu es enfin là je serai toujours là.
C'était intense mais doux et tendre mais féroce.
Je compris tout de suite, même si cela me jeta dans un océan de questions. Ne devait-il pas être un nourrisson ? Mais le doute n'avait pas sa place car c'était lui.
Lui, la raison de ma venue à Valandil.
Lui, la promesse faite à une femme oubliée et si précieuse.
Je couvris ma bouche à deux mains, j’espérais sans doute obstruer le cri primal qui tentait de m'échapper car ce fil invisible entre nous nous connectait et me susurrait que jamais plus je ne serais seule puisqu'il était là. Il me regarda intensément, immobile. Ses compagnons restèrent en retrait. Les drakhions s'agitèrent nerveusement.
Il leva sa main, paume vers moi, un geste d'apaisement sans doute mais inutile : j'étais terrifiée. Pas de lui, juste de cette chaîne entre nous deux qui me prenait au dépourvu et me submergeait.
Ce fut plus fort que moi, vraiment, je n'avais pas le choix. Je m'avançai à pas lents, mesurés. Un peu méfiante. Un peu farouche. Il ne bougea pas d'un muscle. Je m'arrêtai en face de lui, si proche que j'admirais les étoiles d'or dans ses prunelles brunes. Toujours aussi doucement, toujours aussi prudemment, je levai une main tremblante et la posai contre la sienne avec la délicatesse du murmure de la nuit. Le lien tinta de milles notes enchanteresses entre nous, et il vibrait bonjour te voilà tu me ressembles tu es morceau de moi.
Un son étrange s'échappa de mes lèvres, mélange entre plainte et soupir.
- Tu es là, chuchota t-il d'une voix enroué, tu es là et maintenant tout va rentrer dans l'ordre.
Et comme je n'étais plus une indigène solitaire dans un monde étrange, je jetai mes bras autour de lui et le serrai de toutes mes forces. Je basculai ma tête en arrière et éclatai d'un rire libérateur, envoyant mon triomphe à chacune des étoiles qui constituaient l'Univers.
Je sentais leurs regards scrutateurs détailler chaque parcelle de ma peau. Ils faisaient mine de rien, s'activaient à diverses taches mais ils m'observaient tous en coin. Je ne leur en tenais pas rigueur, pas vraiment ; je faisais exactement pareil.
Suite à notre embrassade, débordée d'émotions, je m'étais éloignée d'eux, de lui en particulier pour souffler un peu. C'était extrêmement déstabilisant cette impression de connaître quelqu'un, de désirer prendre soin de lui et de le protéger de tout danger alors qu'il était un inconnu.
Plus tôt, un drakhion avait minutieusement craché une étincelle sur un tas de bois, allumant aussitôt un feu qui me réchauffait petit à petit. Aussi, un des hommes m'avait offert en rougissant une grande capeline, et bien que je ne saisis pas l'origine de sa gêne, la chaleur du vêtement était un véritable soulagement.
Soudainement, le jeune homme aux yeux étoilés d'or s'approcha, abandonnant le repas qui mijotait sur le feu. Mon ventre gargouilla pitoyablement en guise de protestation. Il s'arrêta à quelques pas, je m'agitai nerveusement. Il se racla la gorge, le bruit inattendu me faisant sursauter.
- Je m'appelle Neven, dit-il en posant une main sur son torse.
Le langage humain était une splendeur. Je considérais les bruits de la nature comme une belle musique mais une voix, je le découvrais, était un instrument magnifique. Une simple phrase contenait modulations, intonations et tonalités, offrant texture et profondeur à quelques mots.
Un sourire éclot sur mes lèvres, j'inspirai profondément.
- Neven, exhalai-je dans un souffle.
Je répétai son nom tout bas, testant la mélodie des lettres et la tessiture de son prénom sur ma langue.
- Et toi, quel est ton nom ? me demanda t-il doucement.
Je dus y réfléchir, me perdis dans les méandres de ma mémoire, plongeant dans un bref souvenir...
Néant d'infinité où dansent mes sœurs-astres en harmonie.
Éclats chatoyants dans océan d'ombres.
Tendre caresse d'une étoile-jumelle.
Pulsation lumineuse.
Soen.
Un soupir tremblant m'échappa tandis que l'écho de mon prénom prenait de l'ampleur, jusqu’au moment où il fusionna avec mon essence profonde et devint part indivisible de mon être. Mes doigts formèrent un poing que je pressai à l'emplacement de mon cœur, sans doute pour l'empêcher de prendre son envol pour retrouver mes étoiles-jumelles qui me manquaient cruellement.
- Mon nom est Soen.
Son visage se fendit d'un sourire et ce dernier possédait la force d'un millier de soleils.
- Un plaisir de faire ta connaissance, Soen. Je t'attends depuis si longtemps…
Surprise par ses mots étranges je plaçais un peu plus de distance entre nous. Avait-il donc tellement souffert de mon absence, se languissant après moi comme je me languissais de lui encore quelques heures plus tôt ?
Un mouvement attira mon attention et je me raidis en voyant l'unique femme de leur troupe s'approcher. Il y avait quelque-chose dans sa façon de se déplacer qui me mis instantanément sur mes gardes, une espèce de grâce redoutable qui appartenait à un prédateur. J'entrevis le pommeau d'une dague dans sa botte, notai les cals sur ses mains et...
Je ravalai un hoquet de stupeur devant son visage. Son œil droit avait disparu, ne laissant derrière lui qu'un tissu de cicatrices tortueuses qui couraient jusqu'à sa mâchoire. C'était l’œuvre d'un travail acharné, haineux et complètement dément. Mon cœur se fissura pour elle alors qu'une vague d'admiration s'abattit sur moi car dans son unique œil nageait des souvenirs atroces dont elle était ressortie victorieuse.
Elle me gratifia d'un hochement de tête amical que j’interprétais comme une forme de salutation.
- Je suis Cyan, m'apprit-elle gentiment.
Se tournant sur elle-même, elle m'indiqua le dernier homme de leur groupe.
- Et voici Lazuli, mon frère jumeau.
Une douleur aiguë me transperça alors que je goûtai à l'acidité de la jalousie. Son frère était avec elle constamment lorsque mes jumelles se trouvaient tellement loin.
Leur lien de parenté était indéniable constatai-je quand il nous rejoignit. De petite taille, ils possédaient un identique teint cuivré et les même boucles brunes. Mais ce qui me frappa le plus, ce fut cette présence dangereuse qu'ils avaient en commun et qui me donnait envie de montrer les crocs afin de leur prouver la menace que je représentais également.
Lazuli me salua d'un amical signe de la main.
- Et pour finir, voici Elijah, conclut-elle en me désignant le colosse rougissant.
Il était le plus âgé de la troupe, son physique portait quelque marques du temps : des cheveux gris coupés courts et des fines lignes entouraient sa bouche et le coin de ses yeux. Son sourire fut large et découvrit toutes ses dents, me détendant légèrement. Il exsudait une gentillesse débonnaire qui m'attirait vers lui, comme un papillon fasciné par la lumière. J'aspirais tant à des amis, à une famille, à quelqu'un pour m'étreindre longuement.
- Enchanté de faire ta connaissance, Soen ! tonitrua t-il. Depuis le temps qu'on entend parler de toi !
Je pivotai vers Neven, demandant silencieusement des explications.
- Ma mère… sa voix s'éteignit alors qu'il se détournait de moi. Ma mère m'a laissé une lettre m'expliquant la demande qu'elle t'avait adressé peu avant ma naissance. Je sais depuis tout petit que tu l'avais exaucé puisque ton emplacement dans les cieux était vide même si nous ne savions pas où tu te trouvais. Enfin, jusqu'à une dizaine de jours de cela où l'entièreté du royaume a été témoin de ta Chute.
Il haussa les épaules, faisant comme si ces paroles ne l'impactaient pas mais ce lien entre nous ne lui permettait pas de me tromper.
- Ta mère… est morte ? m'enquis-je doucement.
Sa mâchoire se contracta en même temps que ses poings.
- Oui.
La douleur qui me transperça à son annonce me surprit. Il me semblait que mon essence se repliait sur elle-même pour éviter de donner au chagrin trop d'emprise. J'essuyai vivement une larme vagabonde, frustrée de ne faire que pleurer et ressentir une tristesse trop grande pour ma nouvelle enveloppe depuis mon arrivée ici.
- Je suis tellement désolée, dis-je m'approchant de lui avec l'intention de le toucher.
Il me devança et se se déroba à ma caresse. Ses prunelles rencontrèrent les miennes et elles brillaient d'une colère inattendue.
- Pourquoi seulement maintenant ? N'étais-tu pas censée veiller sur moi depuis ma plus tendre enfance ?
Je tressaillis face à sa soudaine animosité, prise de court et blessée par ses paroles injustes auxquelles je ne possédais pas de réponse.
- Neven, commença Cyan sur un ton de reproche.
- C'est Votre Altesse, la coupa t-il sèchement.
Je la vis ouvrir la bouche, craignis son retors, mais elle leva les bras au ciel rageusement et fis volte-face pour aller finir le repas. Je reculai d'un pas, de plus en plus angoissée et mal à l'aise. La tension ambiante me donnait envie de me gratter au sang, d'arracher cette colère visqueuse qui collait à mes pores. Espérant briser le conflit, je repris la parole en rassemblant mon courage :
- Je ne sais pas.
Il redirigea son attention vers moi et je pâlis.
- Pardon ?
- Je ne sais pas, répétai-je. Je ne m'en souviens plus, j'ai perdu mes souvenirs à cause du choc de ma Chute. Je te demande pardon de ne pas avoir été là lorsque tu avais besoin de moi.
Je mordis ma lèvre inférieure et sentis le désagréable goût métallique du sang se répandre sur ma langue. Il me scruta avec cette intensité qui semblait le caractériser puis son visage se ferma alors qu'il hochait la tête. Sans un mot, il tourna les talons et partit.
- Il faut lui pardonner, Neven est… Avec ses antécédents, il est complexe. Je veux dire que… Juste, ne lui en tient pas rigueur.
Sur ses paroles bredouillantes, Elijah alla retrouver les autres autour du feu tandis que je regardais mon protégé s'enfoncer dans la lisière sombre de la forêt.
Des nœuds plein la tête et le cœur, je m'entourais de mes bras, plus perdue et seule que jamais.
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