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L'esprit-papillon et le loup-tempête
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J'ai un loup dans mon corps.

Un loup noir, aux poils hérissés, tout maigre.

Constamment aux aguets et toujours hargneux, presque méchant.

Un véritable ouragan de colère, de méfiance et de peine.

C'est mon loup-tempête.

Il a la rage. J'ai la rage.

Je suis assise-là, sur une chaise inconfortable, dans un cercle d'adolescent « comme moi ». Des rebelles, des asociaux, des indigènes. En fait, juste des paumés dans un monde inhospitalier qui ne veut pas de loques pareilles. Des « jeunes à problèmes », comme on nous appelle.

Nous sommes tous réunis ici car on est censés nous aider, nous réformer, nous apposer un tuteur rigide afin que notre âme complètement fracassée se redresse et soit conforme aux normes de la société.

Dis-moi, comment tu redresses des morceaux brisés ?

Il ne faudrait pas déjà prendre le temps de nous recoller ?

Le loup grogne et tourne en rond, retenu prisonnier par ma cage thoracique.

Ce n'est pas la première fois que j'assiste à une des ces réunions, et ça ne sera sûrement pas la dernière. Pourtant, à chaque nouveau rassemblement, c'est comme si on versait du sel sur nos plaies béantes. Le loup se lèche encore et encore dans l’espoir de désinfecter et de cicatriser, mais sans succès. Et ces fichus rassemblements qui ne font que remuer le couteau dans la plaie.

J'ai compris, ils vont mal, je vais mal, on va tous mal, youpi. Franchement, à quoi ça sert tout ce cirque ?

Le loup en a marre, il ne supporte plus l'inaction et le flot de paroles, il veut sortir. Il s'élance, se jette sans relâche contre mes côtes dans l'espoir de briser sa cage, en vain.

Il y a une telle pression au niveau de mon sternum que j'ai l'impression d'être sur le point d'exploser.

C'est au tour d'un jeune homme de s'exprimer désormais, je l'ai déjà repéré plusieurs fois. Il a toujours les yeux perdus dans le vague, il est toujours distrait par quelque-chose que lui seul peut discerner. Il me fait penser à un papillon en plein vol, butinant de fleurs en fleurs. Sa concentration semble être aussi insouciante et éphémère qu'une de ces charmantes créatures.

A l'intérieur de moi, mon loup-tempête mord sauvagement mes entrailles et secoue sa tête dans l'objectif d'arracher, de déchiqueter cette prison pour enfin sortir et déverser sa haine et sa souffrance sur le monde.

Le jeune homme prend la parole et demande « on peut faire une pause ? », et l'adulte répond « oui ». Je me lève d'un bond et cours presque vers la sortie. Dehors l'orage se prépare, le tonnerre gronde, il pleut déjà. J'en fais fis et je sors, je m'assieds sur un vieux banc. Des mèches de cheveux fouettent violemment mon visage à cause du vent, ça fait du bien. La douleur signifie que je suis en vie, que je suis capable de ressentir autre-chose que cette rage dévorante et ce vide immense.

Soudain, je ne suis plus seule sur le banc. Le loup découvre ses crocs en guise d'avertissement. C'est le garçon grâce à qui j'ai pu m'enfuir, il regarde le ciel sombre. Je remarque que des gouttes de pluie s'accrochent sur ses cils injustement longs. Ses yeux d'un bleu délavé, un peu vacants, se fichent dans les miens et il me dit :

«  Il y a une bête à l'intérieur de toi et elle te dévore. »

Le loup se fige, le calme avant la tempête car tous ses muscles sont tendus à l'extrême, son sang chargé d'adrénaline.

Je lui répond avec un calme apparent « A l'intérieur de toi, il y a un papillon. Il ne se pose jamais, et il est toujours en train de voler, et ça t'épuise » .

Il rit, un rire aussi chargé d'eau que les nuages au-dessus de nous.

«  C'est vrai, j'ai un esprit-papillon qui s'égare constamment dans un monde trop grand. Le vent y souffle trop fort et j'ai souvent l'impression qu'il cherche à arracher mes ailes. Je suis en train de mourir lentement. »

Ses mains tremblent et je me demande si c'est de la pluie ou des larmes qui coulent sur ses joues.

«  J'ai peur tout le temps. Tout est trop dur, trop bruyant. J'aimerais arriver à voler tout seul mais ça me terrifie. »

Il se tait, et pour la première fois depuis une éternité, mon loup-tempête s'est assis, les oreilles dressées, attentif. Comme fasciné par la danse vagabonde d'un insecte ailé et coloré.

Je murmure doucement « Aujourd'hui, personne n'est capable d'apprécier la délicate beauté d'un papillon. C'est triste ». Ce n'est pas parce qu'on est différent, plus fragile que d'autre, que cela enlève à notre beauté intérieure. Je sais lorsqu'il comprend le sens de ma phrase maladroite car il lâche un sanglot rauque.

Il poursuit «  Mes parents m'encouragent à faire plus de choses, à voler indépendamment, mais ils ne comprennent pas que je vais me faire écraser dehors. Et plus ils touchent mes ailes pour les pousser à battre de leur propre gré, plus ils les abîment et je me retrouve cloué au sol. »

Le loup gémit doucement, peiné.

«  Mon esprit-papillon préfère voleter dans un champs de fleurs imaginaires plutôt que d'affronter la terrible réalité. C'est pour l'instant le seul moyen que j'ai trouvé pour survivre. Je ne sais pas comment le capturer gentiment pour le relâcher dans le vrai monde. Je n'en ai vraiment aucune idée. »

Moi aussi je ne sais pas comment permettre à mon loup formé de douleur, de rage et de haine de retrouver sa liberté.

«  Je crois que j'ai juste besoin de quelqu'un qui veille sur mon vol et qui, lorsque que j'en ai besoin, sois présent pour que je me pose sur lui, qu'il m'ancre dans la réalité et me protège de la tempête. »

Le tonnerre gronde et un éclair traverse le ciel. Je prends sa main et j'enroule fermement mes doigts autour des siens car désormais le vent souffle fort. Je souhaite que son esprit reste encore un peu concentré sur moi et que l'orage ne me l'arrache pas. Sur ses lèvres se dessine un sourire aussi magnifique et délicat qu'un papillon.

Mon loup ferme les paupières et pousse un long soupir.

«  Tu sais de quoi tu as besoin, toi ? De chanter, de crier, de hurler comme le fauve qui t'habite. »

Sur ces paroles, mon loup-tempête se redresse, plante durement ses griffes dans ma chair.

Le garçon se met debout et m'entraîne à sa suite. Face à face, les doigts entremêlés, trempés jusqu'aux os, nous nous regardons. Il lève la tête et pousse un cri étrange, une espèce de « awooou » complètement ridicule.

Il y a une sensation qui monte le long de mon œsophage, comme des bulles qui pétillent. J'ai envie de rire. A la place, j'inspire profondément et crie aux nuages.

AWOOOU !

Ce n'est pas très fort, un peu tremblant, absolument pas convaincu. Alors je recommence. Encore. Et encore. Et encore.

Jusqu'à ce que le loup se mette à courir, dépasse mes poumons, se fraie un chemin dans ma trachée, frôle mes dents, s'appuie sur ma langue et bondit dehors dans une explosion de bruit.

Je hurle à m'en déchirer les cordes vocales. C'est rauque, c'est dément. C'est colère brûlante et souffrance immense. C'est chagrin infini aussi. Une véritable complainte à l'écho sauvage qui s'envole vers les cieux et s'harmonise avec l'orage. L'espace d'un instant, mon loup-tempête ne fait qu'un avec les éléments déchaînés.

Deux bras délicats m'entourent, un peu comme deux ailes fragiles qui pourtant possèdent une force surprenante. Je me laisse aller dans l'étreinte, soudainement épuisée.

Je chuchote d'une voix cassée «  Tu connais la signification de l'effet papillon ? Un seul battement d'ailes capable de provoquer une tempête. Toi et moi. Ton esprit-papillon et mon loup-tempête. »

La pluie se calme doucement, les nuages s'évapore peu à peu, le soleil offre de timides rayons de soleil. Une douce odeur caresse mes narines, subtile et apaisante. Une odeur remplie de possibilités et d'espoir.

Il me répond «  C'est beau, n'est-ce pas ? Après la tempête, tout semble avoir été lavé, purgé. Neuf et pur. Un renouveau. »

Son emprise se resserre et je souris, émue aux larmes.

«  Merci, esprit-papillon, pour ton unique battement d'ailes. »

«  Merci, loup-tempête, pour tes doigts ancrés aux miens. »

Le loup est revenu. Je ne pense pas qu'il partira un jour.

Pourtant...

Il s'est endormi, lové autour de mon cœur qui bat la chamade, bien au chaud.

De quoi rêve-t-il ?

Qui sait... peut-être d'un délicat papillon.


Texte publié par Aileba, 9 avril 2020 à 15h28
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