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tome 1, Chapitre 1 tome 1, Chapitre 1

Clise ne se souvenait plus de l’âge de sa mort. Non pas qu’elle ait oublié la date en elle-même, simplement il lui était difficile de savoir en quelle année elle se trouvait. Rejet après rejet après rejet des vivants, on avait tendance à s’enfermer sur son immortalité et juste abandonner ce que l’on aimait autrefois. Pour elle, vivre après la mort n’était pas aussi excitant que ce que les pamphlets lui avaient fait croire. La plupart de ses jours se passaient à dormir. La plupart de ses nuits aussi pour être honnête. Manger, une fois par semaine, quand elle était jeune, mais après deux ou trois siècles, une fois tous les deux mois devenait amplement suffisant. Elle était très casanière. Lire dans un cercueil était son activité la plus excitante après fuir les chasseurs de vampire. Chasseurs qui, une fois tous les deux mois, se transformaient donc en casse-croûte. On était en droit de se demander s’ils ne le faisaient pas tous exprès pour les maintenir en vie ; continuer ainsi à brandir les non-morts comme des épouvantails sous le nez de la populace des vivants.

Cette nuit-là était une de ces nuits. Clise avait senti arriver son encas à des kilomètres de sa petite crypte de pierre. Elle en profita pour ranger un peu ses livres, histoire qu’ils ne soient pas endommagés pendant la bagarre, épousseter les toiles d’araignées pour qu’elles ne prennent pas feu, remettre de l’eau aux rats et changer ses chandelles,  rendre l’endroit un peu plus présentable (et facile à trouver pour les vivants). Ce n’était pas bien grand, mais très cosy et généralement baigné dans une obscurité rassurante. Que demander de plus ?

    Les chasseurs de vampires marchèrent armés jusqu’aux dents, probablement résolus à en finir avec cette épidémie satanique. C’était toujours comme ça. Ils arrivaient la bave aux lèvres, peu importait le degré de politesse avec lequel vous les accueilliez. Ceux-ci en revanche lui semblaient particulièrement culottés d’arriver en pleine nuit, au moment où ses pouvoirs étaient à leur pic. Un groupe expérimenté sait qu’un non-mort ne peut être tué qu’à la lumière du jour, avaient-ils réellement envie de mourir ?

    Elle les entendit pousser la dalle de l'entrée en même temps que gargouillait son ventre. Il était temps. La vampire se positionna dans leur angle mort, escaladant la paroi pour se jucher au-dessus de l’arche qui menait à son tombeau. Elle avait abandonné depuis longtemps l’idée de les attendre dans des poses dramatiques. Ce n’était pas vraiment son style. Elle savait que sa carrure impressionnante et son visage couvert des caractéristiques veines bleues suffisaient à pousser le plus féroce de ses opposants à réévaluer ses choix de vie. Et puis elle avait faim.

    L’avant-garde sortit du tunnel de pierre, torches à la main, cherchant le caveau du regard. L’odeur de leur sang était absolument fétide. Ils empestaient le mépris, la peur, le rance de leurs âmes. Clise devrait vraiment être plus tatillonne sur son alimentation, mais elle n’avait pas cœur à cela cette nuit. L’embuscade était prête. Elle se laissa tomber sur le chef de troupe, sa clavicule claquant sous ses pieds. Personne ne peut rester conscient après avoir reçu son poids sur la tête. La panique s’installa aussitôt dans les rangs et elle ne mit pas longtemps à mettre au sol tous ceux qui se tenaient sur sa route, avant de trouver le vivant qui la répugnait le moins et de le cravater avec son bras gauche.

       « Attendez ! » s’écria une voix parmi la cohorte. Tous s’écartèrent.

    « Vous faites erreur, Madame. Nous ne sommes pas ici pour vous renvoyer vers l’au-delà », annonça tout à coup un bonhomme dont l’accoutrement ressemblait plus à celui d’un héraut que d’un chasseur. « Nous sommes ici pour vous annoncer que Sa Majesté le Roy vous a offert sa grâce. »

    « Pour moi c’est du pareil au même », rétorqua-t-elle, tenant toujours son déjeuner fermement entre ses muscles.

    « Je veux dire, le Pardon de Sa Majesté. »

    Non, peu importait la façon dont Clise retournait la phrase dans sa tête, le pardon pour un vampire signifiait toujours la mort. Il continua :

    « Puis-je ? » dit-il en désignant un rouleau de parchemin qu’il tenait. « À moins bien sûr que vous ne préfériez dîner avant ?

    — Vous voulez me faire croire que vous allez me laisser tranquille comme ça, par pure bonté d’âme ?

    — Ah. »

    Entre deux couinements de la victime qui se débattait toujours, l’homme décacheta le rouleau et commença à lire d’une voix claire, quoi qu'un peu enrouée :

    « En ce jour du 2 octobre de l’an 1114 de notre Seigneur, Sa Majesté Edmond II déclare solennellement inviter chaque vampire de sa capitale à venir le rejoindre en signe d'apaisement. Celles et ceux qui le souhaitent pourront recevoir de sa main le pardon pour tous leurs péchés et offenses matérielles envers la couronne et ainsi devenir champions de Sa Majesté le Roy en ces temps troublés. L’escorte que voici sera garante de votre sécurité pour la durée de l'événement, et à votre service corps et âme. »

    Clise sentait sa mâchoire se décrocher mais n’avait pas tellement l’espace cérébral nécessaire pour y remédier. Elle commençait à douter de la logique de la situation. De tout temps, les humains ont chassé les vampires et les vampires mangé les humains, cela faisait partie de l'ordre du monde, pensait-elle. Évidemment, s’ils étaient arrivés là au beau milieu de la nuit, ils ne venaient peut-être pas pour la tuer…  Cela pouvait faire sens.

    « On me l’avait encore jamais faite celle-là. »

    C’était un piège. Cela ne pouvait être qu’un piège. On ne change pas des siècles de status quo sur un coup de tête. Puis ses yeux tombèrent sur le chasseur toujours prisonnier de son bras, qui observait la scène dans la détresse la plus absolue.

    « Si tout ceci n’est pas une ruse pour me faire sortir de mon trou, peut-être alors devrais-je tester votre sincérité. »

    Armée d’un regard redoutable, Clise sortit les crocs et s’abattit sur la carotide de son repas avec le doux craquement de sa peau qui cédait.

               

***

    On l'emmena dans ce qui ressemblait à un salon. Des bancs étaient alignés devant l’âtre flamboyant. Elle n’était plus habituée à des ambiances aussi chaudes après des lustres passés dans l'humidité et le noir. Une fois la porte refermée derrière elle, une courte silhouette se leva devant la cheminée. Elle ne voyait pas très clairement en contre-jour.

    « Bonsoir, dit Clise en s’avançant. Qu’est-ce que je fais là exactement ? »

    La silhouette inconnue se mit à bégayer. En s’approchant, Clise distingua une lèvre tremblante et deux yeux de faon abandonné et dont la mère avait probablement été tuée et dévorée. Surprise, il s’agissait en fait d’un autre non-mort, c'était clair à son odeur. Il faisant la moitié de sa taille, probablement assez jeune et probablement bien plus perdu qu’elle ne l’était. Son escorte, quelle qu’elle fût, l’avait certainement plus maltraité que la sienne. Il tentait vainement de lui répondre, mais tout ce qui sortait de sa bouche était une pâle imitation d'un poisson hors de l’eau.

    « Du calme, jeune homme. Je suis de la famille, tu n’as rien à craindre de moi. »

    Il continuait à bégayer.

    « Comment tu t’appelles ? »

    Il n’eut pas le temps de répondre que la porte s’ouvrit à nouveau. Ce ne fut pas tant une réponse à leurs questions qui arriva dans la lumière, qu’une avalanche de jurons plus imagés les uns que les autres. Deux gardes accompagnés de plusieurs autres chasseurs étaient en train de pousser vers eux une autre vampire dont le buste était entièrement pris dans les chaînes. Les hommes s’arrangèrent pour la bousculer dans la pièce avant de claquer et verrouiller la porte. Elle tituba avant de revenir en arrière et de mettre un grand coup de pied dans le battant.

    « Revenez ici espèces de lâches ! Sac-à-merdes ! »

    Elle essaya ensuite d’enfoncer la porte d'un coup d'épaule. Le bruit des chaînes créait un vacarme épouvantable.

    « On peut t’aider peut-être ? » demanda Clise.

    « Je vais les bouffer !

    — Pour moi non merci c’est déjà fait. En revanche je peux peut-être enlever ces chaînes ? »

    — Oh ?... Oh. Ooooooh. Alors oui je veux bien. »

    Clise s’approcha de la nouvelle venue, habillée de vert et bleu des pieds à la tête, un veston par dessus sa tunique à capuche et plusieurs fourreaux à dagues vides sur sa personne. Ses cheveux crépus s’étaient clairement emmêlés dans des feuilles mortes pendant la bagarre et elle portait quelques bijoux dorés sur sa peau brune.

    « Je m’appelle Clise, enchantée, je ne sais pas ce qu’il se passe ici mais j’imagine que nous le saurons bien assez tôt. »

    Elle se pencha vers elle et brisa les chaînes à main nue en quelques secondes, avant de secouer ses paumes pour diffuser la douleur. Les débris de métal tombèrent au sol avec grand bruit.

    « Ea, enchantée. Rappelle-moi de ne jamais te chercher de crasses, soeurette. Tu as une sacré poigne !

    — Oh j’ai beaucoup perdu. Je ne suis plus de ma première jeunesse. »

    Ea la fixait les yeux ronds. Clise était en train de réaliser qu’elle était non seulement la plus grande, mais aussi la plus vieille du groupe. Bon sang. La nouvelle venue profita de l’accalmie pour retirer les végétaux qui parsemaient sa personne. Elle portait deux tours d'oreille en or qui venaient sous ses yeux marrons et qui devaient servir à camoufler les veines bleues de ses joues en présence d'humains.

    « J’étais tranquillement en train de faire une balade au clair de lune quand cette bande de mangeurs de radis m’est tombée dessus. À VINGT. Ils m’ont lu mes droits et m’ont embarquée comme des malotrus. Sinon qui est le casse-croûte là ?”

    Elle pointait le jeune vampire hébété.

    « Je… Je ne suis pas un… Je m’appelle Richard.

    — Oh mon pauvre, déjà vieux alors que tu es jeune. Tes parents ne t’aimaient pas.”

    Le gamin blêmissait de seconde en seconde à tel point que Clise commençait à se sentir mal pour lui.

    « Peut-être que nous en prendre au plus jeune de la pièce ne nous avancera à rien… »

    Tous trois se dégagèrent tout à coup de la porte en entendant de lourds pas qui s’approchaient à bonne allure. Les battants s’ouvrirent à nouveau avec un bang et un cercueil, entier cette fois, fit irruption dans la pièce avant d’être abandonné nonchalamment sur le tapis. Une fois seuls, les trois vampires se regardèrent dans le blanc de l’oeil.

    « On l’ouvre, vous pensez ? » lança Ea

    « Ce n’est peut-être pas très poli. »

    Clise s’avança pour toquer aussi tranquillement que possible sur le couvercle vernis.

    « Bonsoir ? Il y a quelqu’un ? »

    On entendit un vague grognement à l'intérieur.

    « Ah. Nous allons ouvrir. Je crois que nous n’allons pas avoir le choix de toute façon. C’est bon pour vous ? »

    Pas de réponse.

    « Peut-être que la personne est blessée ? » s’enquit un Richard inquiet.

    « On va pas y passer des plombes, Clise tu prends l’autre côté ? »

    Les deux vampires soulevèrent le couvercle avant de le renverser sur le côté. Apparut alors une silhouette aux longs cheveux noirs et en robe de velours bordeaux, recroquevillée dans le satin et tenant contre elle une poupée de tissus tellement usée qu’elle aurait dut être jeté au moins un demi-siècle auparavant. Deux yeux bleus glacials dévisagèrent l’assistance avec sévérité, avant de disparaître à nouveau sous le drap écru en un grognement.

    « Pardon, mais ce n’est plus le lieu ni l’heure de dormir l’amie.

    — Oui, renchérit Ea, on va sans doute devoir se carapater avant l’aube pour ne pas y rester. »

    Pas de réponse. Le silence fut interrompu par un dernier groupe de chasseurs, tous ayant l'air encore plus exaspérés que les précédents. Ils escortaient un grand homme aux cheveux longs et aux yeux noirs, qui entra dans la pièce en titubant avant d'être abandonné à son propre sort avec les autres. Le nez de Clise se plissa. Oui, il sentait l’alcool, oui son visage était tout ce qu’il y avait de plus humain. Non, ce n’était pas ce qui la perturbait. De lui émanait une forte odeur de sang.

    Évidemment, tous les vampires sentaient le sang à plus ou moins grande échelle. Seulement lui sentait le bon sang, le sang sucré, plein de joie, plein d'expérience et dans des quantités bien supérieures à ce que son appétit devrait en théorie lui dicter, un fait que son penchant pour le vin avait du mal à dissimuler. Même si rien ne prouvait qu’il avait exécuté chacun de ses repas, le malaise s’installa instantanément au creux de son ventre. À sa gauche, le visage d’Ea s’était durci et un peu plus loin, Richard avait les yeux dilatés d’un chat prêt à bondir. Le nouvel arrivant les dévisagea, se retourna vers la porte close, puis les dévisagea encore un peu.

    « Plaît-il ? »

    Personne ne semblait disposé à lui répondre. Clise avait des cloches qui sonnaient dans sa tête, Ea semblait considérer l’idée de le jeter dans le feu, et le plus jeune… 

    « Ah!

    — Riri ! Comment vas-tu vieille branche! »

    Brisant son immobilité absolue, l’inconnu alla se jeter sur Richard les bras ouverts et l'enlaça tellement fort que ses pieds se décollèrent du plancher.

    Grâce à son ouïe très fine, développée au fil des siècles et de la solitude, Clise perçu des bribes de la messe basse qui se déroula entre les deux:

    « ... Si tu oses leur cracher le morceau à propos de… 

    — Quoi ? Mais chhhh, alors là…

    — Tu veux que je leur dise que tu as peur du noir ?

    — J’ai pas peur du…

    — Alors si et j’ai la preuve… »

    Clise décida que c'en était trop :

    « Dites, vous savez qu’on est juste là ?

    — Vous vous connaissez ? » grommela Ea.

    Les deux hommes se tinrent tout à coup côte à côte, droits comme des piquets. Le plus jeune était rouge comme un coq. Ils répondirent en même temps dans la plus grande confusion :

    « Oui !

    — Non ! C’est-à-dire oui… 

    — Je m’appelle Persiel, je suis une vieille connaissance de Riri…

    — Ça n’est pas mon nom.

    — Tu préfères Chacha ?

    — Je m’appelle Richard !

    — Richie donc.

    — Dieu du ciel, tais-toi.”

    Il y eut un nouveau grognement venant du cercueil. Elles avaient presque oublié la présence de la dormeuse. Comment pouvait-elle faire la sieste à un moment pareil ? C’était un mystère pour Clise. Ea perdait visiblement patience et marcha d’un bon pas vers elle.

    « J’en ai assez vu. Si vous voulez rester ici et vous faire brûler vif avec ces deux clowns c’est votre problème. Moi je m’en vais chercher une fenêtre et retourner dans ma caverne. »

    De son index, elle tâta la joue pâle au travers du drap.

    « Qu’est-ce que tu fais la Belle au Bois Dormant, tu restes ici ou tu t’en vas ? »

    Un nouveau grognement, à plus haut volume cette fois. Clise commençait à se demander si tout ceci n’était pas une vaste blague.

    « Elle te dit d’arrêter, interrompit Persiel. Et qu’elle s’appelle Sonja. »

    Ea se retourna, incrédule.

    « Et comment est-ce que tu as compris ça ?

    — J’ai pas compris, dit-il en pointant vers le sol, mais c’est écrit sur le cercueil. Sonja Laur Vint. »

    Toutes deux se retournèrent vers les petites lettres gravées dans le bois qui avaient été jusque là ignorées pour une raison inconnue. Ea secoua la tête d’un air outré probablement un peu trop dramatique pour être sincère.

    « Et en plus il parle à la place des femmes…

    — Hé, j’essaie juste d’aider, d’accord ?

    — Tu parles à mes nichons…

    — Non, TU parles à MES nichons…

    — Mais comment est-on sûr que c’est bien son cercueil ? » grommela la petite voix faiblarde de Richie.

    Il y eut un long silence. Quand tout à coup.

    « EEEEEEeerrrrr, vous êtes nuls !

    — Elle parle! s’exclama Persiel.

    — Regardez-moi ça, un mec à deux doigts d’inventer le partage des tâches. »

    Paradoxalement, seul Persiel trouva la blague drôle.

    « Bien », reprit Clise déterminée à reprendre la situation en main, « maintenant que les présentations sont finies, je vous propose de trouver un moyen… »

    La bande fut à nouveau interrompue, mais par la petite porte côtoyant la cheminée cette fois. Clise avait des velléités d'étrangler quelqu'un, n'importe qui ferait l'affaire. Une grande asperge aux cheveux roux s’avança dans la lumière, accompagnée par un vieil homme barbu en manteau de fourrure et une petite cohorte de gardes du corps.

    « Honorables vampires, commença l’asperge en question, nous vous remercions d’avoir accepté l’invitation…

    — Oh bah, une invitation aussi musclée ça ne se refuse pas voyons, coupa Ea. Nous sommes des honnêtes gens. La politesse, ça nous connaît. »

    Persiel tentait vaillamment de cacher son fou rire en se camouflant derrière Richard, qui le pauvre, ne comprenait plus rien à ce qui se passait. L’asperge toussota, armée d'un regard à la fois noir et supérieur. Clise l'aimait déjà beaucoup, n’est-ce pas.

    « Je comprends bien votre colère. Je vous prie de nous excuser mais la situation requiert… des mesures drastiques, dirons-nous. Sinon nous ne nous tournerions pas vers votre caste en brandissant l’idée d’une trêve. Je crains malheureusement que nous n’ayons pas le choix pour le moment. Laissez-moi donc vous présenter Sa Majesté le Roy Edmond II. »

    Le vieil homme hocha respectueusement la tête. Il avait l’air un peu endormi. On l'avait certainement traîné hors du lit si l'on en croyait l'état de ses cheveux et la marque de drap sur sa joue gauche. Une petite satisfaction.

    « Edmond ? coupa Persiel. Oula, vous vous êtes vraiment laissé aller, avec tous ces cheveux blancs et… cette grande barbe.

    — Cela s’appelle la vieillesse, Vampire, dit le Roy.

    —Vraiment ? Oh bordel ça me fait quel âge alors ? »

    Le Clerc lui lança un regard plus noir encore.

    « Tu peux parler. Désolée, mais tu n’es pas franchement un exemple de physique athlétique, répliqua Ea en lui tapant le ventre.

    — C'est très impoli ce que tu dis là et tu le sais ! Touche à nouveau ma magnifique brioche et je te bouffe la main.

    — Essaye, tu vas voir.

    — Attendez, coupa Clise dont les yeux s’écarquillèrent, vos envoyés ont dit qu’on était en 1114, c’est exact ? »

    Le Roy hocha la tête.

    « Ca veut dire... Ca veut dire que j’ai 628 ans. J'ai besoin de m'asseoir. »

    Elle était particulièrement choquée par son calcul. Où s'étaient donc enfuies toutes ces années ? Ea lâcha un petit sifflement appréciatif.

    « Je n’en ai que 300 et des brouettes, je m’incline.

    — 140 tout rond au printemps prochain, dit Persiel.

    — 95, » murmura Richard.

    Ea se retourna brusquement, les yeux exorbités.

    « Ah mais tu es un vampire toi ?

    — Eh bé b-ben oui….

    — Tu n’avais même pas remarqué ? dit Clise.

    — Non mais non, c’est pas possible là! Ce type il est tellement mort récemment qu’il respire encore! Je rigole pas, regardez-le! »

    Et c’était vrai. Le jeune vampire était visiblement haletant, son torse se levant à un rythme effréné, causé certainement par une nervosité excessive. Il était également pourpre jusqu’au bout des oreilles. Clise posa une main compatissante sur son épaule. Même si les non-morts n’avaient pas besoin de nourriture ou de respirer, le corps lui, pouvait conserver certaines de ses vieilles habitudes. À ses débuts, elle se souvenait de la peur qui lui tenaillait le ventre à chaque fois qu’elle se rendait compte que ses poumons étaient inactifs.

    « Ce n’est pas grave, moi-même j’ai eu du mal à lâcher prise. C’est normal, c’est un réflexe, ça passera d’ici quelques années.

    — Laissez-lui au moins deux siècles, » marmonna Persiel, qui pour le coup ne respirait pas, et n’avait probablement pas de coeur non plus. Enfin c’était l’opinion de Clise.

    « Peut-on revenir à ce qui nous préoccupe ? » interrompit le Clerc d’un ton patient.

    L’assemblée se calma, non sans bougonner. Le Roy avait pris place dans un fauteuil près du feu et invita les vampires à en faire de même. Il prit la parole d’un ton ferme mais d’une voix endommagée par les années:

    « Ah oui, je m’étais perdu dans votre fascinante discussion, dit-il en esquivant le regard de son Clerc. Notre affaire est des plus pénible. Vous avez sans doute entendu les rumeurs qui circulent à propos de terribles sacrifices de magie noire ayant eu cours ces dernières semaines dans toute la ville ? »

    Le silence gêné qui suivit l’informa de la négative.

    « Je vois que les affaires des pauvres mortels que nous sommes ne vous tracassent pas outre mesure. Jean-Charles s’il-vous-plaît ? »

    L’asperge s’appelait donc Jean-Charles. De mieux en mieux. Ce dernier acquiesça rapidement et alla toquer à la petite porte. Deux solides gardes entrèrent, portant à l’aide d’une épaisse corde une caisse en bois carrée d’un mètre cube environs. Ils déposèrent le colis devant les vampires et s’excusèrent. À l’intérieur, un corps.

    Enfin, un corps… Difficile de savoir ce qu'il en restait. Tordu, recroquevillé sur lui même dans des formes et des dimensions quasi-impossible, pas de coupure, pas de fracture, contorsionné comme une pâte à bretzel, couvert de marques de brûlures formant ce qui était certainement des sigils. L’ancienne magie des dragons, sans aucun doute. Et l’odeur ne trompait pas, il n’y avait plus une seule goûte de sang dans les veines de ce pauvre hère. Le coeur de Clise tomba dans ses chaussettes comme une pierre. Richie détourna  son regard et le visage d’Ea tomba presque instantanément.

    « Diable, maugréa Persiel, voilà un retournement de situation que je n’avais pas vu venir… J’imagine que ce n’est pas le seul cas, sinon il n’y aurait pas aaaAAAAAAAH ! »

    Le non-mort fit un bon si haut qu’il manqua d'atterrir sur les genoux de Richard.

    « Mais crevure d’où sors tu ? »

    Sonja, le visage à moitié caché derrière ses longs cheveux bruns, était assise à côté de lui sur le banc, son poupon sur les genoux. Elle releva un sourcil intrigué.

    « Tu es là depuis combien de temps ? couina-t-il.

    — Le début ?

    — Sans rire, est-ce qu’on peut l’enfermer quelque part pour pouvoir parler entre adultes s’il-vous-plaît ? »

    Clise, se sentant obligée de jouer les pacificatrices, leva les mains pour couper court à la énième tangente. La situation était peut-être sérieuse.

    « Entendu, je ne souhaiterais pas une mort pareille à mon pire ennemi, mais qu’est-ce que ça a à voir avec nous ?

    — Il s’agit du cinquième cas, répondit le Roy, il y en aura certainement d’autres et ces morts ont été causés par des vampires.

    — Avec des Sigils ?

    — Oui. Ce n’est pas quelque chose de commun, je vous l’accorde. Avez-vous entendu parlé de la communauté dite des Gardiens du Temps ? »

    Clise dû s’empêcher de rire… Avant de s’apercevoir qu’il était sérieux. Elle ne s’était jamais vraiment demandée si les “gardiens” en question pouvaient être réels ou non, elle ne les connaissait que par des on-dit. Et ce n'était pas très évident. Une Société Secrète de vampires ayant maîtrisé à la perfection l’art de la métamorphose au point de pouvoir infiltrer n’importe quelle instance, leurs seuls signes reconnaissable étant une marque bleue sur le poignet. Des foutaises. “Oulala, les non-mort sont parmi nous, qu’allons-nous devenir pauvres humains ?” D’abord s’ils voulaient infiltrer le monde entier quel était l’intérêt d’avoir une marque physique pouvant les faire repérer, on se le demandait bien… Ensuite il s'agissait du genre de balivernes que les complotistes adoraient agiter sous le nez des gens pour faire mettre à sac les caveaux des honnêtes vampires qui n’avaient, eux, rien demandé à personne. Clise ne put parler qu’avec une frustration bien palpable :

    « Qu’est-ce qui vous fait penser à ça si je puis me permettre ?

    — Nos érudits se sont penchés sur les archives et n’ont pu découvrir qu’un seul épisode similaire à celui-ci. Vingt meurtres atroces et qui ont été attribués aux Gardiens du Temps.

    — Attendez, interrompit Ea, vous voulez dire que vous leur mettez ça sur le dos juste parce qu’un vieux livre poussiéreux vous l’a vaguement suggéré ? Arrêtez de toujours nous pointer du doigt et laissez-nous partir ! »

    Elle avait l’air à deux doigts de lui sauter à la gorge. Compréhensible, la conversation devenait  plus inconfortable de minute en minute.

    « Vous vous méprenez Vampire, je ne vous ai pas faits venir pour vous fustiger, mais mes hommes sont dépassés et je n’ai visiblement pas les moyens d’arrêter les quinze prochains meurtres. La colère gronde et on me réclame la tête des responsables. Il est donc de mon devoir de faire appel à d’autres immortels plus à même de comprendre le problème que les vivants. Et ainsi faire de vous mes champions face à ces redoutables adversaires.

    — Oh vous refilez le bébé ? Très bien. Quel vampire ici a envie de se coltiner l’honneur ? »

    Personne ne bougea. Seul Richie leva timidement la main, avant de recevoir un regard assassin de la part d’Ea. Il se recroquevilla sans pour autant se raviser :

    « Mais c’est atroce ce qu’il se passe, quel mal y a-t-il à vouloir aider ?

    — Oh tu es assez naïf pour croire que les vivants te diront merci ? »

    Clise était assez sceptique face à cette histoire.Tout ceci n’était pas normal, mais de là à se mettre au service d’une autorité qui l’avait pourchassée toute sa vie, il ne fallait pas pousser le bouchon. Ea avait raison, le Roy leur passait la pommade maintenant, mais il ne tiendrait certainement pas le même discours une fois que ses cinq recrues n’auraient plus aucune utilité. Elle tourna la tête. Sonja semblait à deux doigts de piquer du nez, mais Persiel avait le front plissé, fixant attentivement le corps dans sa boîte, comme s’il y voyait quelque chose qui leur avait échappé.

    « Excusez moi deux minutes mais… Vous avez trouvé les quatre autres dans exactement le même état ?

    — En effet, répondit Jean-Charles asperge.

    — Un soupçon ? lança Clise.

    — Écoutez, je ne veux pas pointer du doigt, mais ça, là, ce n’est pas un travail fait par n’importe qui.

    — Vas-y, traitre, dis que c’est nous!

    — Ea, je ne dis pas que je suis prêt à rejoindre les troupes, mais tu as trois cent ans, je suis certain que tu connais au moins des bases de magie. Regarde ce que tu as devant toi. Ça, ça n’est pas l’oeuvre d’un humain. Un dragon ou un vampire, oui, pas un humain.

    — Les humains peuvent faire de la magie !

    — Oh, ouvre les yeux ! Ce sont des connaissances considérées comme interdites et qui ont été brûlées il y a des siècles par leur bande d'ecclésiastiques à la noix. Plus aucun humain n’y a accès, à moins de vouloir vraiment creuser aux quatre coins de la terre pour des bribes à peine lisibles. Et même si cela avait été le cas, quel intérêt de se donner tout ce mal pour tuer cinq clampins ? Oh tu veux assassiner quelqu’un ? Prends un couteau, tranche lui la gorge, ce sera déjà un moyen plus sûr et efficace que de faire ça! »

    Il fallait admettre que l’argument avait une certaine pertinence. Le regard de Richie juste à côté s’illumina.

    « À moins que ce soit quelqu’un qui veuille faire accuser les non-morts. Auquel cas, ce serait dans notre intérêt de blanchir notre nom puisque les vivants ne le feront pas. »

    Persiel frappa des mains.

    « Bravo Richie, tu iras loin.

    — C’est Richard !

    — Non non, coupa Ea, crois-moi, il n’a pas tord pour le coup, Richie ça passe quand même vachement mieux.

    — Vous croyez ? »

    Pour la première fois, Sonja dans son coin avait l’air d'acquiescer. Peut-être qu’elle n’était pas aussi endormie qu’elle le prétendait. Pourtant tout ceci ne réglait pas leur dilemme ; les cinq vampires se regardaient dans le blanc de l’oeil, dévorés par l’indécision. Le Roy profita de cette accalmie pour lever une main amicale.

    « Je tiens à clarifier ma proposition avant que vous ne la refusiez catégoriquement. »

    Jean-Charles lui fit passer un rouleau.

    « J’ai ici un pardon définitif pour chacune et chacun des vampires qui accepterait de nous défendre. Si vous nous rejoignez, vous deviendrez Champions du Roy. Vous pourrez passer une éternité loin des chasseurs, logés et nourris au frais de la couronne si vous le souhaitez, avec l’intégralité des droits et des devoirs qui accompagnent le titre. Vous serez également payés pour votre travail, cent cinquante Edmonds d’Or chaque lune.

    — Est-ce qu'on peut parler du fait qu'il vient de dire que la Royauté va durer une éternité ?

    — Avec tout le respect que je ne vous dois probablement pas, interrompit Clise, nous sommes morts, qu’allons nous faire de tout cet agent ?

    — Si tu ne le veux pas j’en trouverai l’utilité, ricana Persiel.

    — Vraiment ?

    — Je suis joueur de cartes, c’est comme ça qu’ils m’ont trouvé.

    — Évidemment. »

    Le Roy reprit la parole:

    « Ceci est bien entendu votre décision, vous pourrez disposer de cet or comme bon vous semblera. Vous serez les protecteurs de notre cité en quelque sorte. Nous ne comptons pas cacher le fait que nous avons choisi des non-morts puisque nous avons trouvé un précédent, il y a quelques siècles. Oh, rien d’aussi prestigieux que ce que nous vous offrons, mais cela devrait être suffisant pour vous offrir une légitimité politique, dirons nous. »

    Étonnamment, on entendit Sonja ricaner :

    « Probablement ce bon vieux Roy Philippe qui avait engagé des vampires pour découvrir le secret de la jeunesse éternelle... »

    — Bien entendu, reprit le Roy, si vous refusez l’offre, vous redeviendrez des ennemis potentiels de la couronne, j’en ai bien peur. »

    Clise entendit Richie déglutir et Ea grogner.

    « C’est donc une menace ?

    — Je dirai plutôt un état de fait. Je suis ici avec vous pour résoudre une crise et rien d’autre. Je suis certain que ma position est parfaitement claire.

    — Nous avons donc le choix… À condition de ne pas avoir peur de mourir ? »

    Le Roy hocha les épaules nonchalamment. Si pour Clise une chose était sûre, c’était que les humains ne s’amélioraient pas au fil des siècles. Elle devait donc choisir entre ignorer une potentielle bande de raclures qui s’amusaient à terroriser la populace dans le but de retrouver le calme de sa crypte, mais au prix d’une bataille sanglante pour s’échapper du château, ou alors, accepter la proposition dégoulinante de malhonnêteté d’un Roy qu’elle ne reconnaissait pas et se mettre au service d'une puissance qui la méprisait. Elle était pas belle la mort ?

    « Sans doute devrions-nous nous mettre d’accord entre nous en premier ? Histoire de dégager un consensus ? »

    La discussion prit place dans un recoin de la salle, les cinq vampires regroupés coudes à coudes, dans une nervosité mal dissimulée. Richie vota pour sans hésitation. Sonja avait un faible pour la nourriture gratuite, elle avait faim. Persiel hocha les épaules et annonça qu’il se ralliait à la majorité quoi qu’il arrive. Tout se jouait donc entre Clise et Ea qui se regardèrent dans le blanc de l’oeil un moment.

    « Combien de temps avant le lever du soleil ? Est-ce qu’on a ne serait-ce qu'une chance de sortir d’ici en vie ?

    — Je n’en sais fichtrement rien. Tous les chasseurs doivent être encore dans les parages. Ils ont probablement des sortilèges de protections. Nous peut-être qu'on se démerdera, mais les autres ? »

    Elles dévisagèrent les trois plus jeunes.

    « Merde, j’ai vu des chiots avoir l’air plus menaçant.

    — Hé ! »

    La mort dans l’âme (et avec un soupir à fendre trois pierres tombales), Clise retourna accepter l’offre sans grande motivation, ne serait-ce que pour leur épargner un bain de sang inutile. Le Monarque se mit à sourire poliment, non sans une lueur satisfaite dans le regard :

    « J’en suis somme toute ravi. Agenouillez-vous donc afin de recevoir ma bénédiction. Qu'on en finisse et que tout le monde retourne se coucher.

    — Est-ce réellement nécessaire ? répondit Clise

    — Être Champion du Roy requiert un statut de milite, dit Jean-Asperge. Nous vous faisons déjà grâce de la messe, la collée et toute la procédure.

    — Attendez, quoi ? »

    Richie avait l’air choqué. Encore plus choqué qu'il ne l'était précédemment. Ce garçon devait passer une nuit intéressante émotionnellement parlant.

    « Vous allez nous adouber ? C'est ça hein, j'ai pas mal compris ? On est chevaliers maintenant ?

    — Comme je le disais, c’est la procédure, le titre sera purement honorifique, aucune terre n’y sera associée, ni aucun commandement dans l’armée. Vous devrez également vous plier au règlement interne et vous reloger dans vos quartiers attribués dans la crypte sous le château. »

    Cette annonce les fit frémir :

    « Je peux pas déménager, je suis en couple et ma copine m’attend.

    — J’ai un mot du médecin.

    — J’ai peur que si je ne nourris pas mes rats, ils mangent mes livres. »

    Tous les regards se tournèrent vers Clise.

    « Tu as des rats ?

    — Oui, toujours la même famille que j’élève depuis quelques siècles, je pense.

    — La vie en terre consacrée n’est malheureusement pas une option dans ce contexte, s’impatienta Jean-Asperge.

    — Et si…

    — Non plus, non.

    — À GENOUX ! »


Texte publié par Yon, 1er avril 2020 à 09h46
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