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– C’est le 29 février, aujourd’hui.

Je ne réponds pas. Je regarde juste par la fenêtre.

– C’est sur le calendrier…

Alors c’est le vrai… Celui que tout le monde peut voir. Pour moi, ça sera toujours pareil… Toujours la même chose…

– Tu veux que je te laisse ?

Derrière moi, Héléna parle. Elle le fait souvent, mais je ne lui réponds plus depuis ce jour : le 29 février…

Comme je ne bouge pas, elle s’en va, lentement. J’entends le bruit de ses pas qui s’éloigne.

Je replonge dans mes souvenirs.

***

Quand je me réveille, Héléna est près de moi, dans le lit. Elle me regarde avec un sourire. Alors en retour, je fais de même.

Ailleurs, dans l’appartement, j’entends des claquements de talons sur le carrelage. Ma mère et ses sandales font des ravages malgré l’heure matinale. Évidemment, elle ne peut pas mettre de chaussons comme tout le monde. Pour elle, c’est réservé aux vieilles.

Je me lève avant qu’elle décide de casser un mur porteur sur un coup de tête. A peine ai-je mis le nez dehors qu’elle le sait.

– Gaétan, vient m’aider à réorganiser le salon !

Bien sûr, que faire de son lundi matin ?

– Franchement, tu crois que c’est le moment de faire ça ?!

– J’ai eu une idée !

– Ça attendra ce soir que je rentre.

Sans plus m’appesantir sur le problème, je me dirige vers la salle de bain pour me préparer. J’ai à peine ouvert le robinet qu’elle tambourine dans la porte.

– Je veux faire du tri. Tu me diras ce que je peux jeter dans tes affaires !

– Rien ! Je me débrouillerai.

Je me lave en vitesse, craignant le pire. En voyant ma chambre ouverte aux quatre vents, je me rends compte que c’est le cas.

Mes vêtements sont tous sortis de mon armoire et traînent en vrac sur le lit.

– La photo, Gaétan, me souffle Héléna.

Je me retourne et avise le cadre sur mon bureau. J’ai oublié de la ranger. C’est la seule qu’il me reste. Ma mère a jeté toutes celles qu’elle avait de ma sœur. J’en ai sauvé quelques-unes. Mais quand elle les trouve, elle les détruit. Son prétexte, c’est qu’on n’a pas besoin de ça. Seulement moi, j’en ai besoin…

Je la retrouve en train de fouiller sur le balcon.

– Tu en fais quelque chose de ça ?

Elle me présente un pot de fleurs.

– Oui, ce sont mes plantes et elles restent là.

– Elles sont mortes !

– Juste en sommeil ! On est en février.

Je remets les choses à leur place.

– Maintenant, je dois aller travailler, donc calme tes ardeurs de nettoyage de printemps. Au moins jusqu’à ce que je revienne.

Ma mère repart en faisant claquer ses talons pour montrer son mécontentement. Je la suis et ferme derrière elle.

– La photo, elle l’a sûrement vue, s’inquiète Héléna.

Postée devant mon bureau, elle tente de faire barrage avec son corps pour protéger mon bien.

– Ça va aller.

Je ne sais pas qui je rassure avec mes mots. Elle ou moi ?

– Tu vas faire quoi ?

J’hésite.

J’attrape le cadre, le glisse dans un tiroir de mon bureau. C’est ma faute, j’ai oublié de la ranger hier.

– Tu es sûr que ça suffira ?

Héléna n’a pas tort.

– Je vais fermer la porte de ma chambre à clé, ça sera plus sûr.

– Tu devrais la prendre avec toi !

Ça vire à la paranoïa. Je ne vais pas aller travailler avec un cadre sous le bras. Ça deviendrait vraiment n’importe quoi.

Après un tour de clé dans la serrure, je mets celle-ci dans ma poche et pars.

– À ce soir !

Ma mère ne répond pas. Elle est déjà passée à autre chose.

***

En rentrant, je vois une offre dans une boulangerie : une promo sur les pains au chocolat. Ça me rappelle mon enfance et j’en achète. J’espère en avoir un avant que les autres ne soient mangés.

Alors que je monte dans l’ascenseur, le souvenir des vêtements sur mon lit me revient en mémoire. Il faut encore que je range le bazar qu’elle y a mis.

Je presse le pas, dépose mon sachet sur la table de la cuisine et continue mon chemin. En arrivant devant la chambre, je prends conscience que quelque chose ne va pas. Mon cœur se met à battre très fort, alors que des frissons glacés me parcourent. La porte est ouverte.

Je me précipite sur le bureau, tire le tiroir si fort que je manque de le faire tomber. Le cadre est là. Vide.

Mon monde s’écroule.

Je tombe à la renverse.

Mais non, je ne dois pas abandonner tout de suite.

Je me redresse, je cours jusqu’à la cuisine. J’attrape la poubelle et la renverse. Seulement, celle-ci est vide.

La photo ! La photo ! Qu’est-ce qu’elle a fait de ma photo !

Je m’agite dans la cuisine, comme un pauvre fou.

L’évier attire mon regard. Il est plein de cendres.

De la sueur coule dans mon dos. Ma photo…

Je tombe au sol. Je me recroqueville sur moi-même. Je pleure. Je hurle.

Héléna, alertée par tout ce raffut, arrive. Elle tente de me prendre dans ses bras, me murmure des paroles rassurantes. Je ne l’entends même pas. Je n’entends plus rien.

Ma mère a la mauvaise idée de rentrer à ce moment-là. Elle me fixe, sans comprendre, je crois.

Héléna se redresse, en me chuchotant qu’elle va lui parler. Une chose qu’elle ne fait jamais. Elle déteste ma mère du plus profond de son cœur. Je la laisse faire. Plus rien n'a d'importance, à présent.

J’ai beau les entendre crier, je ne bouge pas. À quoi bon…

***

– Bonjour, Héléna. J’aimerais vous parler un peu.

– Je vous écoute.

– Qu’est-ce qu’il est arrivé avec la mère de Gaétan ?

– Je dirais qu’elle a eu peur de moi. La vérité fait mal. Elle a couru et glissé dans les escaliers.

– De quelle vérité voulez-vous parler ?

– La mort de sa fille. Elle en était responsable. Un jour qu’elle n’avait que quinze ans, elle l’a emmenée avec elle à une fête. Sans doute parce qu’elle avait repéré un mec. Elle a laissé la gamine seule, et celle-ci s’est fait abuser. Après ça, elle ne supportait plus l’idée de rester dans la même pièce que sa mère. Elle a préféré en finir. La vieille le savait. C’est pour ça qu’elle a jeté toutes ses photos.

– Et Gaétan, était-il au courant ?

– Il a lu son journal intime. Mais c’était trop dur pour lui. Alors j’ai promis que je garderais le secret.

– Vous n’avez pas tué la mère de Gaétan ?

– Bien sûr que non. Comme si j’allais me salir les mains. Cette conne a glissé dans les escaliers et sa tête a frappé le sol.

– Héléna, pourquoi rester avec Gaétan alors que vous détestiez sa mère ?

– Il lui fallait bien quelqu’un pour le protéger.

***

– Gaétan, est-ce que vous pouvez nous parler d’Héléna ?

Je me demande bien pourquoi ils veulent savoir ça.

– C’est mon amie.

– Elle vit chez vous ?

– Oui, avec ma mère et moi.

– Est-ce que c’est votre petite amie ?

Pourquoi ils me posent cette question ? Les gens sont vraiment sans gêne.

– Non. Nous sommes amis, c’est tout.

– Quand avez-vous rencontré Héléna ?

– Je ne sais plus trop. Mais elle était toujours là pour moi. Elle me soutient.

– Est-ce qu’elle aurait pu faire du mal à votre mère ?

– Non. Elle n’était pas comme ça !

– Pourtant elle n’aimait pas votre mère.

– C’est vrai mais… Non, pas Héléna.

– Est-ce qu’elle pouvait être violente ?

– Non. Elle prenait soin de moi. Elle était toujours là pour me soutenir.

Ils ne comprennent pas. Héléna est quelqu’un de bien.

– Est-ce qu’elle vous a poussé à partir de chez votre mère ?

– Plusieurs fois. Seulement, ma mère a perdu son emploi et je ne pouvais pas la laisser comme ça… Elle avait besoin de moi.

– Et Héléna ?

Je baisse la tête.

– Elle disparaissait dès que ma mère était là. C’était sa façon de manifester son mécontentement.

– Je vous remercie, Gaétan.

– Je peux partir ?

– Non, Gaétan. Il faut que vous restiez encore un peu parmi nous.

– Mais nous sommes le 29 février.

– Non, Gaétan.

– Mais si, je l’ai vu sur le calendrier.

L’autre secoue la tête.

– Ce n’est pas encore pour tout de suite. Il va falloir attendre un peu pour ça.

Alors je cours jusqu’à ma chambre pour lui prouver que j’ai raison, mais quand mes yeux se fixent sur la date, je ne vois que 1er mars. Alors des larmes s’écoulent le long de mes joues. Je ne comprends plus rien.

– Ça va aller.

Héléna est derrière moi. Elle me prend dans ses bras et me berce tendrement.

***

– Le 29 février ?

– Gaétan fait une fixation sur ce jour. Celui où sa mère est morte. Il attend toujours le 29 février en étant sûr qu’il pourra sortir. Ça doit être une chose qu’Héléna lui a racontée.

– Alors docteur, est-ce que cette Héléna existe où il raconte n’importe quoi ?

Le policier en face était fébrile. Cette histoire ne l’enchantait pas.

– Elle existe.

– Comment est-ce possible ?

– Sûrement à cause de la lecture du journal de sa sœur. Il ne l’a pas supportée. Il lui fallait quelqu’un pour l’aider. Alors Héléna a fait son apparition.

– Il sait ?

– Non.

Le docteur lui tendit un journal intime.

– Celui de sa sœur.

Sur la couverture avec des paillettes avait été tracé un gros « appartient à Héléna ».

– Le pire, c’est que la mort de la mère est vraiment un accident, soupira le policier. Pauvre garçon, passer d’une prison à une autre…

– Il n’est pas seul, au moins. Héléna veille sur lui.


Texte publié par Nascana, 15 mars 2020 à 21h02
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