Très chère « X »,
Il est minuit, exactement.
J'ai bien tenté de me coucher tôt, afin de profiter pleinement de cette dernière journée, mais je me suis éveillée au bout de quatre heures. Sans doute à cause de toutes les pensées qui tournaient dans ma tête.
Plutôt que rester allongée dans le noir, j'ai décidé de remiser mes affaires : il est grand temps, me diras-tu ! Mais chaque année paire, j'attends le dernier moment. Je ne veux pas ôter de ce lieu tout ce qui a marqué ma présence pendant les trois cent soixante-quatre jours précédents.
De toute façon, il demeurera toujours quelques traces : un trou dans le mur, une tâche sur le sol... Personne ne peut effacer sa présence d'un endroit aussi radicalement, comme s'il n'avait jamais existé.
Et puis, Bubulle et mes deux plantes vertes resteront sur les lieux. Ils l'ont accepté dans la mesure où « ni les plantes ni les poissons rouges n'exigeaient un entretien très lourd ni un investissement émotionnel particulier ».
Les crétins.
Ils m'ont dit qu'ils te donneraient tous les éléments concernant leur entretien, mais ils ne savent sans doute pas que la plante aux feuilles rouges - dont j'ai oublié le nom - n'aime pas lumière directe, ni que Bubulle préfère être nourri le matin.
J'ignore pourquoi je te raconte tout cela. C'est « formellement interdit ». Je ne sais même pas s'il existe un moyen de te transmettre ces feuilles.
Je verrai bien.
Ta dévouée…
Très chère « X »,
Il est onze heures.
Je ne sais pas si je pourrai aller jusqu'au bout. Ce n'est pourtant pas si difficile : les conteneurs sont à ma disposition dans le salon. Je n'ai qu'à y empiler toutes mes affaires et la mousse supra-malléable qui s'y trouve épousera leur forme pour les protéger.
C'est toute ma vie que je suis en train d'enfermer, couche par couche : mes bibelots, mes livres, mes vêtements... Mais ce n'est pas la peine que je m'étende là-dessus : tu connais tout cela, aussi bien que moi !
Je n'ai rien mangé depuis ce matin. Le frigo est déjà vide. Les repas sont gratuits en ville. On nous a encouragés à sortir, voir du monde, faire la fête - dans la mesure du raisonnable : l'alcool est prohibé et les véhicules motorisés particuliers n'ont pas le droit de circuler. C'est une innovation de cette année, pour éviter que quelqu'un se blesse aujourd'hui.
À vrai dire, je n'ai aucune idée de ce qui se passe pour les personnes à qui ça arrive.
Je tourne en rond ici. Sans doute faudrait-il que je me mette en quête de mon repas : les restaurants et magasins d'alimentation vont être pris d'assaut. Il est peut-être déjà trop tard.
Ta dévouée...
Très chère « X »,
Il est quatorze heures.
Je me demande pourquoi je ressens le besoin de le préciser. Ça n'a pas beaucoup d'importance. Cela signifie juste qu'il me reste encore pas mal de temps à tuer.
J'ai fait la queue pendant deux heures devant un restaurant automatique pour découvrir qu'il n'avait plus que des spaghettis à la carbonara, avec ou sans parmesan. J'ai choisi la version sans, vu que je n'aime pas le fromage - mais tu t'en moques probablement. Le plat n'avait aucun goût : pour mon dernier jour, j'aurais apprécié quelque chose de plus festif et savoureux.
Les rues sont pleines de groupes enlacés qui rient à s'étourdir, tentant de se saouler avec autre chose que de l'alcool. Je ne serais pas surprise qu'il en circule en douce.
J'ai croisé un garçon avec qui j'ai eu une brève aventure il y a six mois. Il m'a proposé de l'accompagner chez lui afin de pouvoir « en finir en beauté ». Cela va peut-être t'étonner, mais l'idée d'une étreinte charnelle débridée sur fond de musique hurlante ne m'a pas séduite. J'ai envie de passer ce dernier jour seule avec moi-même. Il paraît que notre profil psychologique est proche. Tu dois pouvoir me comprendre.
Mon appartement ressemble à une coquille vide. Je me demande quelle sera la première chose que tu feras en arrivant. Moi, j'attends toujours quelques jours avant d'ouvrir mon conteneur. Je ne sors que le nécessaire... Il faut vraiment qu'ils m'annoncent qu'ils vont passer le reprendre pour que je me décide à tout déballer.
Peut-être qu'après tout, j'aime les coquilles vides...
Ta dévouée...
Très chère « X »,
Il est seize heures. Les engins de ménage sont en pleine action, au cas où j'aurais laissé traîner des miasmes.
Quand je suis entrée dans l'appartement, voici (presque) exactement un an, je pouvais respirer les traces de ton parfum, au-delà des odeurs d'antiseptique : vanille, cannelle, une pointe de jasmin... Pour ma part, je préfère les senteurs fraîches et florales, voire acidulées. Je me demande si elles perdureront et si tu pourras les percevoir à ton tour.
Mais j'en doute.
Le manque de sommeil commence à m'affecter ; il me serait facile de m'allonger et de laisser l'oubli m'emporter. Mais je vais dormir bien assez longtemps. Alors je reste là, à écrire au stylet sur du papier-mémoire, assise sur le sol à côté de la fenêtre. Même si les meubles modulaires ne bougeront pas. J'écoute le chant du bulleur ; curieusement, il m'apaise.
J'espère que tu l'aimeras aussi.
Ta dévouée...
Très chère « X »,
Il est dix-neuf heures.
Au-dehors, c'est déjà la nuit.
J'ai activé les plafonniers : je regrette la petite lampe d'ambiance que j'allumais parfois le soir quand je voulais maintenir une douce pénombre. J'ai beau me dire que je serai revenue avant de m'en rendre compte, j'ai l'impression que je quitte l'endroit pour toujours.
Si je laisse une part de moi (à part les deux plantes et Bubulle), je crois que je pourrai un peu combattre ce sentiment. Durant l'année à venir, je n'aurai pas cessé d'être. Je serais juste... partie.
Si je mets une photo de moi, en plus des feuillets, est-ce que tu la regarderas ?
Il faut encore que je décide d'un endroit qu'ils ne vérifieront pas. Mais que toi, tu trouveras. Si c'est possible.
Ta dévouée…
Très chère « X »,
Il est vingt-deux heures.
J'ai enfin trouvé où placer mes lettres : sous le rabat des toilettes. Une fois le sanisateur passé, je doute qu'ils aillent fouiller là. C'est d'un romantisme fou, n'est-ce pas ?
Tu dois déjà être éveillée, en phase de contrôle physique. Ton conteneur est chargé sur sa palette, prêt à être apporté à l'appartement. Que feras-tu quand, à minuit une, tu mettras le pied ici ? Est-ce que tu regarderas la ville par la fenêtre, notre belle ville si agréable, avec ses hautes tours argentées et son confort automatisé ? … mais où la place est si chère que chacun ne peut y vivre qu'une demie-vie ?
Me raconteras-tu toi aussi ton dernier jour ?
Ou ton premier ?
Je me prends à le souhaiter...
Ta dévouée…
Très chère « X »,
Il est onze heures quarante-cinq.
Dans exactement quinze minutes, ils viendront me chercher. Et dès que j’aurai quitté l’endroit, tu rentreras dans les lieux. Je prendrai ta place, tu prendras la mienne, comme chaque année.
Comme c’est une année paire qui débute, à mon tour, j'irai dormir dans la capsule d’hibernation, pendant que tu récupéreras mon logement, mon travail, ma existence… C’est le prix que nous payons, du moment que nous sommes jeunes, en bonne santé et célibataires, pour bénéficier d’une vie facile dans cette cité. Nous l’avons accepté, à défaut de le choisir.
Après tout, à bien y réfléchir, je ne sais pas si tu es la même X que celle qui m’a remplacée l’année d’avant. Mais peu importe. Je te souhaite une belle année de vie, pendant que j’irai dormir d’un sommeil sans rêves dans le silo souterrain.
Prends soin de Bubulle et des plantes pour moi.
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