Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 6 « Perdre la tête » tome 1, Chapitre 6

Un bruit étrange me tira de mon sommeil, mélange d’un feulement enragé et d’une respiration saccadée. J’ouvris les paupières, étonnée, avant de découvrir Vlad qui se tortillait contre mes jambes. Je le caressai dans l’espoir de le calmer, mais il continua à s’agiter et se crispa au moment où mes doigts touchèrent ses poils.

— Vlad, que se passe-t-il ?

Le matou gémit. Ses yeux de feu arboraient une teinte blanchâtre et je reculai d’un bond. Il continua à miauler désespérément, et aucune de mes propositions n’apaisa ses tourments. Je finis par le laisser sur le canapé, en songeant que les Kolosevic gérerait mieux le problème que moi. Tandis que je composai leur numéro, ma mère surgit.

— Je t’avais bien dit qu’il nous attirerait des ennuis, commenta-t-elle.

Elle leva les stores d’un geste sec, sans accorder un regard au matou en peine. Comme à son habitude, elle portait son horrible peignoir crème que mon père lui avait offert des années plus tôt. Puisqu’il était tôt, elle ne s’était pas encore apprêtée et d’une certaine manière, je la trouvais plus jolie.

Je cessai d’analyser sa tenue pour me concentrer sur l’appel en cours. Dès qu’il s’agissait de parler avec ma mère, je m’emportais et les circonstances actuelles ne changeraient pas notre défiance mutuelle. Hélas, je tombai sur le répondeur des Kolosevic. Je marmonnai un juron, puis observai Vlad qui s’était calmé. Je m’approchais de lui pour surveiller son état, avant de constater qu’il n’avait pas touché au bol que je lui avais préparé la veille.

— Il va nous transmettre des maladies si on n’agit pas… pesta ma mère.

Je lui ordonnai de se taire, soudain intriguée par le médaillon suspendu à son cou. Il brillait bien plus que la veille, au point d’émettre une lumière argentée. Un bruit étrange, similaire à un bourdonnement, résonna dans mes oreilles. Je pivotai vers Milica afin de guetter sa réaction, mais elle paraissait plutôt préoccupée par le contenu de son petit-déjeuner.

Le bourdonnement s’amplifia, au point de me donner la migraine. Il m’était impossible de réfléchir clairement dans ces conditions et je le récupérai afin de l’éloigner de Vlad. Le bruit ne s’estompa pas pour autant, et lorsque je reportai de nouveau mon attention sur l’animal, il ne bougeait plus.

— Vlad ? Vlad ?

Il était gelé et dur. Je le tapotai doucement au visage, puis sur le corps, mais il ne réagit pas. Le bruit du médaillon cessa enfin, à l’instar de la lumière argentée. Malheureusement, il était trop tard : le cœur de Vlad ne battait plus. Je le toisai, hébétée. Comment son état avait-il pu m’échapper ? Il paraissait pourtant en pleine forme ! Je l’examinai une nouvelle fois, cherchant son pouls, en vain.

— Vlad ? Vlad ?

— Retire-lui le truc qu’il a autour du cou, suggéra Milica. Il dégage quelque chose d’étrange.

Je l’écoutai sans broncher ; elle avait raison. J’ignorais qui lui avait enfilé le médaillon, mais j’étais persuadée qu’il avait précipité sa fin. Lorsque je le serrai dans le creux de ma main, la chaleur irradia mon corps. Mon sang bouillonna, mes muscles se tétanisèrent et des flashs dansèrent dans mon esprit. Je voulus revenir à la réalité, mais je demeurai prisonnière de mon propre corps.

Du sang perla le long de ma bouche. Son goût m’enivra et je me surpris à lécher mes lèvres afin de m’en délecter. J’inspirai profondément, l’esprit emporté par un bien-être profond. Je ne prêtai aucune attention aux grognements bestiaux qui résonnaient, ni aux murmures qui prononçaient mon nom.

Bientôt, je réussis à ouvrir les paupières. Une aveuglante lumière inondait l’endroit où je me trouvais. Les murs paraissaient sombres, austères. Des silhouettes se mouvaient autour de moi, accompagnées d’ombres qui ricanaient. Avais-je atterri en enfer ? Je peinais à le croire. Pourtant, les créatures semblaient inhumaines. Elles dégageaient une aura surnaturelle si puissante que je ne parvenais pas à effectuer le moindre mouvement. J’étais paralysée par la force qu’elles émanaient.

Des doigts frôlèrent ma nuque, puis tirèrent brusquement mes cheveux. Je retins mon souffle, puis savourai le contact de la main glacée sur ma peau. Le goût du sang me grisa de nouveau et je soupirai d’aise.

— Svetlana ?

La voix de Milica me ramena à la réalité. Je fus libérée de ma tétanie et sursautai en constatant que j’étais toujours sur le canapé, penchée sur le cadavre de Vlad.

— Lâche le médaillon ! m’ordonna-t-elle en me l’arrachant.

Je ne protestai pas ; je n’avais pas la force de le faire moi-même. Ma mère le jeta au fond d’une boîte, puis composa un numéro sur sa montre-portable. De mon côté, je me servis un verre d’eau dans l’espoir de clarifier mes pensées. Je sentais encore les doigts sur ma peau, sans parvenir à expliquer pourquoi j’y éprouvais autant de plaisir. Il y avait des mois que je ne faisais plus rien avec Dimitrije. Je ne le désirais plus, d’ailleurs, je ne l’avais jamais vraiment aimé.

C’est du moins le motif que j’imputais à ma réaction. J’étais en manque de sexe et j’étais prête à me contenter d’un stupide rêve pour soulager mes besoins. Ou à me masturber, même si je m’endormais bien trop tôt le soir pour m’accorder ce moment.

— Prends un café, me conseilla Milica d’une voix plus douce qu’à l’accoutumée. Tu ressembles à un zombie.

Elle avait raison. Lorsque je me dirigeai vers la salle de bain pour me changer, j’eus l’impression de contempler une autre personne dans le miroir. Ma peau montrait mes os, mon visage était cireux et mes cernes avaient doublé par rapport à la dernière fois. Même le maquillage n’atténua pas ma triste apparence et je fus incapable de m’observer plus longtemps.

De retour dans le salon-cuisine, je vis ma mère mettre Vlad dans une boîte en carton. Elle avait enfilé des gants hygiéniques et l’observait sans la moindre émotion. Le médaillon du malheureux luisait encore, comme un appel à le reprendre. Lasse, je l’attrapai pour le jeter près de Vlad.

— Ce symbole est d’un mauvais goût, commenta Milica. Impossible que les Kolosevic aient enfilé ça à leur animal.

— Qui d’autre ? Tijana ? raillai-je.

Je n’imaginais pas une adolescente aussi sage se procurer un tel objet. De toute manière, seul l’emblème des Cachés était gravé dessus. Il n’y avait ni numéro ni nom ; il ne servait donc pas à identifier Vlad.

— Je ne sais pas, soupira-t-elle, mais je refuse que cette horreur reste chez moi. Nous le déposerons chez eux avant d’aller à la policija.

— Ils n’ont aucune nouvelle de leur fille ?

— Ne. Va manger, maintenant. Tu ne tiendras pas la journée, sinon.

J’opinai, puis me fis cuire un œuf sur le plat. L’horloge sonnait huit heures du matin et j’ignorai quand nous rentrerions. Nous devions signaler la disparition des filles à la policija, imprimer et placarder les avis de recherche, puis arpenter une nouvelle fois Beograd, en compagnie de Dimitrije et Karl. Le programme m’angoissait, car j’avais la sensation que tout cela ne servirait à rien. Je voulais chercher d’autres carnets, analyser le contenu de celui que j’avais lu hier soir. Cependant, mes proches ne comprendraient pas mon absence. Mes hypothèses se basaient sur de simples doutes, mais j’avais assez d’expérience dans le domaine pour me faire confiance.

— La policija ne nous soutiendra pas, maugréai-je. Nous allons devoir nous débrouiller seules.

— Je m’en doute.

Milica se servit un café, l’air désespérée. C’était la première fois que je la voyais manifester ses émotions depuis des années. À la mort de mon père, elle n’avait ni pleuré ni prononcé la moindre parole gentille à son égard. Elle demeurait stoïque en toutes circonstances, subissant son quotidien merdique sans broncher.

Comme moi, songeai-je, amère.

Nous nous ressemblions beaucoup et cela expliquait pourquoi je la méprisais autant. Elle représentait tout ce que je craignais de devenir. Néanmoins, vu mon mode vie, je risquais de mourir bien avant elle.

Un bip m’arracha à mes ruminations. J’avais reçu deux messages. Le premier provenait de Karl, qui m’annonçait avoir trouvé deux carnets supplémentaires. Le second avait été envoyé par Konstantin, l’homme du contrat. Il me relançait et me proposait une rencontre dans les plus brefs délais.

J’arquai un sourcil, dubitative. Je ne fréquentais jamais mes clients. La plupart du temps, les transactions s’effectuaient par mails cryptés, histoire de préserver mon maigre anonymat. En me contactant directement chez moi, et en suggérant un rendez-vous, cet homme brisait de nombreuses règles. J’envisageais de refuser, lorsqu’un nouveau message arriva.

Je devine vos réticences, Svetlana Milikesevic. Néanmoins, je me permets d’insister au vu des récents événements.

Je rétorquai du tac au tac :

Des récents événements ?

Sa réponse ne tarda pas.

La disparition de votre sœur. Vous avez récupéré un carnet fort intéressant, si je ne m’abuse.

Je manquai de lâcher ma montre. Ce taré m’espionnait !

Je ne vous souhaite aucun mal, Svetlana. J’aimerais toutefois que vous considériez mon offre avec sérieux, car j’ai bien plus à vous offrir que de l’argent. Rencontrons-nous demain soir, à l’église ou dans un bar de votre choix.

Il n’avait pas choisi les lieux au hasard. Il cherchait à me rassurer – ou m’amadouer – en me suggérant des lieux honnis par les vampiri. Ils évitaient les églises à cause de l’eau bénite et les bars pour ne pas attirer l’attention. Puisque sa demande ressemblait plutôt à un ordre voilé, je décrétai :

21h30, au Gatsby. Au premier signe d’entourloupe, je me tire.

***

— Tu as déjà essayé la drogue ? insista Karl en m’ouvrant la porte de son appartement. Ça te détendrait un…

Je le fusillai du regard et lui ôtai les deux carnets des mains. Après une journée interminable à implorer la policija de prendre au sérieux notre déclaration, à interroger des passants peu collaboratifs, à placarder des affiches en dépit de la chaleur étouffante, à réconforter les parents de Tijana, dévastés par la mort soudaine de leur matou, j’étais sur le point d’exploser.

— As-tu informé Milica et Dimitrije de…

— Pas encore.

Karl avait visiblement passé la journée en pyjama. Il portait son jogging informe et pouvait m’égaliser dans la catégorie de l’apparence la plus déplorable. Il avait recouru à la cocaïne pour apaiser ses tourments, puisque de la poudre traînait encore sur la table de verre.

— Tant que je n’ai pas la preuve formelle qu’elle ait fricotée avec les vampiri, je n’avertirai personne, expliquai-je. Ma mère ne le supporterait pas.

Je ne supporterais surtout pas ses reproches, mais je me gardai de lui en parler. Si Kaća et Tijana avaient des ennuis avec eux, je ferais tout ce qui était en mon pouvoir pour les sauver. Je n’informerai ma mère qu’une fois tout espoir abandonné.

— Je n’ai aucun contact dans le marché ésotérique, déplora-t-il, mais il y a des éléments intéressants dans les deux cahiers. Si ta sœur ne déraille pas, elle a forcément été en contact avec les descendantes des sorcières.

La première page contenait une carte du Demi-Monde à l’an 1699 de notre ère. Il arborait la forme du continent européen et possédait des noms à consonance anglaise. Une croix avait été dessinée à l’emplacement d’un village, Endwoods. Ma sœur avait griffonné une note, où elle précisait que le lieu avait été le dernier à tomber lors de la conquête des Cachés.

Je soupirai. En effet, impossible que ma sœur ait obtenu ces informations grâce aux livres ou dans la base de données de l’Agencija. Misha avait réussi à dresser une carte partielle du Demi-Monde, mais pas aussi précise que celle dessinée sur le carnet. Les pages suivantes mêlaient recherches documentaires et religieuses.

On y découvrait la façon de vivre des habitants du Demi-Monde, leurs croyances, les rites annuels, les superstitions aussi. Tout était décrit avec une précision remarquable. Je lus ensuite la fiche d’identité de quatre personnes.

Catherine Montgomery.

Madison Ambert, alias Maddy.

Lord Ian Hamilton.

Élia Montgomery.

Je m’interrompis à la lecture du dernier nom. Je le connaissais trop bien, puisqu’il s’agissait de l’une des sorcières qui avait collaboré avec les Cachés au moment de leur conquête. Elle les avait aidés à détruire des villages entiers en échange de la fuite de ses sœurs sorcières dans notre Monde. Sa légende était parvenue jusqu’à nous, même des siècles après les événements. Selon les témoignages, elle avait basculé dans une folie destructrice à cause du fanatisme des humains, qui refusaient d’admettre l’existence des vampiri et blâmaient les païens. Des bûchers collectifs avaient été dressés et des centaines d’entre eux avaient péri dans d’atroces souffrances.

Ces images me firent frissonner. Même si elles appartenaient à une époque révolue, une menace similaire planait sur nous. Comment réagirions-nous lorsque les vampiri dévoileraient enfin leur jeu ? Les patrouilles religieuses exécuteraient-elles les personnes déviantes, accusées d’avoir pactisé avec eux ? Ou mourrions-nous avant d’avoir compris ce qu’il se tramait ?

— Les notes sont datées, révéla Karl. Elle a commencé ce carnet il y a deux ans environ.

— Où les as-tu trouvés ?

— Sous le matelas.

Une cachette intelligente, mais peu sûre. Karl dissimulant sa drogue à peu près n’importe où, il était aisé de mettre la main sur ces carnets. Soit elle était naïve, mais la lecture des informations sur le Demi-Monde me faisait plutôt penser à une seconde hypothèse : elle voulait qu’on y accède.

Que j’y accède, rectifiai-je aussitôt.

Je détestais ces énigmes. Si quelqu’un l’avait attaquée, son jeu me volait un temps précieux. Je me figeai, en comprenant que si Kaća s’était arrangée pour me transmettre ses carnets, elle pouvait très bien avoir décidé de fuir de son propre chef.

Je ne comprenais plus rien. Quel lien existait-il entre les sorcières, les Cachés et ma sœur ? Si Kaća s’était volatilisée dans la nature, elle ne l’avait pas fait sans peser le pour et le contre. Cela impliquait une longue préparation, ainsi qu’un objectif déterminé. Autant j’avais la preuve de ses recherches, autant ses projets m’échappaient encore.

Agacée par les lamentations de Karl, j’écourtai ma visite en le remerciant de son soutien. Je fonçai chez moi, sans avertir Misha de mes découvertes. L’idée qu’il apprenne ma rencontre avec Konstantin me déplaisait ; il la désapprouverait et m’interdirait de m’y rendre. J’avais besoin d’une seconde soirée pour réfléchir à tête reposée, analyser les indices à ma disposition et juger de l’offre de mon potentiel client.

À mon retour, Milica et Dimitrije bavardaient d’un air morne. Face à l’échec de la journée, ils m’exposèrent une nouvelle stratégie pour le lendemain. Je l’acceptai sans vraiment l’écouter, trop accaparée par mes pensées. Au moment de repartir, j’insistai pour dormir ici. Dimitrije accepta, mais la lueur soupçonneuse dans ses iris brun ne trompait pas.

— Il y a trois jours, tu crachais ton mépris, aujourd’hui, tu loges chez elle, me dit-il alors que nous gagnions le perron.

— Je préfère me tenir prête, au cas où Kaća…

— Je ne te crois pas.

Son ton sec me surprit, mais je ne me laissai pas surprendre. Trop patient, il ne haussait jamais la voix et évitait soigneusement les conflits.

— Sveta, tu es bizarre, insista-t-il. Regarde-toi, tu…

— Oui, je sais. Je ressemble à un zombie, mama me l’a bien rappelé ce matin !

— Pas seulement.

Il souleva une mèche de mes cheveux, qui arborait une teinte platine. Je battis des cils, persuadée d’halluciner. S’ils avaient changé de couleur, je l’aurais remarqué ce matin ! Saisie de panique, je me précipitai vers le miroir et constatai qu’à plusieurs endroits, le blond se mêlait à ma couleur naturelle. Des éclats argentés brillaient également dans mes iris et ma peau paraissait translucide, comme les vampiri.

L’évocation de ces monstres m’épouvanta. Les larmes mouillèrent mes yeux et lorsque Dimitrije tenta un geste de réconfort, je le chassai avec virulence. Tout se mélangea alors : les flashs de la matinée, la mort soudaine de Vlad, les notes absurdes de ma sœur, le goût du sang sur ma langue…

La frontière entre visions et réalité devint opaque et dès l’instant où Dimitrije partit, je fouillai l’armoire de ma mère, qui utilisait des produits colorants depuis des années. Elle possédait la même chevelure flamboyante et redoublait d’efforts pour limiter les effets de l’âge sur son corps. Elle se couvrait de crèmes anti-âges, se faisait une coloration chaque mois, se maquillait les rares fois où elle mettait le nez à l’extérieur. Peu importe d’où provenait cette anomalie, mais je la masquerai.

— Svetlana, achète tes propres produits au lieu de…

— La ferme ! hurlai-je. Avec tout ce que je te paye, tu peux bien m’offrir tes produits de merde !

Je m’enfermai dans la salle de bain, allumai la douche, sans me soucier des tambourinements contre la porte. Milica m’ordonna de me calmer, me traita de tarée, menaça de me jeter dehors, mais je répliquai par une volée d’injures. J’avais les nerfs trop à vifs pour me raisonner. Je devais arranger mon allure de zombie et trouver le moyen de limiter les dégâts de l’épuisement sur mon corps.

Quelque chose prit le contrôle de mon âme et de mon corps, je voulais me débarrasser de cette image qui ne me correspondait pas. Rien d’autre ne comptait, je me dégoûtais.

Une heure plus tard, en sortant de la pièce, Milica m’attendait dans le salon, les bras croisés. Elle m’observa en silence tandis que je m’asseyais face à elle, embrumée par ma réaction frénétique. Elle n’émit aucun commentaire, me fixant juste de son regard désapprobateur.

Les carnets de Kaća étaient étendus sur la table, signe qu’elle les avait consultés. Je lâchai un rire, prête à encaisser ses sermons.

— Je ne te reconnais pas, dit-elle avec prudence.

Je haussai les épaules. Que répondre à cela ? Que j’étais désolée ? Les larmes menacèrent de couler, mais ma fierté mal placée m’empêcha de céder. Je ne pleurerais pas devant elle, je ne lui donnerais jamais matière à me planter un couteau dans le dos.

— Svetlana ?

— Garde tes reproches pour toi, Milica. Après tous les services que je t’ai rendus, ne panique pas pour un putain de shampooing.

— Je m’inquiète, figure-toi ! Je sais que la disparition de Kaća te préoccupe, mais…

Je me pinçai l’arête du nez, puis inspirai un grand coup. Elle avait raison : mon attitude ne me ressemblait pas. Je mesurais peu à peu l’absurdité de ma réaction, sans réussir à m’apaiser totalement. L’évocation des Cachés avait provoqué une peur viscérale en moi, une peur que je croyais inexistante. Moi qui me montrais d’ordinaire apathique, je me sentais différente, presque vivante.

Tu perds la tête, Svetlana, susurra une voix mélodieuse.

— Sveta, tu as littéralement hurlé au visage de ton petit-ami. Je… Tu n’es pas la personne la plus souriante que je fréquente, je l’admets. En revanche, tu as toujours eu le sens des responsabilités.

Je la fixai, interloquée. Venait-elle de me complimenter ? Certes, le reproche ne tarderait pas à suivre, mais ma génitrice reconnaissait enfin mes qualités. J’entrouvris les lèvres, partagée entre l’exaspération, la rancœur et la tristesse. J’éprouvais ces émotions au quotidien, mais mon expérience m’avait appris à les museler. J’imaginais qu’à force de les comprimer, mon esprit avait trouvé le moyen de les exprimer contre mon gré.

Quoi qu’il en soit, je ne voulais pas m’attarder sur le sujet. Si je m’épanchais ou demandais pardon à ma mère, d’autres choses jailliraient, je le savais.

— Et que signifie ces cahiers ? renchérit-elle. Je… j’ignorais que ta sœur s’intéressait à la sorcellerie et au Demi-Monde.

— Je ne le savais pas non plus.

— Comment a-t-elle obtenu ces renseignements ?

— C’est ce que je cherche à comprendre.

Je lui indiquai de me donner les carnets, désireuse d’enquêter seule. Elle me les céda, avant de revenir à la charge quelques instants après.

— As-tu déjà étudié la piste ? Que…

— Oui, je l’étudie, la coupai-je. Je ne voulais pas t’en parler avant d’avoir des éléments probants. Pour le moment, rien n’est sûr.

— Svetlana, l’unique moyen de contacter les sorcières, vampiri ou spécialistes du Demi-Monde est le grand marš. Si ta sœur…

— Oui, si Kaća fricote avec eux, ça craint. Malheureusement, il semblerait que ta fille ait décidé de quitter tes jupons.

Je les rangeai dans mon sac à main, en songeant sérieusement à appeler Dimitrije. Ma voiture se trouvait encore à Leštane et j’avais besoin de lui. Je composai son numéro, lorsque la main de Milica serra mon poignet.

— Svetlana… Écoute, faisons une trêve le temps d’élucider cette histoire. Je conçois que tu n’aies pas une vie facile, avec ton boulot à l’Agencija et la prostitution.

Je serrai les poings, prête à l’étrangler. J’avais beau lui répéter que je ne me prostituais pas, elle refusait de me croire. J’ignorais d’où sortait de telles accusations, mais elle n’en démordait pas. Parfois, j’avais l’impression qu’elle se voilait la face à mon sujet. Elle savait que mes rentrées d’argent étaient illégales et il était plus facile de traiter sa fille de pute que de meurtrière.

— Si tu m’avais soutenu au lieu de sombrer, je n’en serais pas là aujourd’hui, répliquai-je, sans réfuter ses propos. Tu as préféré m’abandonner et ne plus assumer la charge de notre famille. Tu te doutes bien que ce choix a impacté ma façon de vivre et de concevoir les choses. Inutile de t’apitoyer sur mon sort ou de me reprocher mon comportement.

Elle garda le silence, honteuse. Oh, elle pouvait l’être, mais je ne la plaindrais plus. Déjà, son compliment s’effaçait de mon esprit et ma rancœur froide reprenait le dessus. Au même moment, le soulagement s’empara de moi. En la méprisant, je me sentais de nouveau moi-même.

— Faisons une trêve le temps de retrouver Kaća, concédai-je en souriant d’un air sinistre. Je la retrouverai, sois-en certaine. En revanche, dès qu’elle reviendra, je lui fournirai une partie de mes économies et cesserai de t’entretenir. Les caprices sont terminés, Milica. Et si jamais elle devait mourir… Tu apprendras enfin à te débrouiller par toi-même.

Je jaugeai sa mine déconfite, satisfaite de son désarroi. Avant qu’elle ne me chasse, je décrétai :

— Et si tu ne veux pas que je t’abandonne maintenant, je te conseille de me laisser dormir en paix.


Texte publié par Elia, 22 mars 2020 à 20h52
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 6 « Perdre la tête » tome 1, Chapitre 6
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2778 histoires publiées
1267 membres inscrits
Notre membre le plus récent est JeanAlbert
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés