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tome 1, Chapitre 5 « Un putain de chat » tome 1, Chapitre 5

Pour un motif que je n’expliquais pas, je ne révélai rien à Dimitrije. La prudence ? Le manque de confiance ? Il me soutenait pourtant depuis le début, mais mon instinct me susurrait de ne pas crier mes hypothèses sur tous les toits.

Que ma sœur soit liée aux vampiri et aux sorcières me déplaisait énormément, mais les insinuations de Karl à propos de ma génitrice m’enrageaient encore plus. Milica admettait l’existence des créatures du Demi-Monde comme la plupart des Européens ; en revanche, je n’avais jamais discerné le moindre signe de son appartenance au monde de la magie. Plus je réfléchissais cependant, plus je notais que je ne savais rien de son passé.

Je ne connaissais pas mes grands-parents, morts bien avant ma naissance, et avant de s’installer à Beograd après son mariage avec mon père, elle avait grandi dans le sud du pays. Elle ne nous parlait jamais d’elle, et je me gardais bien de lui poser des questions.

Quand j’arrivais chez elle, je découvris un mot à mon attention. Elle dormait et me laissait le canapé si je voulais rester ici. Dimitrije me laissa, en promettant de me rejoindre demain, et je m’y assis, incapable de trouver le sommeil malgré mon épuisement. J’hésitai à avaler un somnifère, avant de songer qu’un thé me suffirait pour le moment. Peut-être Kaća rentrerait-elle cette nuit ?

Je me réfugiai dans cette illusion sans y croire vraiment, puis sortit le carnet de mon sac à main. À l’intérieur, ma sœur avait noirci chaque page de sa délicate écriture. De prime abord, les chiffres se succédaient, mélange de dates, de codes indéchiffrables, de calendriers déterminant l’organisation temporelle du Demi-Monde. Il y avait également des noms, tous d’origine européenne. Celui d’un certain « Laurent » revenait à de multiples reprises.

Je fronçai les sourcils en me remémorant que Laurent était le leader des Cachés. Selon les rumeurs, il avait convaincu les siens d’éliminer l’Humanité afin de s’établir durablement au Demi-Monde. Un taré, en somme, assoiffé de pouvoir et de sang – comme les autres. Les vampiri auraient pu devenir une espèce emblématique, éclairée en dépit de ses instincts primaires. À la place, ils s’étaient transformés en de vulgaires bêtes, incapables de résister à l’odeur du sang.

Un croquis vers la fin du cahier offrait un portrait de Laurent. Il ressemblait à un humain, avec ses yeux vifs, ses lèvres fines, ses longs cheveux blonds angéliques. Il portait un smoking, simple, mais classe. Il esquissait un sourire qui n’avait rien de carnassier. Au contraire, je le trouvais presque charmant.

Jusqu’au moment de le voir en vrai, ironisai-je.

Lorsque je contemplerai sa peau blafarde et glaciale, le dégoût prendrait le pas sur l’attirance. Mon bref élan d’humour s’estompa vite face au reste des notes.

Elles contenaient des informations précises sur le Demi-Monde, informations qui n’étaient disponibles nulle part à l’exception de l’Agencija. Misha possédait une base de données conséquente, fruit de dures années de labeur. Il était en effet impossible de se déplacer là-bas, le danger qui pesait sur les mortels étant trop grand. Recueillir des témoignages s’avérait tout aussi compliqué, puisque les documents historiques avaient disparu, et les rares descendants des humains qui avaient échappé au massacre refusaient de se mêler à la société normale.

Je ne ramenais aucune documentation chez moi. Je connaissais le strict nécessaire à propos des créatures que je traquais, mais j’avais l’interdiction formelle de dévoiler ce que je savais à mes proches. Kaća n’avait donc pas pu fouiller dans mes affaires.

Affolée, je contactai aussitôt mon patron.

— Ćao, Sveta. Un jour, faudra arrêter de me déranger à des heures indécentes.

Je souris malgré moi, avant de répliquer :

— Tu n’as qu’à m’ignorer au lieu de te plaindre.

— Et t’abandonner alors que tu traverses une période difficile ? Jamais ! Surtout avec ton message alarmiste. Que se passe-t-il avec ta sœur ?

— Elle a rédigé une véritable encyclopédie du Demi-Monde.

Je lui envoyai une photo d’un calendrier, où elle avait minutieusement inscrit les jours et les mois, ainsi que le cycle lunaire. On y voyait la lune ascendante, pleine ou décroissante, le symbole du paganisme. Les sorcières s’y fiaient beaucoup, qui rythmait leurs festivités et leur mode de vie. D’après les témoignages historiques, un astre similaire ornait jadis le ciel du Demi-Monde. Il offrait un véritable repère sur la manière dont s’écoulait le temps là-bas.

— En effet, c’est troublant, admit-il. As-tu enquêté du côté de sa meilleure amie, Tijana ?

— Pour quelle raison ?

— La branche ésotérique du grand marš. Je pourrais enquêter sur mes employés, mais je suis persuadé qu’elle y a recouru pour obtenir ses renseignements.

Je frissonnais. Si l’hypothèse des parents de Tijana était peu probable, puisqu’ils appartenaient à un milieu aisé et qu’ils n’avaient jamais manqué de rien, je savais que ma sœur était assez naïve pour les contacter.

— Ma base de données est cryptée et les sanctions en cas de trahison sont très lourdes, me rappela Misha. J’ai toute ma confiance dans mes employés, en particulier ceux chargés de traiter ces informations. Ils ne révéleraient rien à ta sœur, encore moins pour satisfaire sa curiosité.

Je feuilletai de nouveau le carnet, peu convaincue. Kaća était jeune, insouciante, naïve parfois, mais intelligente. Elle mesurait le danger du grand marš. Une transaction se réglait par un service, qui équivalait le plus souvent à vendre son âme au Diable.

— J’aimerais que tu enquêtes, insistai-je. Mes collègues sont fiables, mais Kaća est déterminée.

— Autant que toi ?

— Hum… Presque.

Nous partagions ce point commun, à défaut de nous entendre. Ce rappel de nos personnalités me pinça le cœur et me rappela à quel point la situation échappait à mon contrôle. Je n’avais aucune piste, hormis ces suppositions dignes d’un mauvais thriller. Milica refuserait de croire que sa fille adorée ait pu s’embarquer dans une sombre histoire. Elle rejetterait la faute sur moi, m’accuserait de l’avoir attiré vers les ennuis.

— Le monde de la sorcellerie est très fermé, Sveta. J’ai eu beaucoup de peine à tisser des relations avec les covens européens. La plupart craigne qu’on utilise leurs informations contre eux et qu’on révèle leur position exacte aux gouvernements. C’est presque impossible de discuter sans connaître déjà quelqu’un auparavant.

— Kaća a peut-être rencontré une personne de la société civile ?

— Et comment ? Il faut être stupide pour se vanter de posséder des pouvoirs, surtout avec les patrouilles religieuses qui pullulent !

Si l’époque de la chasse aux sorcières était révolue, la méfiance subsistait. Il valait mieux qu’elles se tiennent à l’écart avant qu’un groupe trop fanatique ne déclenche les hostilités. Néanmoins, comment ma sœur avait-elle obtenu ces renseignements ? Aucun livre ne détaillait les éléments que je venais de découvrir !

— Et le marché ésotérique ? suggéra-t-il.

Je marmonnai un juron. Comment n’avais-je pas pu y penser plus tôt ? Dans cette catégorie du grand marš, il était possible d’acheter tout et n’importe quoi : renseignements, objets démoniaques, exorcisme, rituels vaudous, chasseurs de vampiri, à la condition de payer le prix nécessaire.

— Si ta sœur s’intéresse à Laurent, soit elle a piraté notre base de données, soit elle a utilisé quelqu’un là-bas, confirma Misha. Et la probabilité qu’elle ait utilisé les contacts de son petit ami à son insu est très forte. Sveta, ce Caché est une légende, et pas pour les bonnes raisons. Il se situe tout en haut de la chaîne alimentaire et dirige son peuple d’une main de fer, bien qu’ils n’aient pas vraiment l’air de former une société hiérarchisée.

— Ou une société tout court, rectifiai-je.

Comment des bêtes assoiffées de sang pouvaient-elles former un groupe socialement acceptable ? Beaucoup de personnes, afin d’atténuer l’horrible réalité, se berçaient d’illusions en ce qui les concernait. Elles les représentaient comme des êtres beaux, élégants, damnés, alors qu’ils étaient d’une laideur sans nom.

— Il y a sûrement d’autres carnets similaires à celui-ci, soupirai-je. Là, il n’y a qu’un ramassis de notes incohérentes.

— Fais attention à toi, Sveta. Si ta sœur trempe dans des histoires louches, tiens-toi à l’écart.

Si Kaća avait des ennuis, les vampiri apprendraient à me craindre. Je ne possédais peut-être leur force physique, mais j’étais rusée, surtout pour traquer mes cibles. Une fois la conversation terminée, je contactai Dimitrije afin qu’il surveille les proches de Karl. Si l’un d’eux avait un lien avec la branche ésotérique du grand marš, je devais remonter sa piste sans attendre.

— Je te file la liste de mes indics fiables, ajouta Misha. Dis-leur bien que tu viens de ma part, mais ne révèle rien à propos de ta sœur.

Je haussai un sourcil, amusée. Parlait-il sérieusement ? Kaća me ressemblait comme deux gouttes d’eau ! Nous mesurions la même taille, avions un visage rond pourvu d’un teint pâle et d’une chevelure rousse. En plus de cela, nous n’avions que deux années de différence, bien que nos personnalités soient opposées en tout point.

— Merci de ton soutien, Misha.

Mon patron sourit, qui dévoila des ridules sur son visage. Il avait fêté son quarantième anniversaire et était l’un des rares exemples de réussite que je connaisse. Il gérait l’Agencija avec énergie, malgré le manque de subventions et la dangerosité de nos missions. Il avait cru en moi alors que j’atteignais la majorité, m’avait soutenu lorsque le poids de la solitude avait menacé de me détruire. Au fil des années, nous avions tissé une véritable amitié. Il m’avait sauvé la mise un nombre incalculable de fois et connaissait mes secrets mieux que quiconque. Grâce à lui, je gardais un lien avec le monde normal, même si la tentation de passer définitivement de l’autre côté de la barrière devenait chaque jour plus forte.

Misha raccrocha et je m’affalai contre le sofa. Il était minuit passé et une longue journée m’attendait. Je devais cuisiner ma génitrice sur l’attitude de ma sœur, me déplacer au commissariat, placarder des avis de recherche… En somme, je ne me reposerais pas de sitôt.

Tandis que j’hésitais entre me coucher et relire le carnet, un miaulement retentit. Un chat me fixait de ses grands yeux d’eau, délicatement assis sur le rebord de la fenêtre. Je déglutis, perplexe. Milica détestait les animaux. Quand nous étions petites, nous l’avions supplié d’adopter un animal, en vain. Que fichait le matou ici, surtout…

— Vlad ?

Je me dirigeai vers lui et examinai son collier, sur lequel je trouvai son prénom ainsi que son numéro de téléphone.

— Vlad, que fais-tu ici ? demandai-je en le caressant.

Le matou miaula à nouveau, puis se lova contre moi. Il ronronna avec tendresse, tout en me laissant le caresser. Son pelage blanc, soyeux, contrastait avec ses grands yeux ovales à la couleur de feu. Je le trouvais élégant malgré son aspect effrayant, j’appréciais depuis toujours les créatures qui sortaient de l’ordinaire.

— Svetlana ? demanda Milica depuis l’étage.

Quelques secondes plus tard, elle me rejoignit, emmitouflée dans son peignoir crème. Mon humeur s’assombrit dès qu’elle s’approcha de moi. Son parfum trop sucré me donnait envie de vomir. Je lui désignai néanmoins le chat et son expression courroucée confirma mes doutes. Vlad n’avait rien à faire ici.

— Je l’ai déjà vu, marmonna-t-elle. Il n’arrêtait pas de gratter à la porte et de gémir. Tu le connais ?

— C’est le chat de Tijana. Je l’ai gardé plusieurs fois dans mon studio.

— Pourquoi vient-il nous déranger au milieu de la nuit ? Il va mettre le bazar partout !

— Tu n’as qu’à mieux fermer les fenêtres ou le garage.

Nous inspectâmes la maison afin de déceler l’endroit par lequel le matou était passé, mais force fut de constater que tout était bien verrouillé.

— Les bestioles sont malignes, soupira-t-elle. Je ne comprends pas pourquoi il se réfugie ici. Il a tout ce qu’il faut chez ses propriétaires.

Puisqu’il était inenvisageable de les déranger à une heure aussi tardive, je préparai un bol de lait sans écouter ses protestations. Si j’abandonnais le matou dans la nature, il ne réapparaîtrait jamais. Les trafiquants d’animaux le récupéreraient et je n’osais imaginer la réaction de Tijana si elle apprenait notre implication. Non, il valait mieux le garder ; d’autant plus que sa compagnie ne m’était pas désagréable.

— S’il était malade ? Ou avait des puces ? pesta ma mère.

— Tiens-toi loin de lui, alors. Je le dépose chez les parents de Tijana demain, mais il ne quittera pas cette maison ce soir.

Milica siffla un commentaire acerbe, pesta contre mon irresponsabilité, avant de capituler et de se servir à manger dans le frigo. Vlad ronronna de plus belle, puis agita sa queue grise près de mon visage. Je m’amusai avec, tout en le caressant. Parfois, je songeais à en adopter un, mais j’avais renoncé à cause de mon mode de vie. À quoi bon payer le prix fort si je n’étais jamais là ?

Vlad finit par s’allonger sur mes genoux en lâchant des miaulements séducteurs.

— Eh bien, tu étais motivé ! plaisantai-je. Parcourir tout ce chemin pour me retrouver…

La lueur argentée de son pendentif attira soudain mon attention. Je l’examinai, persuadée d’y trouver le numéro de ses propriétaires, mais je discernai à la place le soleil ensanglanté des vampiri. Je m’éloignai du matou et manquai de me cogner contre la table de la cuisine.

— Ça ne va pas ? s’étonna Milica.

J’hésitai à lui confier mes doutes, avant de renoncer. Pour le moment, je n’avais aucune envie d’entendre ses commentaires ou de subir ses angoisses.

— Si, si, mentis-je.

Vlad continua à ronronner innocemment. Le pendentif brillait et son magnétisme s’amplifiait de seconde en seconde, à l’instar du médaillon.

— Tu le fixes comme si tu avais vu un fantôme.

— Si je te dis que ça va !

Elle arqua un sourcil, presque amusée de ma mauvaise humeur, puis remonta à l’étage sans ajouter le moindre commentaire. Je regagnai le sofa en esquivant le regard de Vlad, qui me fixait.

Ok, calme-toi. Ce n’est qu’un putain de chat et les parents de Tijana ont peut-être mauvais goût. Respire, Sveta.

Pourtant, les pensées s’entrechoquaient dans ma tête. Je me sentais cernée par ces monstres. Me narguaient-ils ? Pourquoi jouer avec mes nerfs ?

Tu deviens parano.

Cependant, pourquoi le matou avait-il quitté son foyer, situé à quarante minutes d’ici ? Je l’avais déjà gardé par le passé, mais à Leštane, jamais chez Milica. Elle n’aurait pas accepté d’animaux chez elle, même pour une journée. Je connaissais son mépris envers les animaux. L’alternative du somnifère me parut très tentante ; sans aide, je ne trouverais pas le sommeil. Je pourrais cogiter des heures durant et si je voulais me montrer efficace, il fallait me reposer. Je me servis un verre d’eau, puis avalai les somnifères.

Je me rallongeai ensuite sur le canapé et je me crispai lorsque Vlad se lova près de moi. J’essayai de le chasser, ignorant l’aura du médaillon ainsi que le regard perçant du matou. Finalement, je capitulai face à son obstination. Bientôt, mes paupières s’alourdirent et en dépit de mon inconfort, je me réfugiai enfin dans les bras de Morphée.


Texte publié par Elia, 22 mars 2020 à 20h43
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