Le sang perle le long de mes doigts. Plic ! Ploc ! sur le sol immaculé. Je gémis. Pleure. La douleur m’écrase. Les sanglots aussi. Ma gorge serrée m’oblige à respirer par saccades. Le liquide écarlate forme des sillons sur le dos de mes mains. Je courbe l’échine. Grimace d’horreur. De terreur. De colère. Les cicatrices éphémères, cachées par les entraves rougies, piquent et me démangent. Quand elles sont à vif, j’ose à peine les affronter ; témoins béants des douleurs que je m’inflige.
Les portes mécaniques restent closes. Depuis quand mon père m’a-t-il abandonné ? Pire encore : quand va-t-il revenir ? Les larmes roulent sur mes joues humides. J’imagine la silhouette du scientifique à ma droite. Dans l’angle-mort de mon cache-oeil. Avec son sourire carnassier. Et sa seringue mortelle. Rien ne l’oblige à avoir mon accord. Il peut m’injecter son venin directement dans les veines sans scrupule. Ma respiration s’accélère. J’agoniserais sur cette chaise et m’endormirais. Il va revenir. Les lanières de cuir m’arrachent la peau.
Je rugis sous la douleur. Les entraves deviennent des lames acérées. Elles romperont mes os. Mais je vivrais. Je fuirais. Il le faut. Avant qu’il ne revienne. Mon bourreau, mon géniteur. Mon père. Noyade de mon coeur dans les assauts de mon désespoir. Comme je le hais ! Je le hais à en crever ! De tout mon être, de toute mon âme ! Je le hais assez pour me blesser et appeler son attention. Qu’il se rende compte. Les larmes. Le sang. La gorge déployée. Le fauteuil tremblant. L’agitation de tous mes membres. Juste pour qu’il comprenne. Demande pardon. Je suis son fils. Ne s’en souvient-il pas ? M’accepter comme je suis ? Il préfère donc la soumission d’un vulgaire rat de laboratoire !
Pourquoi n’a-t-il pas encore reparu ? Qu’attend-il ? Il se délecte de mes tourments. Je crache ma rage. Me cogne contre le fauteuil. Mon cerveau brûle. Palpite dans ma boîte crânienne. Ne m’entend-il donc pas ? À moins qu’il aime ça...
Où sont les caméras ? Il y en a forcément ! Frénétique, je les cherche. Elles se camouflent avec la blancheur immaculée de la pièce. Mais elles sont là. Sournoises. Il m’analyse, c’est clair ! Sa dernière expérience.
S’il croit que je vais me soumettre !
Et pourtant. On aliène mes choix. On m’immobilise. On me rend fou. Tout à coup, je cesse de me débattre. C’est ce qu’il veut, que je me batte. Il zoome sur mes muscles tendus, mes larmes chaudes ou encore chaque veine saillante de ma nuque. Putain de psychopathe ! Mon coeur bat la chamade. Les fourmillements dans mes bras s’accordent à ma peur de son retour prochain.
Je dois lutter. Je peux encore… fuir, il faut… fuir.
Mon oeil se pose sur la lanière de cuir contre mon poignet ensanglanté.
Impossible.
Le sang a séché. Il colle contre ma peau tremblante.
Si je ne suis plus là… qui s’occupera de Lambda ?
Son innocence. Sa confiance. Sa loyauté. Nouveaux sanglots le long de mes joues.
J’aimerais tant qu’il soit là…
Mon ventre se comprime sous les spasmes. Je tente de me recroqueviller sur moi-même. Les lanières compriment ma chair. Dégoût. De ma situation. De moi-même. Ma respiration haletante hante le lieu dans un écho assourdissant. Je dois trouver un plan pour fuir d’ici !
Tout à coup, le mécanisme de la porte se met en branle. Oeil rivé. Souffle coupé. Mon père ? Veste noire. Cicatrice à la joue droite.
Oncle Sven !
Soulagé, je veux le rejoindre et tire par mégarde sur mes entraves. La douleur cuisante m’arrache une grimace. Pas grave ! Oncle Sven ! Ma seule chance !
— Tonton ! Aide-moi ! Il veut me tuer ! J’t’en prie, tu dois… tu dois me croire !
Les mots se noient sous une quinte de toux. Je le vois mettre son badge dans la poche avant de sa veste. Au niveau de son torse. Puis, il vient s’agenouiller près de moi :
— Oh, oh ! Du calme ! Je comprends que dalle à ce que tu me dis. Respire, gamin !
— Mais, tonton ! Il veut me…
— Stop ! Pour l’instant je veux rien entendre. Respire.
Contrairement au scientifique dont le ton mielleux m’horripile, sa voix se montre ferme, décisive. Pas question de contrevenir à l’ordre.
Respirer. Oui. Comme on a appris.
Je tente d’inspirer profondément. Mes poumons brûlent.
J’y arrive pas, putain ! J’y arrive… pas !
Ma cage thoracique va exploser. Sven attrape ma main. La serre avec force. Ses doigts s’habillent de rouge. Il s’en fout. Ses lèvres affaissés, ses iris délavés, sa barbe de trois jours témoignent de son habitude face à mes crises démentes.
— J’vais lui arracher la… la gueule !
Nouvelle quinte de toux. Violente. À m’en donner la nausée.
— Hey, Cole ! Si tu veux que je t’écoute, alors tu te calmes. Et je te détacherai aussi.
Mon coeur rate un battement. Pourquoi n’y aies-je pas pensé plus tôt ? Sven ne croit pas au pouvoir des chaînes. Un sourire tremblant m’étire les lèvres.
– Regarde l’état dans lequel tu te mets ! Tu peux te contrôler mieux que ça. Aller ! Montre-moi !
Je l’écoute. Tout pour me libérer du joug oppressant du scientifique ! Je me concentre. La voix de Sven. Les pensées parasites. L’image de mon père.
— Reste avec moi. Respire normalement, ça va aller. On pourra discuter après. D’accord ?
Hochements de têtes frénétiques. Je m’applique. Prends le temps nécessaire à l’apaisement. Mes muscles tremblent encore. Mon coeur galope toujours. La sueur perle sur mon front. Je veux sortir ! Nouvel assaut de rage. La vague déferle dans mon corps. Remonte le long de ma gorge.
— Cole, Lambda attend son maître.
J’interroge Sven du regard. J’hyperventile. Mes bras fourmillent. J’en peux plus !
— Son maître. T’as pas l’air d’un maître, là. T’as envie qu’il te voit comme ça ?
Rendre mon ami triste.
L’idée m’épouvante. Sven a raison. Je dois reprendre le contrôle. J’expulse le trop plein d’air dans mes poumons. Craque sous le feu de ma gorge irritée. Inspire par saccades. Recommence. Une fois. Deux fois. Trois fois.
— C’est bien, gamin. On le fait ensemble.
Demi-sourire sur ses lèvres fines. Il inspire.
— Un. Deux. Trois. Quatre…
Nouvelle quinte de toux. J’expulse un râle. Suis-je donc si faible, bon sang ?
— T’énerve pas, ça sert à rien. On recommence.
Tonton plaque une main contre mon ventre. Elle se lève, s’abaisse en rythme. M’hypnotise. Je me concentre. Une pluie de soulagement inonde mon corps à chaque nouvel exercice. Je tremble encore. Cherche à me soustraire de l’étreinte macabre du fauteuil. Mais déjà, mes pensées s’éclaircissent.
Dans sa poche avant. Le badge. La liberté.
Un frisson m’assaille. Vais-je réussir à paraître calme aux yeux experts de mon oncle ?
— Ça va mieux ?
Je hoche la tête. Tente de réfréner mon geste au maximum. Je déglutis avec difficulté. La pulpe de ses doigts vient effleurer la boucle métallique de la lanière. Il l’ôte. J’exulte face à la légèreté de mon poignet libéré, rongé, où la douleur pique et bat en rythme. Mon oncle se penche au dessus de moi pour atteindre la seconde entrave. La poche de sa veste vient danser devant mon oeil. Juste là. À se pavaner si près de mon visage ! La forme du badge se dessine sur le tissu bleu nuit.
Je n’ai qu’à tendre la main…
Je lève le bras. Geste simple. Évident. Incompressible. L’objet me targue, à se dandiner ainsi devant moi, sans aucune pudeur. Soudain, il s’éloigne. Et avec lui mon infime chance de m’extirper de l’enfer. Il disparaît de mon champs de vision. Mon oncle s’est redressé et, tandis que mon coeur sombre dans ma poitrine, il s’occupe de mes mollets.
Je me relève, avide de m’extirper au plus vite du siège de la persécution. Trop vite. Mes tendons d’Achille brûlent dès que mes pieds touchent terre, je retombe dans le fauteuil. J’esquisse une grimace tandis que le doigt couvert de sang de Sven apparaît devant moi.
— Bouge pas ! Tu t’es bien fait mal, Cole.
J’ouvre la bouche. Désire intervenir. Lui expliquer la situation. Il doit comprendre. Il va comprendre. Mais par où commencer ? Je cherche les mots. Ils se perdent, se mêlent dans la cacophonie de mes pensées.
Mon oncle mon père le scientifique les chaînes le badge la liberté Lambda le sang la douleur...
Mon oncle attrape une bouteille dans une étagère en hauteur. Un sourire narquois m’étire les lèvres quand je remarque la trace de sang qu’il laisse sur son passage, là où tout est stérilisé, immaculé. Il s’attaque alors à un tiroir du bas. Extirpe quelques compresses. Du sparadrap. Repousse le compartiment d’un geste souple. Vient s’agenouiller près de moi, à nouveau. Ses gestes sûrs, maîtrisés, contrastent avec les miens, saccadés, impulsifs. Violents.
Les entailles de mes poignets sont profondes. Le sang, d’abord rouge vif, avait pris une teinte de plus en plus foncée au fur et à mesure qu’il avait coulé.
— Putain, Cole, faut que t’arrêtes de te blesser comme ça… Regarde-moi ce travail !
Exaspération. Dégoût. Pitié. Il claque la langue. Et un léger séisme grogne dans mes entrailles. Le coin de ma lèvre tressaute.
S’il me réprimande encore une fois, je lui arrache son coeur en attrapant le badge !
Le badge.
La clé.
La liberté.
Elle est là. Si près.
Pas flancher.
Patienter.
Observer.
Analyser.
Tonton débouchonne la bouteille dont l’odeur d'antiseptique s’accroche à mes narines. Il en badigeonne une compresse et s’empresse de nettoyer la première plaie.
— Tu m’as l’air bien calme, là.
Je me mordille la lèvre. Est-ce donc si facile de le manipuler ?
Bien sûr ! Le pantin du scientifique !
La compresse ripe sur l’hémoglobine séchée. M’attire une grimace. Sven dépose le tissu imbibé et rougeâtre au sol avant d’en prendre un neuf et de m’entourer le poignet avec. C’est agréable. Alors ma langue se délie.
— Ça va. Mais je ne veux pas qu’il revienne.
Mon oncle arque un sourcil. Ses iris azur interrogent le mien tandis qu’il continue à estomper mes douleurs.
— Qu’est-ce-qu’il t’a fait, cette fois ?
Sa voix se veut monocorde, mais j’entends son dépit, là, tout au fond. Une lueur d’espoir renaît en ma poitrine. Il est prêt à m’écouter. Pourvu qu’il m’entende ! Mes tentatives de fuites consistent toujours à contrevenir aux deux hommes. Et si obtenir de l’aide, pour une fois, signifiait ma victoire ?
Ça pourrait marcher !
Oncle Sven s’affaire sur mon poignet droit. Mon coeur palpite. Les chaînes et l’humiliation, bientôt, ne seront plus qu’un lointain cauchemar ! Encore me faut-il choisir les bons mots. Exprimer clairement ma pensée. Rallier le frère du bourreau à ma cause.
— Ce n’est pas tellement ce qu’il a fait.
Je déglutis. Approche mon visage à quelques centimètres du sien. J’intercepte l’odeur âcre de la peur tandis que je parcours du regard le tracé de sa cicatrice.
— Plutôt ce qu’il m’a dit…
Nos nous fixons. Ses iris me jaugent. Et vacillent. Cherchent à démêler le sens profond de mes paroles. Survient un soupir excédé. Mon seul espoir hausse les épaules tout en ajoutant du sparadrap sur la compresse contre mon bras.
— Tu te souviens de notre discussion de la dernière fois ?
Couperet fatal. Le voilà qui cherche à me mettre en défaut ! Je me redresse légèrement. Trouver les mots. Les bons. Garder l’avantage de la discussion. La domination.
— De le laisser finir ses explications et de rester calme quoi qu’il arrive.
— Et c’est ce que tu as fait ?
Son regard désabusé m’accuse. Je me lève, incapable de tenir plus longtemps assis sur cet instrument de torture. Cette fois, la brûlure des plaies reste supportable.
— Comment veux-tu ? Il a dit qu’il voulait me tuer !
Il tressaille. Sven tressaille. Aies-je repris l’avantage ? Mon oncle secoue la tête et se dirige vers le plan de travail. Il dépose les instruments usagés, entreprend de se laver les mains avec soin.
— Attends… Genre, il t’a déclaré ça. Avec les mêmes mots.
Je serre les dents. M’attaque à la manipulation du grand frère sur le cadet. Si je réponds “non”, mon plan est foutu ! Mon aplomb devra suffire.
— Coma artificiel. D’où on place les gens en bonne santé dans un coma artificiel, hein ? Faut pas me prendre pour un con !
Sven ferme le robinet. Il s’essuie les mains. Refuse de soupeser mon regard. Passe une main sur sa nuque :
— Bordel, Cole, on va pas revenir là-dessus, ça sert à rien.
Il revient vers moi. M’attrape par les épaules. Je veux m’arracher à cette étreinte. Mais il tient bon. Me connaît trop bien.
— Écoute… Soit tu l’as mal compris, soit…
Raclement de gorge. Voix enrouée :
— … il a une bonne raison de le faire.
Je discerne toute sa suspicion dans ses paroles. Je décide d’abattre ma dernière carte, véhément :
— Je t’en pris, tonton, tu dois me croire ! J’ai aucune raison de te mentir !
Je joue sur la corde sensible. Le souffle coupé, j’attends sa sentence. Sven inspire profondément :
— Lui non plus. Mon frère est un putain de gros connard, je te le concède. Mais c’est pas le monstre que tu croies.
Mon coeur sombre dans ma poitrine. C’est fini. Sven ne se ralliera pas à ma cause, aveuglé par les grands mots du scientifique.
— Tout ce qu’il fait, c’est pour ton…
— Putain, me sors pas que c’est pour mon bien !
Je vomis la colère. Repousse Sven de toute la force de mes bras. Déverse un flot de râles impétueux, dévorants. Mes muscles se tendent à nouveau. Plus le choix. Dernière chance de fuir. Dernière chance de survie. Avant l’arrivée fatidique du scientifique. Le badge. La poche.
J’attrape le bras de mon oncle. Le tire contre moi. L’enlace pour la première fois. Pour la dernière fois. Surpris, il s’immobilise. Il se détend. Ses bras m’entourent. Et contre mon torse, je sens la dureté du badge.
— Y… y t’arrive quoi, là, gamin ?
Sa voix trahit à la fois l’incompréhension et l’émotion. Ma respiration saccadée m’empêche de répondre sans à-coups. C’est maintenant. Maintenant ou jamais. Maintenant ou la mort.
— C’est juste… je… enfin…
Désolé.
Le fil de ma pensée s’étiole.
Mes excuses se transforment.
Deviennent un “merci”.
Pourquoi ?
Pour m’écouter. S’occuper de moi dans cet enfer.
Je me reprends. Coma artificiel. Mort. Néant.
Mon ton s’éclaircit :
— Pardon, Oncle Sven.
Je m’arrache à ses bras. Abat mon front sur l’arête de son nez. Il chute. Hurle sa souffrance. Abondance hémorragique. Il lève une main pour atteindre la zone douloureuse. Je stoppe son geste. Agrippe ses poignets, le tire vers le fauteuil de torture. Ses pieds battent l’air. Il recrache par intermittence le sang qui lui tombe dans la bouche.
— Bordel ! ... Cole !
Peux pas arrêter. Peux plus reculer. Malgré ma force, impossible de le placer sur la chaise sans lui laisser une chance de se défendre et me mettre en déroute. Tant pis ! Ses poignets rejoignent les entraves réservées aux pieds.
Le temps de sceller la première main, la seconde vient me frapper le flanc. Je repousse la boucle métallique au dernier cran. Sven hurle. Trop serré. Ses ongles libres viennent me griffer le bras. Je tiens bon. Grimace sous la peine. Puis scelle l’autre poignet.
— Cole ! Détache-moi ! Tu m’fais quoi, là ? Espèce de p’tit con !
Rage. Haine. Est-ce-donc des entraves que vient la mienne ?
D’un geste vif, je plonge la main dans la poche de sa veste. Là ! Au bout de mes doigts ! Le badge. Le fameux badge ! Soupir d’allégresse. Je me redresse alors. Contemple l’objet de mes convoitises dans la lueur opaline du néon.
Les cris de Sven me sortent de ma torpeur. Il appelle le scientifique. Je frissonne. Il s’époumone. Les veines de sa nuque rougissent sous ses vagissements.
C’est maintenant. Fuir. Maintenant !
Je rejoins la porte au pas de course. D’une main tremblante, écrase le badge sur la console. Bip ! Lumière verte. Elle s’ouvre. J’en ris. Frénétique. Puis me reprend. Coup d’oeil vers le bureau du scientifique.
Putain, il est parti ! Chance de ma vie !
Sans attendre, je traverse le couloir et ouvre la porte de ma chambre.
— Lambda ! Au pied !
Le Collie émerge en trottinant. Il sautille autour de moi. Je lui caresse l’encolure, puis déverrouille la porte où je le vois tous les jours disparaître avec Sven. Les cris de l’homme me vrillent toujours les tympans. Il faut faire vite. Avant le retour du scientifique. Lambda me montrera la sortie. Nouveau bip ! Nouvelle lueur verte. Et enfin, la délivrance.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2782 histoires publiées 1267 membres inscrits Notre membre le plus récent est JeanAlbert |