Les traces sur mes poignets s’estompent. Mes doigts caressent la chair lisse aux nuances de rouge et de bleu, habituée à la morsure aiguë des entraves. Les arracheuses de peau. Elles font perler le sang. Amènent un tourbillon ravageur dans mes entrailles. Au réveil, les marques disparaissent. Le corps guérit ; l’esprit sombre. La douleur physique de la veille se mue en traumatisme qui lacère ma psyché le lendemain. Entre deux, mes rêves se teintent de noir. De gris. De peur. De pleurs. La boucle est bouclée. Dans la journée, le cycle va recommencer.
J’endure les menottes. Certaines grincent dans une cacophonie perçante. D’autres restent muettes, boas étouffants autour de mes articulations fatiguées. Sournoises, elle me lient pour toujours à l’espace confiné où on me garde prisonnier. Et où mes cris s’évanouissent, coupés du monde extérieur.
Comme je les hais ! Y poser le regard m’amène la nausée. Lire les vestiges de la souffrance sur mes bras et mes mollets me chavire le cœur. Désespère mon âme. Je me recroqueville sous ma couverture. Seul rempart contre les affres du quotidien. Unique endroit où je parviens encore à me cacher des yeux indiscrets. Je soulève ma protectrice pour que l’air s’engouffre, mais je refuse de laisser un centimètre de peau hors de ma bulle.
Je ferme l’œil droit, aigue marine. L’autre se trouve à jamais plongé dans les ténèbres d’un bandeau noir. Je soupire. Le bruit de mon souffle emplit le lieu étroit. Mon rythme cardiaque me berce de son calme inhabituel. Ça me change de la mer impétueuse dans laquelle je me noie d’ordinaire.
Une sensation humide sur mes doigts m’oblige à relever la tête. Lambda renifle, cherche à me rappeler sa présence. Le museau noir s’engouffre dans ma grotte artificielle. Quand il se cogne contre mon épaule, il cesse toute activité. Un sourire attendri m’étire les lèvres. La truffe reste immobile, satisfaite de m’avoir retrouvé. Ainsi débusqué, je repousse la couverture pour découvrir les yeux ambre du Border Collie plantés dans le mien.
— Tu vas te faire engueuler, lui rappelé-je.
Mon ami continue de me fixer. Ses pattes avant toutes blanches grattent le drap housse pour s’approcher davantage. Son museau vient côtoyer mon visage. Un gémissement plaintif remonte le long de sa gorge. Sa queue joue au balancier. Encore un peu et une boule de poils marron va hisser son corps entier sur le lit. Je maugrée :
— C’est bon, ça va, j’ai compris.
Et me redresse. La truffe trouve son chemin sous mon coude, vient se poser contre mon ventre. Lambda me lance une œillade, rencontre mon air accusateur. Nouvelle agitation de la queue. Air taquin. Mon compagnon d’infortune, loin d’abandonner, m’assaille d’une salve de câlins supplémentaire et tente de m’amadouer avec un grognement désabusé. Je hoche la tête, conscient des conséquences si jamais mon bourreau arrivait au moment où l’animal aurait trouvé place au pied du lit.
— Ce n’est pas moi qui établit les règles, tu sais bien, répliqué-je en lui tapotant le crâne.
Lambda finit par abdiquer. Il laisse ses pattes retomber au sol. J’étire mes muscles endoloris et rajuste ma chemise blanche froissée. J’ai collé le lit de manière délibérée contre la vieille armoire, dans le renfoncement. J’ai vingt ans, bordel ! J’ai bien droit à un peu d’intimité ! Et encore… peut-être qu’une des caméras, camouflée contre un mur bleuâtre, enregistre dans cette direction. Doigt d’honneur à l’observateur ! Que ce pervers dégueulasse aille se faire foutre !
Je me lève, les membres engourdis par trop peu d’activité. Devant moi se tient la salle d’eau. Les griffes de Lambda cliquettent sur le parquet froid tandis que nous bifurquons et nous rendons à la “salle de vie”, comme l’appellent si bien mes tortionnaires. Les murs toujours aussi bleus cherchent en vain à m’apaiser. Mes lèvres s’étirent en une grimace écœurée. J’en peux plus de cet endroit ! Je peux toucher le plafond si je tends les bras ! Pas de fenêtre, pas de décoration superflue, aucune personnalité. Juste un canapé vieillot, une télé minuscule, une large bibliothèque et un petit bureau. L’enfer. Gardé hermétiquement clos par une porte en acier lourd. Seul un badge peut l’ouvrir. Celui de mes bourreaux. Ils viennent me rendre visite tous les jours. Et m’enchaînent. Je m’en détourne, les poings serrés.
Devant moi, la vitre teintée prend la largeur et la hauteur du mur. Les tortionnaires m’observent. Décortiquent le moindre de mes mouvements. Analysent chacune de mes actions. Prennent notes de mes états d’âme. La pulpe de mes doigts glisse sur le verre opaque. Le froid s’insinue sur ma peau tiède. La paume de ma main dessine son empreinte.
Je ne rencontre que mon reflet. Je me confronte à mes cheveux blonds et décoiffés. À mon teint blafard, privé de soleil. À mes traits durs, modelés par la souffrance. À mon semblant de dignité, voilé par mon regard vide et délavé. J’approche mon front. Le colle contre la vitre imposante. L’air qui s’échappe de mes narines vient s’échouer en buée sur le verre. Percevoir l’Autre Côté… ou encore deviner les silhouettes affairées. Rien. Rien ne transparaît de l’opaque.
Derrière, les bourreaux évoluent. Impunis. Libres. Ils se délectent des tourments du rat de laboratoire. Eux, entendent mes cris. Eux, peuvent m’amener au monde extérieur. Eux, demeurent les témoins de ma colère. De mes tentatives de fuites. Mes ongles se cassent quand je creuse les murs. Mon souffle se coupe quand la haine m’étreint. Des spasmes paralysent mon corps quand l’angoisse survient. Je frissonne. Hoche la tête. Refuse d’accorder plus d’importance à ces pensées noires et tonitruantes.
Je m’écarte. Mes doigts caressent le béton du mur le plus proche. Découvrir, par-delà, les montagnes, les forêts, les villes et les villages. Moi, qui serais bien incapable de déterminer dans quelle direction me rendre pour rejoindre la civilisation la plus proche. Pas la moindre vibration, le moindre mouvement susceptible de me révéler la présence d’autres gens non loin. À se promener en toute quiétude, là, juste derrière. Sans imaginer l’existence de l’homme en cage.
Le Monde du Dehors. Celui qu’il m’est interdit de voir. Cet air qui m’est interdit de respirer. Cette civilisation qui m’est étrangère. La télévision, les DVDs, les romans demeurent mes uniques fenêtres sur l’extérieur.
C’est pour ton bien, Cole.
J’inspire profondément, les nerfs tendus. À côté de moi, Lambda gémit. Il gratte ma jambe de sa patte, désireux de sortir, lui aussi. L’heure fatidique approche. Mes bourreaux franchiront la porte. Je déglutis avec difficulté. Impuissant face à l’inévitable.
Je m’affale dans le canapé. Claque la langue. En face, la télévision éteinte. Lambda s’assoit à mes côtés et ma main se perd dans sa fourrure. Nous attendons. Je me prépare mentalement à faire face aux tortionnaires. Ils me gardent sous leur domination. Mon cœur bat en rythme avec les secondes qui s’égrainent. Je maintiens l’œil rivé sur l’infranchissable double porte. Derrière, l’inconnu. Si convoité.
Il ne suffit que d’une fois… une tentative de fuite réussie. C’est tout.
Le mécanisme se met en branle. Le verrou claque. Les battants cèdent. Emergent alors mes tortionnaires. L’un vêtu d’une blouse blanche, l’autre d’une chemise et d’une veste noire. La porte se referme tout aussitôt. Les deux hommes s’approchent. Mon père arbore un sourire, mais dans sa main, j’aperçois les chaînes dont le cliquetis résonne jusque dans ma chair. Mon oncle, lui, tient la laisse rouge de Lambda. Mon compagnon la remarque, descend du canapé, sautille autour de Sven.
Mon œil darde ceux de mon géniteur. Leur éclat sombre reflète l’âme corrompue. Ses lèvres pincées remuent. Dans ses mains, les chaînes s’agitent. L’homme patiente. Sa blouse paraît immaculée, mais si on y regarde de plus près, on peut y découvrir les vestiges de ses expérimentations douteuses. Nous nous toisons.
Le silence nous entoure. Mes nerfs se tendent. Ambiance électrique. La règle est claire : la laisse contre les chaînes. Le bien du chien contre la souffrance de l’homme. Mon regard lance des éclairs au dictateur. Je bougerais pas ! Pas cette fois ! Ni aucune autre ! Fini de me montrer faible !
Les rides sur le front du scientifique se plissent. Il tend les bras. Dans chaque main, un fermoir relié à la chaîne métallique. Clinquante. Le bruit suraiguë me vrille les tympans. Ma lèvre tressaute. Je reste assis. Je le fixe toujours. Et ça l’emmerde. Ses traits durcissent. Sa mâchoire se crispe. À ses côtés, Sven soupire. Blasé. Je m’en tape. Ne lui prête aucune autre attention. C’est le scientifique, que je veux faire plier.
Grognement. Lambda s’impatiente. Je me raidis. Me convainc qu’il peut attendre. Sortir plus tard.
Et s’ils le laissent crever là ?
Mon rythme cardiaque s’accélère. Je me mordille la lèvre. Ces deux fous ont déjà laissé Lambda sans nourriture une journée entière. Ils peuvent recommencer. Ne jamais revenir. Je déglutis avec difficulté. Le scientifique retrouve son sourire niais. Il gagne du terrain à mesure que j’en cède.
Gémissement plaintif.
Merde, Lambda ! Laisse-moi gagner ! Une seule fois !
Je veux briser la carapace du géniteur. Qu’il tombe le masque ! Que sa haine dégouline par tous les pores de sa peau !
Les râles de mon compagnons se transforment. Deviennent suraiguës. Il supplie. Sven fait jouer la clenche de la laisse entre ses doigts. Lambda s’excite davantage. Le scientifique s’approche d’un pas supplémentaire. Franchit la distance qui restait entre nous. Je perds le contact visuel. Interroge mon ami du regard. Il aboie. Tourne sur lui-même. C’en est trop. j’abdique. Pour le bien de Lambda. Mon poilu. Mon confident, dont j’ai la responsabilité.
Lui, je refuse de le voir prisonnier.
Je chausse mes baskets de mauvaise grâce, me lève du canapé avec lenteur, déjà las, mais soucieux de garder ma dignité face aux deux hommes. De nous trois, je suis le plus grand. Je les considère de toute ma hauteur. Plutôt crever que leur laisser le loisir d’être supérieurs !
Mon corps veut fuir ; la raison me paralyse. Les yeux suppliants de Lambda viennent s’appesantir sur moi et mon cœur coule dans ma poitrine. Je lève les bras, la peau pâle de mes mains s’accorde à la couleur de ma chemise.
Le scientifique passe les arceaux sur chacun de mes poignets. Leur poids m’enfonce un peu plus dans la déprime. Je serre les dents. Continue de le soutenir du regard. Qu’il voit dans mon iris l’ombre de mes reproches. Dans un clac ! implacable, les mailles se referment. Appuient sur ma peau meurtrie. Me soutirent une grimace. Sven a profité de l’instant pour attacher Lambda.
Comme un chien. Ils me traitent… comme un chien. Non, pire. Moi, je vais rester entre quatre murs.
Ma gorge se noue, la colère gronde. Elle bout, sournoise, dans mes entrailles. Prête à rugir. Prête à surgir. Je tremble de manière imperceptible ; la tension des muscles me coupe presque le souffle. Je ferme l’œil. Me concentre sur le feu dans mon ventre. Il s’agit de mon corps, j’en suis le maître absolu. La rage, jamais, ne doit triompher. Petit à petit, la perfide s’estompe. Elle accepte ma domination et s’endort jusqu’au prochain coup de sang.
Le scientifique a perçu le saut de mes émotions. D’instinct, il a esquissé un pas en arrière. Ses pupilles dilatées m’interrogent. Putain, que j’ai horreur qu’il me fixe comme ça ! Je suis pas un phénomène de foire, bordel ! Mes membres tremblent, imperceptibles. Les pas de Lambda cliquettent sur le parquet. Tant qu’il est ici avec nous, je refuse de céder à la rage.
Le cliquetis des chaînes, sensible à mes mouvements, brise le silence. Elles domptent le rat de laboratoire ; le gardent à la merci du scientifique. La laisse, muette, maintient mon ami sous le joug de mon oncle. L’aspect blafard de la lumière et des mûrs bleuâtres achèvent ce tableau familial dans lequel se cache, j’en suis sûr, un millier de secrets.
Sans m’accorder le moindre regard, Sven se détourne et sort son badge de la poche gauche de sa veste, l’appose contre le mécanisme de sécurité, puis s’avance une fois la porte grande ouverte. Il se montre si différent lorsque nous sommes seuls. Je le reconnais à peine, en compagnie de son frère.
Jedefray le suit. Mes pieds trainent sur le parquet, je ne lui accorderai aucune facilité. Nouveaux murs. Blancs, ceux-là. Proches malgré la largeur imposante de la pièce. Sven et Lambda disparaissent derrière une nouvelle porte à notre droite. Toujours ce badge. Toujours ce mécanisme pour m’empêcher de les suivre. De l’autre côté, un nouveau monde. Celui auquel j’aspire, en secret.
Mes plans de fuite échouent toujours. Les deux hommes sont bien préparés. Ils ont peur de libérer la bête. Le monstre. Je me mordille les lèvres, l’air renfrogné. Les liens me démangent. J’aimerai gratter à m’en arracher la peau. Mes poings se serrent.
À ma gauche, l’envers du décor. Dans le renfoncement, je devine la vitre teintée et, devant, les consoles de sécurité. Un écran, une caméra. Alors même que mon père voit tout à travers le miroir dans lequel, de mon côté, je ne contemple que mon reflet. Ce voyeurisme m’écœure, il se délecte de ses observations, un sourire machiavélique sur le visage. Au fond, une énième porte jamais franchie se dresse, à la fois mystérieuse et planquée dans l’ombre. Un peu plus loin, derrière une cloison, je repères les machines silencieuses, aux plaques métalliques froides.
La pire demeure celle sur laquelle je dois m’allonger, les mains le long du corps, tandis qu’un cercle blanc me scanne dans les moindres détails. L’I.R.M. Petit, j’appelais ça l’Irréhemme, incapable de comprendre les situations qu’on m’imposait. L’idée du liquide qu’on m’injecte dans les veines pour cet examen m’apporte un frisson le long de l’échine. Sa chaleur se répand toujours à tel point qu’il me donne l’impression que je me pisse dessus. Je détourne l’œil pour le poser à nouveau sur mon géniteur.
Il s’empare de son propre badge. Le lecteur affiche une lumière verte, le son qui en émane se répand en écho. J’inspire profondément. Frémis d’angoisse. L’homme m’entraîne à l’intérieur d’une pièce immaculée. L’odeur aseptisée m’agresse les narines, je réprime une grimace dégoûtée. Mon estomac se soulève, plus je la côtoie, plus j’ai la nausée. Mes cris. Ma rage. Ma haine. Mes pleurs. Mes douleurs. Une pièce. Une kyrielle d’humiliations.
Mon cœur cogne plus fort dans ma poitrine, il veut fuir ma cage thoracique. Je garde les lèvres serrées. Le matériel médical s’empile sur des étagères d’une propreté irréelle, les plans de travail luisent d’une blancheur éclatante. Il y a un évier, aussi, dont le robinet reste muet, pour l’instant. Les portes des placards et tiroirs renferment divers instruments. Ils me donnent la chair de poule. Qu’ils restent donc dans l’ombre, loin de ma vue !
Je sors de ma torpeur quand Jedefray m’indique le fauteuil médical. J’esquisse un mouvement vers l’arrière. Un sourire étire les lèvres de mon père. Toute sa sournoiserie flambe dans ses yeux. Les maillons de mes entraves s’agitent, claquent au rythme de mes tremblements et dévorent la pièce de leur écho rieur.
— On va juste discuter, Cole. Installe-toi, s’il te plaît.
Voix suave. Patacaisse de bonnes manières.
— On aurait pu rester dans ma chambre, pour ça.
Je le jauge. Traque l’infime soubresaut qui me confirmerait son mensonge. Mais il est fort. Il connaît la chanson. Après quinze ans, Jedefray s’est assez entraîné pour opacifier toutes ses émotions. Il acquiesce. J’ai envie de lui arracher son faux sourire.
Ses doigts se referment sur mon bras. Je tressaille. Il me maintient avec douceur. Me pousse vers le fauteuil médical. Insiste pour que je m’assois.
— Ce qui touche à ta santé, c’est ici. Ta chambre, c’est la sphère privée.
Je hausse les épaules, peu certain d’observer une réelle différence entre les deux espaces. Confinés. Surveillés. Maîtrisés. Pensés dans les moindres détails. Devant mon scepticisme, Jedefray abat sa dernière carte :
— J’ai de bonnes nouvelles à t’annoncer !
Ses yeux brillent d’excitation. La curiosité s’installe, me voilà incapable de la réfréner. Je veux savoir. Et je me hais de me montrer si faible ! J’ai faim. Faim d’en savoir davantage. Mon estomac se comprime. De bonnes nouvelles. Ici. Dans l’antre de la douleur. Je claque la langue, déçu de me laisser ainsi amadouer ; puis je me pose dans le fauteuil verdigris.
Avant même d’avoir l’occasion de riposter, Jedefray se penche vers mes pieds. Saisit une entrave de cuir. Attache le mollet droit. Puis le gauche. Fuite impossible. Je demeure à sa merci. Et il le sait. Son sourire s’étire. Grotesque. Malfaisant. Parfait contraste avec la chaleur et la douceur de ses yeux sombres. Ses doigts, véritables pattes d’araignées, remontent le long de mes jambes, dépassent la chaîne pour venir se perdre sur les arceaux métalliques. Nouveau clac ! strident. Ils cèdent.
L’entrave de cuir me comprime la peau. Il réitère l’opération avec mon autre main. Le voilà sauf de tout danger potentiel. Le voilà protégé de son propre fils. Rien dans cette affirmation ne semble le déranger.
— Bien, déclare-t-il en s’asseyant sur un tabouret à roulette, comment te sens-tu ?
Sans m’accorder le moindre regard, il se dirige vers les plans de travail où il dépose la chaîne métallique. Elle claque sur le granit épais, son écho se réverbère dans la salle immaculée, impersonnelle. D’une poussée, il roule alors vers son bureau, où se trouve un ordinateur, à deux pas de mon fauteuil. La machine connaît la moindre parcelle de mon corps. De mon intérieur. Incapable de garder un secret, elle révèle tout à mon père, pour son plus grand bonheur.
Comment je me sens…
— Toujours comme un animal en cage.
Les mots fusent, je maintiens mon regard sur l’homme dont les traits s’affaissent. J’en tremble.
S’il savait comme j’ai envie de lui arracher la peau !
Les fines tentacules de la rage remontent le long de mes veines, tel un courant électrique. La chaleur qu’elles répandent m’incommode.
— J’en suis désolé, mon chéri.
La platitude dans sa voix m’arrache une grimace. Il finit par rouler à nouveau vers moi, une fois ses dernières conclusions relues.
– Je m’intéresse surtout à ton état physiologique, tu sais ?
Oh oui, je sais.
Mon géniteur murmure presque sa dernière parole. Il tente de m’apaiser.
Endormir mes craintes. Et ma haine.
— Va te faire foutre ! raillé-je. Fais pas semblant de t’intéresser à moi en tant que personne.
Jedefray arbore une mine dégoûté. Je respire déjà mieux.
– C’est Sven qui t’apprend ces mots là ? Il va falloir que je m’entretienne avec lui.
Pourquoi ? Parce que, lui, daigne passer du temps avec moi ? S’il me donne une manière de me défendre contre toi, alors c’est encore mieux !
Le scientifique soupire. Son visage retrouve ce sourire dégueulasse que j’ai tant envie de défoncer. Autour de nous, les machines ronronnent, endormies. Les yeux de mon père retrouvent cet éclat d’excitation, il vient de se rappeler le fil de ses réflexions.
— Cole, démarre-t-il d’une voix à vomir de la tendresse, je…
Les mots se perdent, son regard se noie de quelques larmes. Je fronce les sourcils, pendu à ses lèvres :
— J’ai trouvé ! parvient-il à articuler.
Devant mon air perplexe, Jedefray insiste :
— Je crois savoir comment te guérir, mon chéri !
Un rire triomphal s’échappe alors de sa gorge. Je ferme l’œil. Encore cette histoire… tous les jours… depuis quinze ans… invariable… D’un ton autoritaire, je rétorque :
— Je. Ne. Suis. Pas. Malade. C’est toi, qui me rend malade.
Mes poings se serrent, les entraves mordillent ma chair. Sa main vient se poser sur mes cheveux blonds décoiffés. J’arrache ma tête à sa caresse. Cherche à mordre l’intruse. Elle s’éloigne aussitôt. L’homme se recule. La peur lui comprime le visage. Et je ne trouve rien aux alentours pour lui exploser la cervelle !
— J’avais espéré que notre discussion de la dernière fois te libère du déni…
Je ne suis pas malade.
— Mais va te faire foutre avec tes histoires à dormir debout !
Les muscles de mes bras se tendent. Opèrent un rapport de force avec les lanières.
— Je suis tout ce qu’il y a de plus normal !
Picotements dans l’estomac.
— Quoi ? Je me mets vite en colère ? Tu m’étonnes, putain ! Je vois jamais la lumière du soleil, pauvre con ! Y a de quoi dev’nir taré dans ton labo merdique ! Tu m’reluques tout l’temps, tu crois quoi ?
L’homme glisse le bout de ses doigts sur ma main. Un rictus me soulève la lèvre supérieure.
— Je sais que ta situation n’a rien d’évidente ou d’enviable, mon chéri. Mais, je t’en prie, écoute-moi ! C’est vrai ! J’ai enfin trouvé la clé de mes recherches !
Mâchoire serrée. Respiration saccadée. Je serre les poings. La chaleur de la main de Jedefray me rappelle sa présence. Je relâche mon étreinte. L’observe avec appréhension.
— J’ai découvert une méthode qui pourrait me permettre de contrôler, puis guérir ta maladie, Cole.
Jusque là, rien d’étonnant.
— Pour ce faire, je dois obliger ton virus à rester… endormi.
Endormi ?
— Cole… je sais que ça ne va pas te faire plaisir, mais… je vais te parler franchement. Parce qu’il n’y a pas de manière d’aborder ça doucement.
Bordel, qu’est-ce-qu’il va me sortir, encore ?!
Mon souffle se perd au rythme des soubresauts de mon coeur. J’étouffe presque. Et le ronronnement des machines m’agace. Les murs blancs me compriment. Les entraves commencent à bleuir mes poignets trop serrés.
— Pour te guérir, mon chéri, je dois t’endormir. Un moment. Te plonger dans un… coma artificiel.
Pardon ?!
L’air se raréfie. Je cherche les mots. Parviens à peine à articuler :
— T’es… t’es en train de dire… quoi, là ?
Non ! Non ! Non ! Jamais de la vie ! Même pas en rêve ! Ça peut pas arriver.
La chaleur monte. Effrayante. Sournoise. Compagne de la rage. Les sueurs froides perlent sur mon front.
— N’aies pas peur, Cole, ce n’est rien de grave ! Juste t’endormir quelques jours, pas plus ! Quand tu te réveilleras, tu seras guéri. Et libre ! C’est génial, non ?
Quand tu te réveilleras.
Encore faut-il que je me réveille !
— Tu m’as sorti du sommeil… pour m’y replonger quinze ans plus tard ? Tu me prends pour un con ?
La pulpe de ses doigts rencontre mon bras. J’esquive. Impossible. Sa poigne me donne l’impression d’une gifle. J'étouffe.
— Cole, reste calme ! Je veux juste t’aider. Te libérer ! C’est ce que tu veux, non ? Tu vas dormir un moment. Être libre ! Je te répète que j’ai trouvé ! Enfin ! De source sûre !
— La clé… la clé de… tes recherches ?
Il acquiesce. Nos yeux s’embuent de larmes. Pas pour les mêmes raisons. J’ai compris. Épouvanté. Il a trouvé la clé de ses recherches. Veut m’endormir.
Il a plus besoin de moi !
Bordel, c’est ça ! Il a plus besoin de moi !
Il veut me tuer. Il va me tuer.
Mon cœur rate un battement.
— Pourquoi ?! Pourquoi tu veux faire ça ?!
Les doigts du scientifique me rappent le bras.
Enlèves-les ! Je t’en prie ! Enlèves-les !
Envie de vomir. Il a terminé ses expérimentations sur l’Homme. Putain de psychopathe ! Je tire sur les entraves trop serrées. Le sang perle. Cette douleur m’indiffère ; celle provoquée à l’idée de mourir me prend aux tripes.
Fuir. Fuir. Il faut fuir. Il veut me tuer. Fuir.
Je m’agite. Le fauteuil gémit sous mes assauts. Jedefray m’observe, plein de pitié. Je lui défoncerais la carotide !
— Détache-moi, enfoiré !
Quinte de toux. Je m’époumone. M’arrache la gorge.
— Cole, par pitié, calme-toi, je…
Râle. Les mots se perdent. Fondent dans ma trachée brûlante. Se mêlent à ma salive. Je ne peux que vomir des grognements. Des cris à lui déchirer les tympans. C’est l’effroi, c’est la haine qui parlent d’une même voix. Elles m’attrapent, me recouvrent tout entier. Mes poignets saignent davantage. Un filet se répand le long du cuir.
Trop tard. Le scientifique transpire la peur. Son odeur nauséabonde m’agresse. J’exulte. Pire : Jedefray me tourne le dos.
Papa !
Je me noie dans ma propre salive.
Entends-moi !
J’hurle à m’en arracher la gorge.
Mon Papa.
Pas le scientifique.
L’homme qui m’élève et vient me rendre visite dans ma chambre.
Pas l’enfoiré à la blouse blanche.
J’t’en prie !
Je m’agite de tout côté. Le fauteuil tremble. Reste à sa place. Impitoyable. Les entraves me rongent davantage. L’homme sort son badge.
Papa !
L’appuie contre le mécanisme de la porte.
Me laisse pas !
Mes hurlements, mes pleurs emplissent la pièce. Les larmes roulent sur mes joues creuses. Rien n’y fait. Le scientifique reste imperméable.
Putain, mais j’ai fait quoi pour mériter ça ?
Il s’éloigne. Les portes se referment.
Papa, comme à chaque fois, m’abandonne à mes plus noires frayeurs, à mes émotions les plus sombres.
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