Stark ferma les yeux, laissant l'atmosphère du troquet envahir son esprit. Il aurait préféré plus de calme pour se préparer au combat, mais demandez quelque chose au destin... et finalement, vous recevez le contraire. La vie était ainsi faite. Il porta le gobelet à ses lèvres et prit une longue gorgée, sentant l'alcool de mauvaise qualité brûler son œsophage. L'endroit ressemblait à un zoo – sans les cages, mais avec tous les bruits et les odeurs. Une musique de bas étage perçait un chemin jusqu'à sa conscience, soulignée par les accents vulgaires d'une voix vaguement féminine – même si l'être qui la produisait n'aurait pu en aucun cas mériter ce terme, sauf pour quelques fonctions biologiques. La chaleur entre les murs d'adobe devenait étouffante et ce n'était pas la pisse d'âne qui était servie ici qui pouvait d'aucune façon la soulager.
« Je hais les planètes désertiques... »
Son contact avait intérêt à se montrer rapidement, où il ferait grève.
« Stark... Quel pseudonyme éculé... Quel prénom avez-vous choisi ? Eric ? John ? »
Il tourna la tête juste assez pour distinguer l'homme à côté de lui. Il éprouva une antipathie immédiate pour l'individu, rien qu'en regardant ses traits vaguement dissymétriques. Tout comme lui, un naturel, pas l'un de ces parfaits citoyens produits en batterie par l'État mondial. Probablement né dans les colonies, où une certaine « sauvagerie » était admise – sans doute parce que seuls lesdits « sauvages » possédaient encore un esprit assez battant pour poursuivre l'extension. Mais tel n'était pas la question.
« Tu ne veux pas me le dire ? Je t'appellerai Algernon... »
L'homme se mit à rire, un son rouillé, usé.
« Vous ne trouvez pas cela étrange, vous, reprit-il, qu'un Rêveur puisse inventer un monde aussi pourri que celui-ci ?
- Peut-être que les rêveurs sont humains, répondit Stark. Ils font ce qu'ils peuvent, plus que ce qu'ils veulent.
- Pas faux. De toute façon, l'homme n'a jamais été une réussite. Il aurait peut-être mieux valu laisser notre place à une race qui en valait la peine. Comme les chimpanzés. Ou les dauphins. Ce n'est pas trop tard. Nous sommes suffisamment compétents en génétique pour les élever à notre niveau.
- Cela ne serait pas un service à leur rendre. Et si nous allions faire un tour dehors ? »
Son interlocuteur acquiesça. Stark passa rapidement sa carte de paiement sur le récepteur magnétique et s'étira avant de gagner la porte. La chaleur le frappa à plein ; il faillit se replier dans l'ombre du troquet, mais il devait mériter sa paye – si misérable fût-elle.
Plus il regardait autour de lui, moins il comprenait ce que le rêveur avait cherché à faire faire. Mais peut-être que son contact n'avait pas tort ; l'esprit demeurait quelque chose d'absolument insondable.
Les rêveurs avaient commencé à naître environ trois siècles auparavant... Ce genre de mutation était sans doute la raison pour laquelle l'État mondial avait décidé de recourir au clonage pour ne plus risquer de voir ce type de monstre prendre vie. Une étrange malédiction cosmique, qui voulait que les pouvoirs quantiques qui émanaient de leur conscience modifient intégralement les planètes où ils trouvaient refuge. Au tout début, l'Union intergalactique avait choisi de les utiliser pour terraformer les mondes sur lesquels ils jetaient leur dévolu... Mais de façon prévisible, ils s'étaient montrés rapidement incontrôlables. La manière donc leur capacité altérait les planètes s'était avérée bien trop chaotique pour permettre un profit politique ou économique conséquent.
Une race extra-terrestre particulièrement chatouilleuse, qui avait un peu trop investi dans les revenus potentiels de la modification de mondes, avait mal pris la chose et envoyé vers l'une de ces colonies une armada de tripodes armés de rayons ardents afin de griller tout ce qui y vivait. Heureusement – ou pas, le rêveur qui la contrôlait avait conçu une faune microbienne capable de tuer les créatures – même enfermées dans leur carapace de métal. Elles avaient succombé par milliers. L'incident avait failli dégénérer en guerre interplanétaire.
Aussi, avec l'accord de l'État mondial terrien, avaient été créées des académies militaires où des agents humains choisis sur des critères particuliers étaient entraînés dès l'enfance pour faire face à ces redoutables altérateurs de réalités. Stark était l'un d'eux.
En regardant son contact en plein jour, il constata que ses yeux étaient entièrement bleus, l'effet d'une drogue locale. Un vent brûlant ébouriffait ses cheveux sombres et il portait une étrange combinaison noire, conçue pour aider les humains à supporter les conditions étouffantes de la planète.
« Au moins, vous avez quand même tenté de faire couleur locale », remarqua l'homme avisant les habits de toile grège de Stark.
Oui et non, c'est un souvenir de ma mission sur Mars. Un rêveur l'avait rendu habitable et aussi créé toute une civilisation, même si à mon arrivée je n'ai trouvé que des maisons vides et des piles de feuilles mortes. Souvent, les rêveurs ne sont pas capables de maintenir la logique de leur propre univers. Tout finit par s'écrouler de soi-même, de toute façon.
- Vous croyez que l'Union galactique ne devrait pas intervenir ?
- Ce serait plus simple, finalement... »
Son contact hocha la tête. Stark réalisa qu'il n'avait pas encore donné son nom. Il décida de l'appeler Hal. C'était simple et facile à retenir. Un prêté pour un rendu après l'embarrassant « Algernon ».
« De toute façon, déclara « Hal », c'est très dur d'empêcher l'Union de fourrer son nez partout. Ces maudits aliens se mêlent de tout, même s'ils sont incompétents. Même quand la Terre était considérée comme une zone hors-jeu parce que trop primitive, ils n'ont même pas pu empêcher un chevalier et sa clique de récupérer un vaisseau qui était tombé sur Terre. Ni contenir le chaos qui a suivi. Et après, ils nous donnent des leçons en tendant de tout normer, du calibre des bouteilles de bière aux lois de la robotique. Ils ont même mis sur le marché des répliques d'humains périssables au bout de trois ans sous prétexte que ce n'était pas une marque déposée. Finalement, c'est de leur faute si la Terre est devenue le monde aseptisé et contrôlé qu'elle est à présent. Elle a même dû brûler ses livres en raison de leur mauvaise influence sur sa population. C'était ça ou se lancer dans des siècles de guerre, susceptible de durer pendant des générations entières. Mais parfois, je me demande si cela n'aurait pas été mieux. »
Le discours d'« Hal » était pour le moins séditieux, mais aussi vaguement jubilatoire. Stark ne put s'empêcher de sourire – son contact remontait dans son estime. Mais il ne devait pas oublier son travail.
« Bien. Où se trouve notre rêveur ? Je suppose qu'il ne s'est pas enterré dans un bunker ?
- Oh non, loin de là. Il s'est créé un véritable palais avec les ressources que produit cette planète – une espèce de drogue qui augmente les possibilités de la conscience. Pas au point de transformer tout le monde en rêveur, mais... assez pour s'en donner l'impression. »
Les yeux de Stark se plissèrent :
« Est-ce que ce n'est pas dangereux à expérimenter ?
- Peut-être que si... »
"Hal" esquissa un sourire, les yeux soudain rêveurs.
« Les humains sont des lâches, après tout. Ils auraient pu se servir des rêveurs pour créer leur propre empire, pour devenir les rois des étoiles... Mais bizarrement, ils ont toujours été prêts à se déshabiller avant même qu'on le leur demande. À tout prendre, je trouve les rêveurs plus sympathiques.
- Assez de ce discours. Vous allez me conduire au palais du Rêveur ? Quel est son nom, d'ailleurs ?
- Il se fait appeler Valentin. Lord Valentin.
- Son château est loin ? »
"Hal" s'appuya contre un mur d'adobe, les bras croisés.
« Vous n'avez jamais été tenté de désobéir ?
- Pourquoi est-ce que je le ferais ?
- Parce que vous êtes un chien domestique, attaché par un collier avec une chaîne plus courte que vous l'imaginez. Parce que les servir est la seule façon pour quelqu'un comme vous de survivre. Parce que vous vous dites que la Terre, telle qu'elle est devenue, ne peut plus être changée. Pour cela, il fait plus qu'un rêveur, mais une patrouille du temps qui modifierait le passé. Vu les circonstances, je ne serais même pas surpris de voir les chimpanzés – et pourquoi pas même les gorilles et les orangs-outangs, s'il en restait ailleurs que dans les zoos – prendre la place des hommes. »
Il regarda autour de lui, avec ses bizarres yeux bleus :
« Peut-être qu'après tout, cette drôle d'épice apporte réellement une certaine prescience. Parce que depuis un moment, je suis certain ne n'avoir rien dit qui ne vous ait jamais traversé l'esprit. »
Stark se mit à rire, doucement d'abord, plus fort. Il sortit son pistolet et le braqua vers la tête de son contact. "Hal" ne sembla pas particulièrement étonné. Plutôt soulagé, en fait.
« Vous êtes le rêveur de cette planète, n'est-ce pas ? Le mystérieux lord Valentin ?
- Tu es plutôt doué, Algernon. »
Il haussa les épaules :
« Je sais que tu ne dois la vie qu'à tes succès. Le jour où tu échoueras, même une seule fois, tu seras éliminé... tout simplement. Parce que la seule personne qui puisse affronter un rêveur... est quelqu'un qui peut neutraliser un rêveur. Depuis que tu es là, je ne peux plus rien changer, plus rien affecter. Comme si l'on m'opposait une force contraire. »
« Hal » renversa la tête en arrière et éclata de rire :
« Combien de mondes as-tu vu disparaître depuis que tu fais ce sale boulot ? Combien d'endroits étranges et merveilleux ? Avec des cieux ténébreux ou parcourus par des dragons ? Combien ? »
Stark baissa la tête : il connaissait la réponse, et ce n'était pas un chiffre rond... Ni 2, ni 42.
La vraie réponse était : « trop ».
Et pour la première fois, dans cette ruelle désertée et étouffante, il en venait à douter.
« Et je suis censé faire quoi ?
- Me tuer, pour que tu vives... »
Stark sursauta violemment et regarda l'homme avec surprise.
« Je ne plaisante pas. Parce que, vois-tu... »
Un sourire éclaira son visage – pas tout à fait symétrique, et d'autant plus plaisant, peut-être...
« La seule personne capable de contrer un rêveur... est un rêveur. Ce que tu es, depuis ta naissance. Tu es un monstre qui combat d'autres monstres. Ou un ange qui combat d'autres anges... Mais... Tout n'est peut-être pas perdu... »
Il baissa les yeux, un petit sourire au coin des lèvres :
« Quand tu me tueras, la planète redeviendra ce qu'elle était... Un caillou minier sans grand intérêt, que l'Union intergalactique exploitera librement pour son profit. Mais toi... quand tu retourneras sur Terre, rien ne t'empêchera de rêver... pour elle. Tu n'as pas besoin de créer un monde radicalement différent, où les humains seraient tous gris ou une autre fantaisie de ce genre. Tu peux juste rêver à de minuscules changements, de légères altérations, en espérant que l'aile du papillon pourra un jour tout balayer... »
Stark le considéra gravement. C'était un discours séduisant... Ô combien...
Il abaissa son arme et le coup retentit.
Six mois plus tard, sur Terre, l'assemblée de l'Etat Mondial refusa pour la première fois la nouvelle législation sur le diamètre des bouteilles de gin.
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