Elle lui dit qu’elle se sent pas vivante – qu’elle ne sait pas trop ce que cela fait. Mort ou vif, quelle différence ? Le jour, c’est le sommeil, et la nuit, l’apoplexie. Ramona croit que dormir c’est mourir. Chaque éveil est une renaissance. Étirement des bras ; chatouiller les étoiles fluorescentes au plafond – elle imagine les misanthropes, chacun dans leur coin, inertes – et se gratter le lobe d’oreille. Macoumi, l’amie, la regarde faire, bouche close. Romana prend le temps de s’étirer – on dirait un élastique qui tend jusqu’à claquer. La colonne vertébrale s’allonge avant de se rétracter. La chambre est comme une personne : à part entière, seule parmi les autres – échalas de matière qui progresse sur la route. Chacun vaque à bord de sa pièce-container en ligne droite en direction d’un but flou qui se dérobe à chaque trait blanc. Deux doigts dans l’entremise d’un store donnent à voir l’extérieur d’un paysage. Fidèle à lui-même. Les bouchons, immortels, tressautent le menu ameublement. Et les containers lévitent à la queue-leu-leu – à bord de l’un d’eux, Ramona et Macoumi. Macoumi est chez Ramona. Elle voulait rendre visite à son amie ; à cette fin, elles ont se sont donné rendez-vous sur l’aire principale où fourmillent en permanence des myriades de chambres. Elles n’ont droit qu’à cinq tournants par mois, de sorte que chaque embranchement sur une aire se compte sur les doigts de la main. La ligne droite est la règle. Macoumi observe Ramona. Son crop-top à rayures jaunes et blanches, la jupe-culotte bleue marine, les chaussettes pilou-pilou dépareillées. Elle a tant mangé de sucre qu’une couche de graisse perle de chacun de ses pores. Les bretelles du crop-top switchent sans cesse de ses épaules. Ramona reluit. Elle raconte cette longue et lente trajectoire à laquelle elles sont soumises chacune de leur côté et que rien n’entrave ; la difficile séparation avec les parents au début de l’adolescence ; la construction seule face à un catalogue d’objets pour décorer le container aux roulettes invisibles… et l’attente de la mort. D’après elles les gens sont parqués dans des containers qui mènent droit au cimetière. Nombreux sont celles et ceux qui sautent de l’habitacle en marche avant d’avoir pu mourir avec le soleil, point de mire avec la route. Les herbes rases hausseraient un sourcil dédaigneux avant d’attendre la prochaine victime. Mais Macoumi est venue avec une tarte. Aujourd’hui est jour de fête. Elle sait que Ramona survit bien au sucre ; son corps le dégorge et dégouline sur les sièges, puis le sol, jusqu’à envahir au final l’atmosphère. Poisseuse. Des poissons en plastic fluos ornent les murs. Ramona dit qu’elle voyage à bord d’un aquarium, en suspension et que, au fond, le cimetière qui les attend là-bas est océanique. Les chambres y couleront comme des pierres. Qu’importe, rétorque Macoumi, puisqu’elle a une galette des rois. Macoumi ne sourit jamais. Elle dit qu’elle ne l’aime pas. Macoumi ne se pose plus de questions ; trop de gens sont morts, harangue-t-elle, puis ça arrivera de toute façon, alors autant laper le sucre qui nappe les objets-confiseries, de ceux qui pop, au hasard, afin de dégourdir leur attention. C’est ainsi. Macoumi sort la pâtisserie du tupperware. Ramona n’ose pas le dire à son amie ; mais elle lui fait peur autant qu’elle l’admire. Tout est vaporeux chez Macoumi. La jupe en toile de jute, les couches de vêtements s’effeuillent selon ses mouvements sans jamais la dévêtir. Ramona croit la connaitre mais au dernier moment un mot imprévisible sort de sa bouche et la désempare. « Tu crois que vivre ou mourir c’est pareil, qu’on mélange l’un et l’autre, qu’ils ne diffèrent pas tant… mais tiens, je nous ai acheté une galette » - jamais là où elle l’attend : du reproche à la victuaille. Le bureau s’encombre de tout un tas de babioles : BD, feutres, pages éparses, paillettes en pot, lettres pour soupe, et tutti quanti. Macoumi pousse nonchalamment le foutoir sur les côtés pour faire place au gouter. La chambre se plonge dans le noir, seulement auréolée de quelques luminaires poissonneux qui frétillent quand on les croit inertes, scotchés aux murs. Plaques électriques froides, frigo ronronnant, tapis tout doux et lit défait. Macoumi sur le lit défait, sourire ravalé. Même quand elle parle elle ne dévoile pas ses dents. Un dessin en coulis doré grave la surface de la galette. Ramona passe un doigt brillant sur le pourtour : une simple couronne. Elle dit qu’une fève est cachée quelque part. Macoumi répond en étant ailleurs ; distraitement comme quoi les containers sont les suppositoires cachés dans une pâte feuilletée dont les strates sont des autoroutes de parallélépipède rectangles identiques et qu’ils s’enfoncent dans les couches – Ramona détourne le regard. Cette dernière trouve un couteau. Au début elle coupe en suivant le dessin. Ramona baragouine quelque considération métaphysique comestible. Le regard ailleurs, le pan inférieur de son pull s’érode, flotte dans l’air avant de rejoindre le sol spongieux. Ramona sent les présences : devant, derrière sa chambre, d’autres itinérants du milieu-de-la course – le début de l’errance est oubliée, la fin ne laisse pas apercevoir – s’affalent sur l’un ou l’autre sofa, lit ou tabouret, selon ce qu’ils ont choisi pour s’orner. Un abat-jour en forme de rose et une mappemonde pour balle magique, et voilà que l’attention rebondit un instant avant de retomber. Ça se commande. Les colis se livrent par drones, ils atterrissent par les fenêtres. Quelques entreprises gouvernent le monde, le reste n’est qu’élucubration en cul-de-sac. Et Ramona a fini de couper la galette. Macoumi dit qu’elle n’a pas très faim et retourne se vautrer sur le lit. Ramona lui rétorque qu’elle n’est pas rigolote, qu’elle pourrait faire un peu plus la causette et que, merde, elle a mangé tous ses colliers au dextrose – elle fait claquer les élastiques autour de son cou – et que ce n’est pas cette galette qui lui remontera le moral. L’autre affalée lui répond que c’est en l’honneur des trois administratrices qui dirige tout et notamment le va et vient de containeurs, que c’est grâce à elles tout leur confort, qu’elles ont eu de la chance de se rencontrer à l’heure où le déplacement est à la vacance solitaire – parce que, tu te rappelles, il y a peu de personnes qui traversent les fenêtres. Fut un temps des bandes adolescentes se prélassaient sur les toits de leur cage en tôle mais c’est fini, il s’est trouvé que les drones s’armaient de fléchettes qui endorment jusqu’à peut-être tuer de langueur, un bras ou une jambe par-dessus-bord – et les récalcitrants étaient ramenés dans leur lit respectif. C’est comme ça. Mais il y en a bien qui tentent encore. Macoumi ne se convainc pas de l’envol des cinq sens hors les corps, raison pour laquelle elle punaise des animaux marins multicolores aux murs, mange des gougouilles toutes plus sucrées les unes que les autres, touche les couvertures pelucheuses – parce que peut-être la douceur existe encore – et sent l’odeur des fleurs fausses destinées à, croit-elle, rejoindre le cimetière. Macoumi ne pipe plus un mot. Ramona lui reproche son manque de sourire. Son amie lui répond de manger ; qu’elle se goinfre et qu’on en parle plus, après tout sa peau est déjà lisse comme une piste de décollage pour auto-tamponneuses, même qu’en s’envolant elles glissent, s’entrechoquent et explosent leurs ailes de titane. Ça fait un feu d’artifice visible par toutes les fenêtres et au gout d’inachevé. Ramona croque dans un huitième de galette. Elle tousse. Dehors, à quelques kilomètres de là, il y a un carambolage de gens solitaires ; des chambres qui rentrent les unes dans les autres, encastrées, dans une explosion rendue enfin visible. Quand quelqu’un commet un accident meurtrier il gagne du respect. Toujours ça de moins sur les routes. Et ce, à des fins de réduire la file, même si personne ne sait ce qui attend là-bas bien loin où les quidams encastrés ne se marchent plus dessus en file indienne. Ça murmure des « peut-être qu’un jour on ne se piétinera plus » en rêvant de progresser de quelques mètres supplémentaires en tuant celui qui est devant soi. Macoumi y pense sans émotion. Ramona n’est qu’une voisine intempestive. Comme toutes les autres, elle ne sert à rien – Macoumi chasse la pensée qui dicte qu’elle non plus ne sert à rien, et que sa survie dépend d’un seul embranchement : mourir un jour ou l’autre ou tuer pour rapprocher l’imminence de la mort – les meurtriers se repèrent facilement, les chambres explosent au milieu du jeu de quilles et ça attire les regards. Seuls évènements notables dans le train-train d’une transhumance amorphe baignée dans l’illusion de mouvement. Macoumi n’aime pas Ramona et ça l’occupe. Et Ramona ne peut pas s’en empêcher : manger une part de la galette après l’autre. Elles sont toutes gagnantes. La fève, c’est Macoumi qui l’aura au bout du compte, quand elle aura rapporté la preuve de la mort de Ramona, et que la route aura été désencombrée d’au moins une présence. En attendant, Ramona se goinffre en sachant que c’est son gouter mortuaire. Elle s’étouffe à chaque part, un peu plus. Les dents de Macoumi sont énormes. Ne pas les montrer pour ne pas faire peur, attirer l’attention sur les yeux, les oreilles, qu’importe, mais ne pas arborer une bouche pleine d’avidité de bousculer ces petits mondes clos sur eux-mêmes. Arracher les dents. Les disséminer dans la galette. Parier sa joie sur la folie gourmande de Ramona pour qui le salut réside dans le sucre. Ramona s’étrange un peu plus à chaque bouchée. Sa gorge enfle sous l’effet de l’enfilade des grosses dents coincées. Elle se retient de tousser – elle lutte contre la vie en elle qui gronde de vouloir-manger encore, quitte à se tuer. Ramona saisit l’occasion qui s’offre à elle de mourir par envie. Officiellement ce sera un meurtre, mais Ramona n’aura pas cherché à s’en sortir – sortir où ? sauter sur la route, se faire écraser par un container ? respirer les pots d’échappement à longueur de journée – aucun sens – le sens fait figure d’une flèche à sens unique. Les dents obstruent l’air dans la gorge. Ramona respire de moins en moins – une estafilade de lumière artificielle perce entre les incisives. Le soleil se couche sur l’embouteillage de containers. Macoumi observe lentement les derniers instants de vie de Ramona ; celle-ci s’appuie un temps sur le bureau avant de se raidir et se broyer d’effroi. Elle ne retombera pas sur ses pattes. Enfin Macoumi se lève du fatras drapé, fait un pas, rejoint son ancienne amie. Une main sur l’épaule de Ramona – menton relevé vers son visage à elle, elle ouvre grand le cauchemar de sa bouche trente-deux fois déchaussées. Les dents, les dents de Macoumi, explosent enfin à l’intérieur de Ramona. Explosion d’émail ; des balles la transpercent de l’extérieur. Pétarades de molaires en morceaux. Giclures de sang sur les murs ; œil vitreux sur la surface du bureau qui s’efface peu à peu. La main de Macoumi sur l’épaule de l’effondrante. De la galette, il ne reste que quelques miettes. Les absences de dents horrifient l’intérieur de sa bouche ébahie, bienheureuse.
Elle recevra bientôt une fève.
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