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tome 1, Chapitre 35 « Droit vers le danger (Part 2) » tome 1, Chapitre 35

Il préféra se focaliser sur la conversation entre les deux démons. Hélas, celle-ci tournait encore autour de cette histoire de crevettes et de ses potentiels problèmes démographiques. Si Picarel plaignait lesdites bestioles, ses inquiétudes, suscitées par leur environnement, reléguaient la question au vingtième voire au trentième plan. Comme le décor ne changeait pas, et après quelques hésitations, il décida de se lancer, bien que la conversation se tînt toujours :

– Excusez-moi mais… où va-t-on ? Ne sommes-nous pas censés aller au quartier de Belzébuth ?

Parce que, bon, définitivement, il avait beau y réfléchir, le cadre ne collait pas. Et puis, les gens étaient censés s’y empiffrer, pas devenir invisibles, jouer à cache-cache ou disparaitre !

Sytry et Adamanth cessèrent de parler pour le considérer avec étonnement. Puis, soudain, le Prince éclata de rire.

— Oh, mais nous y sommes déjà depuis un moment !

— Hein ?

Picarel reconsidéra les alentours avec perplexité. Aucun changement : toujours ces hauts bâtiments colorés qui projetaient des ombres immenses sur les ruelles qu’ils surplombaient, pas de démons à l’horizon ni d’odeur de nourriture… Belzébuth était un des seuls noms qu’il avait retenus de ses cours, puisqu’associé au péché de gourmandise. Sa croyance était-elle erronée ? A quoi était-il associé, alors ? Parce que les propos tenus jusque-là par les deux démons à son sujet l’avaient conforté dans cette théorie…

Et puis, depuis quand s’y trouvaient-ils ? Le quartier d’Asmodée avait eu des limites faciles à voir, puisque matérialisées par de hauts murs. Ils n’avaient rien traversé de tel jusque-là ni aperçu de panneau de signalisation.

– Tu… comment peux-tu l’affirmer ? Il n’y a rien que des bâtiments glauques et des insectes !

Même si, depuis quelques minutes, il percevait des clameurs distantes. Ils se rapprochaient de quelque chose. Mais quoi ?

Sytry sourit.

– Effectivement… parce que nous sommes dans la zone de stockage. Un tiers du ‘palais’ – si on peut appeler cela ainsi –, où ont lieu les buffets de Belzébuth, se compose de zones de stockage ou d’élevage, pour disposer de produits frais prêts à être cuisinés en l’état. Cependant, étant donné la quantité astronomique ingurgitée, tu penses bien que cela ne suffit pas.

— Cuisiné… en l’état ? releva Picarel, tiquant sur cette expression.

Le démon haussa les épaules en un geste faussement négligent.

— Que les élevages présents sur place concernent la viande destinée à être cuisinée vivante.

Picarel pâlit. Pourtant, il le savait déjà, la cruauté des démons n’avait aucune limite !

— Et les limaces, en l’occurrence, ont toutes cette destinée-là, ici, alors inutile de chercher dans les bâtiments autour de nous. Sinon, tout le reste – y compris les autres élevages – est relégué dans ces entrepôts.

L’ange écarquilla les yeux, stupéfait. Depuis le temps qu’ils y erraient… cela devait constituer un sacré stock !

— Mais pourquoi nous – ?

— Dans notre cas, c’est plus rapide de passer par là. Il y a moins de monde. Le palais de Belzébuth a plutôt la côte, alors ce peut être bouché par endroits.

Difficile de faire moins, en effet, puisqu’il n’y avait personne ! Il souffla, rassuré. L’explication était bien moins morbide que les théories envisagées par son imagination galopante !

Ils reprirent leur route.

– Et les mouches ? demanda-t-il alors qu’il balayait l’air de la main pour chasser celles qui tournaient autour de son visage, agacé.

Et pourquoi n’y avait-il pas au moins des gardes ? Asmodée en avait bien eu un, quoique bizarre. Là, rien.

Sytry lui accorda une œillade goguenarde.

– C’est Belzébuth. Tu dois connaitre son surnom, non ?

Picarel eut beau réfléchir, aucune réponse ne lui vint. Pour lui, Belzébuth se résumait à la nourriture. Comme nul garde-beignet ou ni rien d’assimilable n’était en vue, il finit par secouer la tête en signe de dénégation.

– Le Seigneur des Mouches. Ce sont elles qui surveillent le quartier. Et ne t’inquiète pas pour elles, elles sont sacrément efficaces. S’il se passait quelque chose, tu n’aurais pas le temps de dire ‘ouf’ que tu regretterais déjà d’être mêlé à l’histoire !

Picarel s’abstint du moindre commentaire et se mit à loucher sur les petits points qui louvoyaient sous son nez. Soudain, il eut l’impression d’être espionné par des millions de paires d’yeux et se sentit mal à l’aise. Jusqu’à quel point… ?

A retenir : ne pas sous-estimer les mouches démoniaques. Après tout, elles étaient démoniaques.

Alors que les rumeurs de discussions se firent plus distinctes, des effluves leur chatouillèrent le nez, mettant Picarel et son palais au supplice. La torture ne cessa dès lors de s’accroitre et son estomac émit vite quelques protestations. Pire était l’attente du fait qu’il n’avait aucune idée de la durée de ce trajet. Déjà, il sentait ses résolutions faiblir et s’imaginait se jeter sur la nourriture une fois qu’elle serait à portée de vue puis de main. Estomper les images qui étaient en train d’éclore dans son esprit était difficile. Il tenta de se raccrocher aux derniers souvenirs qu’il avait de Nana mais le succès en était mitigé. Ce fut sans nul doute l’un des pires moments de son existence tout entière – ou presque.

Après un temps infiniment long, la ruelle déboucha sur une grande place bondée qui s’étendait jusqu’au porche d’une large bâtisse aux ailes multiples. Celle-ci ressemblait à une sorte de gâteau coupé étrangement, constitué de plusieurs couches colorées superposées et chapeauté de toitures sous forme de meringues géantes. Derrière elle, se détachait tout un quartier de maisons telles qu’il les avait imaginées pour un tel endroit : des variantes sucrées avec des constructions à base de biscuits et autres pâtisseries, des arbres à bonbons, des buissons à la crème, des allées de cailloux-billes de chocolat et des clôtures au sucre ; d’autres salées avec des murs en gressin ou en crackers, des arbustes regorgeant de fruits-pétales de chips et des bancs en sandwich… Il saliva devant cette vision enchanteresse et en oublia son objectif. Pourquoi ne s’y jetait-il pas ?

Il voulut s’élancer pour corriger cet état de fait mais se retrouva bloqué par la foule compacte. Alors qu’il envisageait de déployer ses ailes angéliques, omettant au passage les règles élémentaires de prudence nécessaires à la survie d’un être comme lui, une main lui attrapa le bras.

— Ce n’est pas par là, l’assura Sytry, l’œil pétillant.

Picarel fronça les sourcils, agacé de son intervention, puis se figea, glacé, lorsqu’il réalisa l’acte qu’il s’apprêtait à commettre. Un ange qui cédait à la tentation et un démon qui l’en empêchait, en voilà un comble ! Pourvu qu’aucun de ses pairs ne l’apprît, il ne s’en remettrait jamais. Rien que d’y penser… Il s’empourpra avant de se confondre en excuses devant un Adamanth impatient et un Sytry hilare. Après avoir ri de sa déconfiture, ce dernier le tira dans son sillage sans ajouter un mot. Picarel en fut soulagé et reconnaissant.

Alors qu’ils se taillaient un chemin parmi la foule mécontente et malgré ses efforts, son regard retomba sur les gourmandises et son esprit s’emballa. Une petite visite ne serait pas si – non, NON, ne surtout pas y penser, ou c’en serait fini de lui ! Sytry ne le retiendrait pas indéfiniment ; sans doute finirait-il par trouver plus amusant de le laisser se vautrer dans le vice. Il gémit sans s’en rendre compte. Dire qu’ils venaient à peine d’arriver.

Comme quoi, il avait eu raison de se méfier de ce quartier. Mais pour Nana, il surmonterait cette douloureuse épreuve. Il le fallait.


Texte publié par Ploum, 2 mai 2022 à 15h57
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