Il se ramassa un peu plus sur lui-même, priant pour que les herbes suffissent à le cacher.
– Foutus poulpes à deux balles ! Ils sont en train d’effrayer et d’boulotter les crevettes ! Et comment j’suis supposé en chopper avec tout ce bordel, hein ? J’me l’demande !
L’individu jura ensuite des obscénités telles que Cockatiel en rougit. Un démon, à coup sûr ! C’était bien sa veine. Pourvu qu’il n’eût pas l’idée de passer trop près de lui ou qu’il fût trop aveugle pour le remarquer !
– Bah, y en aura bien quelques-unes qui se casseront la gueule, on n’aura qu’à attraper celles-là. C’est pas comme si Belzébuth avait des critères très particuliers en matière de tendreté de la viande, s’en fout que les bestioles soient nerveuses quand elles sont abattues. Veut juste de la crevette pour son banquet de ce soir.
Cockatiel déglutit. Les voix se rapprochaient de lui. Il supplia Dieu d’intervenir, en espérant qu’il l’entendît et, surtout, qu’il agît. N’importe quoi qui assurât sa sauvegarde ferait l’affaire !
– Pourquoi, d’ailleurs ? Ça faisait longtemps qu’il n’en avait pas demandé.
– Le thème de la soirée. Fruits de la mer, un truc comme ça –
– Mais ce sont des crevettes terrestres !
– Bah oui mais t’aurais pas remarqué, y a pas de mer ici. C’est juste pour faire écho à la bouffe terrienne. Et puis un prétexte pour bouffer plein de crustacés.
Cockatiel plaqua sa main sur ses lèvres pour étouffer son couinement, avant de se tasser davantage. Ils approchaient encore !
– Mais quand même –
– Cherche pas à comprendre la logique de Belzébuth, mec. Y en a pas. Tu gagneras juste une entorse du cerveau si tu continues.
– Parce que ça existe, ça ?
– J’sais pas. Et j’ai pas envie de voir ce que ça donne.
– Tu m’étonnes, ça doit être dégueu.
Cockatiel sentait désormais leur odeur fétide, un mélange de relents de beurre périmé et de moisissures. Il hésita. Devait-il tenter de s’enfuir, au risque d’être repéré ?
Il n’eut pas le temps de choisir car une main s’abattit sur sa nuque, agrippa son vêtement et le redressa. Cockatiel piailla, ramassé sur lui-même comme un chaton. Qu’ils étaient affreux ! Trois êtres anthropomorphiques, à tête de crocodile, de chacal et de faucon respectivement, taillés comme des armoires à glace, aux torses et aux avant-bras velus dont les poils sombres luisaient d’un mélange de graisse et de sueur. Ils le jaugeaient d’un air peu amène, qui ne présageait rien de bon pour lui.
– Je ne suis pas comestible ! balbutia-t-il alors.
Il rentra son cou entre ses épaules quand le démon à tête de canidé approcha sa gueule de lui pour le toiser avec insistance.
– T’es qui, toi ? Ta tête ne me revient pas.
– Il a la gueule d’un angelot, avec ses traits de poupin et ses boucles blondes ! s’esclaffa le faucon.
Il fut le seul à trouver cela drôle. Les deux autres s’étaient tendus et considéraient Cockatiel avec une attention accrue.
– Un ange, hein ? Voyons voir…
– Bien sûr que non, je ne suis pas un ange ! Faudrait qu’il soit stupide pour venir ici ! couina-t-il avec désespoir.
– C’est que t’as pas l’air très intelligent dans tous les cas, à te balader ici, tout seul, sans moyen de défense, objecta celui qui le tenait en le scrutant avec insistance. Pas de griffes, pas de crocs… Serais-tu un ange débile ?
– Comme si j’allais répondre par la positive, murmura Cockatiel pour lui-même, ce que les trois démons entendirent.
Ils gloussèrent puis le démon-chacal le cala sous son bras, malgré les protestations de son nouveau chargement.
– Allez, on l’embarque. J’suis sûr que Belzébuth sera ravi de s’offrir un ange rôti ou à la broche pour un de ses prochains repas. Et au pire, si c’est un démon, ça fera juste un débile en moins.
Un frisson glacé secoua Cockatiel. Ses pires craintes se concrétisaient !
Les démons éclatèrent de rire, insensibles à la frayeur qu’ils lui causaient.
– Vous croyez que ça a le goût de quoi, un ange ? De poulet ?
– C’est vraiment tout ce que vous avez ?
Le démon le considéra d’un œil torve. Picarel ne se serait jamais permis une telle familiarité s’il n’avait pas ressemblé à une sorte de licorne anthropomorphe multicolore, en plus de l’intérieur de l’élevage qui tenait davantage du jardin luxuriant et fleuri. La présence de Sytry à proximité, occupé à tapoter les aquariums en vue de stimuler leurs locataires, n’arrangeait pas les choses ; il se sentait en sécurité avec lui. Trop. Ainsi, obnubilé par Nana, il avait momentanément oublié la dangerosité probable de l’individu.
Celui-ci se redressa de toute sa hauteur, et Picarel ne s’aperçut que trop tard de l’aura sombre qui l’auréolait. Il cria sous le coup de la surprise lorsque le démon l’attrapa par la chemise pour coller son front contre le sien, menaçant. Picarel se débattit, en vain.
– Toi –
– Lâche-le.
La voix de Sytry claqua près d’eux, sèche et froide. Picarel jeta un coup d’œil vers lui et fut étonné par la colère doucereuse qui émanait de lui. Il le considéra, intrigué. Son compagnon était de nature si légère, d’habitude…
Le vendeur hésita avant d’obtempérer – leur différence de rang était trop important pour l’ignorer. Se quereller avec un Prince n’entrait pas en adéquation avec sa survie.
Cependant, il ne se gêna pas pour les jeter dehors. Sytry se cala contre le mur, nonchalant. Désemparé, l’ange le remarqua à peine. C’était le dernier…
– J’imagine que, pour ta question, cela veut dire non.
Picarel s’affala sur le trottoir et plongea son visage entre ses mains, abattu. Il y avait réellement cru lorsque Sytry lui avait dit qu’une bonne part de la population limacienne de l’Enfer se trouvait dans les dix-huit élevages de limaces que comportait la ville tentaculaire, pour la consommation ou l’adoption. Il avait vainement espéré que Nana serait détenue dans l’un d’eux, tout en priant pour qu’elle ne fût pas maltraitée. Grâce à Sytry qui, Prince de son état, lui avait ouvert toutes les portes – quand son statut n’avait pas suffi, il avait usé tantôt de charisme, tantôt de menaces –, ils les avaient tous visités. En vain. Picarel désespérait. Son âme existait-elle encore, au moins, ou avait-elle déjà été digérée par un ventre affamé ? Les jours défilaient et les chances de la retrouver s’amenuisaient.
Près de lui, Sytry le jaugea, dubitatif. Il ne comprenait pas la raison pour laquelle le sort de cette limace le mettait dans un tel état. Comment était-il seulement en mesure d’affirmer qu’ils ne l’avaient pas croisée ? Cette détresse était ridicule et, pourtant, elle ne l’amusait pas – pas cette fois. L’éleveur et l’agacement qu’il avait suscité chez lui étaient déjà loin dans son esprit, cela ne pouvait donc le justifier.
Il cessa là ses réflexions, peu désireux de les poursuivre. Il ne trainait pas avec Picarel pour se lancer dans des introspections inutiles.
– Ne t’angoisse pas comme cela. Il y a encore plein d’endroits où elle pourrait être.
– Comme quoi ? Un estomac démoniaque ? Des crottes démoniaques ? soupira Picarel, défaitiste.
Sytry rejeta ces propositions d’un geste de la main, amusé.
– Aussi, mais je pense qu’il est inutile de chercher de ce côté – à moins que tu ne veuilles visiter nos stations d’épuration ?
L’air mi-dégoûté mi-effrayé de Picarel répondit pour lui. Il rit.
– Rassure-toi, il n’y en a même pas. En l’occurrence, pour ce qui est des limaces destinées à la consommation, il y a un endroit qui réunit plus de limaces que tous les élevages de la ville réunis.
Cette fois, Picarel leva la tête avec intérêt. Les lèvres de Sytry s’incurvèrent en un sourire aiguisé.
– L’antre de Belzébuth.
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