Picarel continuait de loucher sur son plat. Une poêlée de champignons au cidre côtoyait une cocotte miniature remplie d’un mijoté de légumes et de nouilles trempant dans une sauce claire. Les yeux plissés, méfiant, il scrutait les pâtes avec attention, comme si ces derniers s’apprêtaient à lui sauter au visage ou à s’enrouler autour de son cou en vue de le tuer par asphyxie. Jusque-là, il avait refusé d’y toucher, bien que l’odeur fût des plus alléchantes – et plutôt étrange, aussi, car il lui semblait connaitre cette flaveur mais échouait à l’identifier. Le menu lui paraissait bien trop normal pour être honnête. Des ingrédients normaux, une assiette normale… Picarel n’était pas stupide, il le pressentait : cela cachait quelque chose de louche. Sytry avait commandé pour lui après que son estomac se fut manifesté de la pire des façons possibles. C’était un démon donc il n’était pas supposé lui faire confiance à la base, et même s’il avait envie de penser qu’il n’y avait aucune raison pour qu’il tentât de le tuer… sans doute Sytry désirait-il plaisanter à ses dépens. Après tout, pouvait-on réellement avoir un plat aussi normal que cela en Enfer ?
Enfin, la décoration kitsch, vert pomme et jaune poussin, de l’établissement ne convenait pas non plus à ce qu’il aurait attendu d’un tel endroit, s’il y avait réfléchi. Les nombreuses étagères réparties sur les murs de l’immense bar croulaient sous le poids des porcelaines fleuries et des figurines d’oiseaux, de chatons et de petits cochons affublés de rubans flashy. Une charrette garnie de froufrous en contenait d’autres de plus grande taille. Picarel en vint à se demander s’ils n’étaient pas passés dans une dimension parallèle, hors de l’Enfer. Un démon était-il réellement capable de supporter une telle vue, avec tant de choses mignonnes réunies en un même endroit ?
Ou alors, tout ce qu’il avait vécu en Enfer jusque-là n’était qu’un mirage, un mauvais rêve peut-être, quelque chose issu de son subconscient et qui l’amenait à tout mélanger. Etait-ce le choc de la disparition de Nana qui en était responsable ?
Il se pinça et couina, avant de porter sa main sur la zone endolorie. Pour une hallucination, la souffrance lui paraissait un peu trop réelle. Donc, ce n’en était pas une.
– Ce sont bien des champignons, rassure-toi, se moqua gentiment Sytry, le regard rivé vers lui.
Sa fourchette était plantée dans une tourte à la garniture étrange et colorée que Picarel se refusa d’identifier. Il avait eu trop de chocs pour la journée.
– Et ce sont bien des nouilles tout ce qu’il y a des plus normales, ainsi que tout le reste, ajouta-t-il sur le même ton en abandonnant son couvert pour caler son visage entre ses mains, les coudes sur la table. Beaucoup de démons apprécient la cuisine terrienne, tu sais, et nous ne mangeons pas que de la viande à longueur de temps – enfin, ça dépend pour qui.
Le quasi-monologue extirpa Picarel de ses pensées, qui réagit enfin.
– Je… je croyais que c’était un bar ? Et un bar de démons !
– Ne t’inquiète pas pour cela, les boissons arrivent, fit-il avec un clin d’œil. Pourquoi cela t’étonne-t-il tant ? Les bars peuvent aussi offrir un service de restauration sur Terre, c’est la même chose ici. Tiens, en parlant du loup ! s’exclama-t-il ensuite d’une voix ravie, tandis qu’une démone chargée d’un plateau arrivait vers eux.
Picarel se glaça lorsqu’il l’aperçut. Il ne l’avait pas vue lorsqu’elle avait amené les plats, occupé qu’il était à loucher sur la décoration d’intérieur. La louve anthropomorphique, au poil gris et ras, était immense. Elle était dotée d’épaules larges et carrées et d’une musculature à faire pâlir de jalousie les bodybuilders terriens. La tenue de soubrette, courte et au décolleté large, agrémentée d’un mini couvre-chef ridicule en dentelle ne parvenait pas à dissiper l’élan de crainte qu’il ressentit à sa vue. Il ne se questionna même pas à ce sujet. Tout ce qu’il désirait était fuir loin, très loin de ces crocs qu’il espérait ne jamais voir.
Sytry l’empêcha de prendre la poudre d’escampette d’une main pesante sur son épaule et il hésita à s’évanouir lorsque la serveuse leur adressa un sourire plein de dents en posant deux grands verres devant eux.
– Votre commande !
Puis elle partit. Sous le choc, Picarel fut incapable d’articuler un son pendant quelques secondes. C’était… c’était tout ?
– A quoi t’attendais-tu donc ? Qu’elle fasse de toi son quatre-heures ? s’esclaffa Sytry avant de prendre une première gorgée de sa boisson.
Picarel ne répondit pas et baissa les yeux vers celle que le démon lui avait laissée. D’un vert pomme plutôt opaque zébré d’éclats dorés et de blanc, elle lui parut davantage se conformer à son imagination. Cela ne l’engagea pas à tester, malgré sa curiosité qui le titillait sur le goût qu’une telle chose était susceptible d’avoir. Cela ressemblait-il à quelque chose qu’il connaissait ?
– Tu m’as commandé quoi ?
Le démon n’eut pas le temps de répondre qu’il fut interpellé.
– Hé, Sytry ! Ca faisait un bail que je ne t’avais pas vu !
– Bibi !
Picarel écarquilla les yeux tandis qu’une femme plantureuse à deux têtes cornues se jetait dans les bras de Sytry pour une accolade enthousiaste. Ce dernier le lui rendit avec autant de cœur, et cette effusion d’émotions dura bien plusieurs secondes avant qu’ils concédassent à se détacher l’un de l’autre.
– Trois jours ! Jamais tu n’étais pas revenu ici après un intervalle de temps aussi long, je commençais à m’inquiéter pour toi !
Juste trois jours ?
– Oh, et tu as ramené un ami ! Et je ne le connais pas, celui-là, fit la démone en se tournant vers Picarel.
Celui-ci dut affronter deux sourires aux dents pointues et aux lèvres noires et deux paires d’yeux noirs aux pupilles dorées. Hormis ces détails, ses deux têtes et ses ongles griffus, elle était plutôt banale, et la salopette en jean bleu tachée de peintures qu’elle revêtait parachevait cette impression. Pourtant, il émanait d’elle une certaine aura qui le laissa circonspect. Un démon mineur n’en aurait pas de tel. Pourtant, il avait beau cogiter, son apparence ne lui évoquait rien du tout.
Décidément, ses cours de démonologie ne lui avaient pas été d’une grande aide, jusque-là. Il avait bien fait de leur préférer la sieste ou les dessins.
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