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La peur donne des ailes, dit-on. Picarel en avait déjà mais il doutait que les faire apparaitre fût une bonne idée, au risque d’être vu et reconnu par un démon – si cela se trouvait, ces choses en étaient ! Il courait et slalomait entre les crevettes géantes, priant pour qu’aucune d’elles n’en vînt à le désirer comme goûter, et il évitait en même temps les fleurs carnivores qui lui semblaient saliver sur son sillage. Il avait eu l’occasion de voir les premières de plus près, ce qui lui avait permis d’établir un constat simple : leur exosquelette avait tout d’une cuirasse très épaisse et ultra-résistante. La dague de Cockatiel n’en viendrait pas à bout !

Mais là encore, alors qu’il sentait la terre sous ses pieds, l’herbe lui frapper les mollets dans sa course et la brise lui fouetter le visage, Picarel restait perplexe. Était-il réellement en Enfer ou se serait-il trompé d’endroit ? A moins que tout cela ne fût qu’illusions destinées à le perdre ? Cela avait le mérite de fonctionner !

Comment suis-je supposé sortir de ce pétrin ? Une chance pour lui, les immenses créatures l’ignoraient et continuaient de paitre, indifférentes à sa présence et à ses angoisses. Quant aux fleurs, elles n’étaient pas partout et leur portée était faible. Ce ne fut qu’une fois épuisé et obligé de s’arrêter qu’il constata, en plus du fait qu’il devrait se mettre au sport, qu’aucune n’avait cillé à ses gesticulations et que sa course était, somme toute, plutôt ridicule. Il pesta contre lui-même, les membres tremblants, le souffle court et en nage, et grimaça lorsqu’une douleur vrilla son flanc gauche. Il posa sa main dessus. Voilà qu’il avait un point de côté ! Cette aventure commençait plutôt mal.

— Eh, toi ! Qu’est-ce que tu fous dans mon troupeau d’crevettes ?

Picarel se stoppa net et tourna la tête, stupéfait. Près de lui se dressait un individu semblable en tous points à un humain de constitution banale. Doté d’une tignasse noire en bataille et d’une silhouette plutôt maigre, il le jaugeait avec une nonchalance piquée d’agacement, vautré en partie sur le grand bâton sur lequel il prenait appui. Il ne paraissait pas très futé, juste indolent voire paresseux. Gourmand aussi : il tenait un sachet de dragées dans une main et mâchonnait tranquillement. Une sorte de berger à la baba cool, pensa-t-il.

— Alors ? le pressa-t-il. Si t’as rien à faire là, casse-toi, tu les perturbes !

Ah bon ? Picarel leva bêtement la tête vers les crevettes qui continuaient de brouter. En quoi troublait-il leur repas ? C’étaient elles qui l’effrayaient !

— Je t’ai dit –

— C’est que, je crois que je suis perdu…

Était-ce un démon ? Ce dernier soupira, l’air de se demander ce qu’il avait fait pour mériter ça.

— Comment ça, tu t’es perdu ? T’es pas fichu de reconnaitre le coin ? L’Enfer, c’est pas comme la Terre, c’est tellement varié que tu peux pas confondre !

— J-je suis donc bien en Enfer ?! s’exclama Picarel, perplexe, avant de se mordre les lèvres et de se maudire en lui-même.

Pas besoin d’être intelligent pour comprendre qu’un démon n’était pas censé dire ça ! Le brun devant lui l’observa d’un œil étrange. Il marmonna quelques secondes avant de lâcher :

— T’es qui, toi, au juste ?

— Je m’appelle Pica –

Il s’interrompit à temps en se rappelant, horrifié, que son nom risquait de le dénoncer en tant qu’ange. L’autre – un démon, sans doute, si c’était bien là l’Enfer – ne paraissait pas très intelligent mais mieux valait ne pas éveiller sa méfiance !

— Pika ? Quel nom bidon.

Picarel se vexa.

— Et toi, tu es ?

— Adamanth. Si tu cherches la ville, elle est là-bas, t’arriveras plus à te retrouver à partir de là. Y a que des crevettes et des plantes carnivores ici.

Il venait de pointer du doigt la ville que Picarel tentait de rallier, ainsi son ‘aide’ ne lui fut pas très utile. Cependant, s’il pouvait lui fournir des informations pour traverser son champ de monstruosités en toute sécurité…

— C’est un élevage ? demanda-t-il en désignant les colosses près d’eux.

Adamanth le fixa avec des yeux ronds.

— Bien sûr que non ! Y a pas besoin d’élevages ici, et ce ne sont que des crevettes !

Picarel le jaugea, surpris.

— Que fais-tu donc ici, si tu n’es pas leur berger ?

Le démon resta bouche bée quelques instants avant de s’indigner :

— … Un berger ?!

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— Je ne vois pas pourquoi il l’a mal pris…, maugréa Picarel une énième fois.

La fin de la conversation avait été quelque peu confuse et abrupte car vexé, Adamanth ne s’était pas fait prier pour l’aviser en vue de le chasser. Comment deviner qu’il n’était qu’un observateur curieux ? Ce dernier avait eu raison ; seules les Mangeuses de Cervelle, comme il avait appelé les fleurs carnivores, représentaient une menace mais elles étaient faciles à éviter puisqu’il suffisait de circuler là où elles ne se trouvaient pas. A présent, il avait réussi à rallier la ville, certes… mais il n’était pas beaucoup plus avancé. Cela devait bien faire deux ou trois heures qu’il errait sans savoir où aller.

Les bâtisses étaient à l’image de ce qu’il avait vu de loin : colorées et hétéroclites. Le ciel était désormais sombre, comme s’il tenait compte de la cyclicité du jour et de la nuit. Picarel se tenait en plein milieu d’une place dallée et noire de monde. Tantôt des figures humaines, tantôt des têtes d’animaux, tantôt des corps de chimère ou des animaux anthropomorphes… Il en venait encore à douter. Si Adamanth avait appelé ce lieu l’Enfer, peut-être n’était-ce pas celui qu’il espérait trouver ? Quel était donc ce lieu, dans ce cas ?

Il sortit brusquement de ses pensées lorsqu’il fut bousculé et tomba sur les fesses. Une voix rude gronda près de lui :

— Tu gênes le passage, petit.

Picarel leva la tête et s’inquiéta. Vu l’air sinistre du démon, il ne comptait pas passer son chemin.