Cockatiel devait l’avouer, Sytry était un maître dans l’art de la persuasion. Ou, tout du moins, ses arguments faisaient mouche chez Picarel. Ce qui n’était pas forcément un grand exploit, cela dit. Toutefois, lui-même avait senti sa défiance décroître un petit peu, ce qui l’était davantage ; un centre commercial avec des animaleries qui pourraient détenir de futures limaces de compagnie, quel danger y aurait-il derrière ? Maître de l’Envie et régisseur de ce centre, Léviathan n’avait aucun intérêt à tuer de la clientèle potentielle, excepté si elle se montrait récalcitrante à payer les biens procurés. Parmi tous les quartiers de l’Enfer, son domaine devait donc être l’un des plus sûrs, démoniquement parlant. Surprenant que Sytry eût continué de réfléchir à la question durant sa retraite improvisée ; question revenue sur le tapis peu après le réveil de Picarel, lorsque Sytry l’avait comparé à une limace baveuse pour le liquide qui maculait son menton, y trouvant là un possible facteur de rapprochement expliquant potentiellement son amitié insolite avec Nana. Sytry avait dû le martyriser jusqu’à l’épuisement pour le laisser dans un état pareil, songeait-il avec horreur.
Malgré tout, Cockatiel était un peu perplexe. La description que Sytry leur avait donnée du domaine n’était pas très… engageante. Pourquoi ressemblerait-il à une sorte d’auberge sinistre ? Qui aurait alors envie d’y mettre seulement les pieds, si cela se révélait vrai ?
Je ne vois toujours pas le rapport. La pente était raide, pour parvenir à ce centre commercial. Côté facilité d’accès, on repasserait. Du moins, pour des êtres aussi peu sportifs que les deux anges, déjà essoufflés. Sytry, lui, se portait comme un charme et trottinait gaiement à quelques pas d’eux. De quoi en être jaloux.
– Mais… fff… comment… comment est ce centre commercial ? Ffff… A part… fff… génial ?
Le sourire du jeune démon le vexait. Il sentait qu’il se moquait de lui et de ses difficultés. Était-ce sa faute s’il n’avait pas beaucoup d’endurance ?
Il oublia le sujet lorsqu’enfin, la montée fut terminée et que le domaine se dressa devant eux. Les deux anges se figèrent. D’une part, c’était… petit. Trop petit pour un centre commercial, en tout cas. Il voyait pour quelle raison Sytry avait parlé d’auberge sinistre. Sombre bâtisse aux angles tordus, aux murs gris foncé et aux toits noirs, le soi-disant centre se composait de trois parties, deux ailes réunies au niveau d’une tourelle. Rien ne brillait, si ce n’était une lueur rougeâtre au niveau de l’entrée, ouverte, et de la fenêtre qui béait à côté d’elle. Une petite allée y menait, précédée de quelques marches d’escaliers, et une clôture aux planches noires et distordues ceinturait le tout. Le peu de terrain associé était occupé par de l’herbe rase et rare, comme mourante, des pierres et des cadavres de charrettes et de pelles. Elle semblait sortie tout droit du monde des horreurs ou de l’imaginaire d’Halloween. Ne manquaient que le ciel obscur – il était actuellement rose bonbon –, les chauves-souris et des cris d’oiseaux nocturnes pour mieux planter le décor – à la place, ils avaient le droit à des méduses planant avec indolence et à des écureuils volants qui s’ébattaient entre les restes.
Il ne fallut même pas une seconde pour que Picarel et Cockatiel voulussent opérer un demi-tour. Ils s’arrêtèrent net devant le petit escalier, prêts à rebrousser chemin.
– Je crois que tu t’es trompé d’endroit, affirma Picarel, le teint pâlissant.
Sytry secoua la tête, amusé. Il les attrapa par les épaules.
– Oh non, pas du tout, bien au contraire. Bienvenue chez Léviathan !
Les deux anges étaient perplexes. Tout ici poussait à la fuite.
– Mais pourquoi… ?
Ils n’eurent pas l’occasion de poser davantage de questions. Malgré leurs protestations, Sytry les poussa jusqu’à l’antre rougeoyante dans laquelle il les fit basculer. Picarel ferma les yeux, effrayé par une possible mort imminente par carbonisation instantanée, et Cockatiel s’apprêta à invectiver Sytry et à maudire sa descendance – si elle venait à exister un jour, si ce n’était pas le cas –, et ce jusqu’à la xième génération… puis ils basculèrent dans un autre monde.
Un monde grand, vaste, lumineux, dans les tons clairs, parfois vert pâle, parfois plutôt vert d’eau ou grisé, fait de galeries longues et larges disposées sur plusieurs étages, reliées entre elles par des escalators. Au milieu de l’allée, se dressaient tantôt des stands divers, tantôt des sièges confortables pour s’asseoir ou se détendre, tantôt des plantes jaunes, bleues, vertes ou rouges pour apporter une touche de végétation et de vie dans cet endroit artificiel. De part et d’autre, une succession de boutiques, qui rivalisaient de couleurs et de décorations tape-à-l’œil pour attirer le client. Le silence austère avait cédé la place à un joyeux brouhaha d’une foule animée continuellement en mouvement. Très loin au-dessus de leurs têtes, un plafond de verre laissait filtrer la lumière extérieure qui se reflétait en chatoiements roses sur les murs et les dalles luisantes et se réverbérait sur les balustrades en métal brillant pour éclater en des milliers de rayons colorés.
Oubliée, l’auberge sinistre, le décor ressemblait désormais à un centre commercial terrestre à l’occidental aux dimensions gigantesques, conçu pour en envoyer plein la vue. La bouche grande ouverte, les deux anges concédaient que c’était réussi pour eux.
– Mais… comment… pourquoi… ?
Pourquoi un tel décalage entre l’extérieur et l’intérieur ? Et comment arrivait-il à abriter une telle superficie, qu’ils ne parvenaient pas à estimer, dans une si petite structure ?
– L’illusion, répondit Sytry, ravi de l’effet. Et un sacré jeu avec les dimensions et l’espace, Léviathan adore ça. Pour ce qui est de l’extérieur peu ragoûtant… des soucis avec le voisinage, je crois. Ou Lucifer, je ne sais plus trop, je crois qu’il était jaloux – et blessé dans son orgueil qui, vous devez le savoir, est très important. Quoi qu’il en soit, Léviathan a été vexé – ou forcé par Lucifer ? –, d’où cette illusion d’auberge sinistre. Un conflit entre Rois démons, en somme… ce n’est pas très intéressant.
Les deux anges n’insistèrent pas. La question ne les intéressait déjà plus.
— De toute façon, le domaine de l’Envie jouit d’une telle réputation que ce détail n’a pas grande influence sur son business.
Le trio se mit en branle, guidé par le démon. Ils découvraient tout au fur et à mesure de leur progression. Les produits divers et variés, de vases peints aux meubles ouvragés, en passant par les vêtements de différentes modes et adaptées à différentes silhouettes – dont celles d’animaux hybrides – ; il y en avait pour tous les goûts ! Ils croisèrent également quelques spots publicitaires, dont le même slogan qui revenait de manière régulière : ‘Videz vos bourses, vous vous sentirez plus légers !’. Au moins, c’était dit.
Émerveillés, les deux anges posaient beaucoup de questions à Sytry qui s’amusait à y répondre. Autant par curiosité que pour s’ancrer au débit de paroles du prince démon et, ainsi, ne pas se lancer dans du lèche-vitrine intempestif. Car évidemment, la tentation était grande. Il y avait de tout, après tout. Dont ce qui leur plaisait. Cockatiel gémit à la vue d’une vitrine remplie de figurines de fées, et se refusa à détailler la délicatesse de leurs ailes ouvragées – le peu qu’il en avait vu exerçait déjà un pouvoir attractif terrible sur lui. Pour cela, il réfugia son visage entre les omoplates de son ami, comme si cela permettrait de les faire disparaître. Sytry repéra son manège et sourit.
— Tu veux visiter la boutique ?
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