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tome 1, Chapitre 40 « Déclinaison de recettes (Part 1) » tome 1, Chapitre 40

Les bonnes résolutions n’étaient pas faites pour durer. Picarel en était venu à cette conclusion alors que l’indignation suscitée par l’épisode Scalpel allait en décroissant. Il n’avait suffi que de quelques minutes. Par conséquent, la tentation était revenue. Il s’accrochait à Sytry comme une moule à son rocher, peu sûr que le passage en cuisine fût moins laborieux.

Leur entrée, et les odeurs alléchantes qui s’en dégageaient, confortaient ses craintes.

L’ambiance y était différente des salles de festin, mais non pas moins bruyante. L’ange avait l’impression de se tenir au sein d’une immense ruche bourdonnante d’activités, mélange d’organisation et de désordre, d’allers et venues, de cris et de vociférations diverses, de précipitation et d’adresse. Jamais cette machine parfaitement huilée n’était à l’arrêt ni ne ralentissait ; il fallait satisfaire l’appétit sans fin des hôtes de Belzébuth en se pliant aux aléas des caprices et des désirs de leur maître, s’ils ne désiraient finir dans l’un des innombrables menus proposés. Ainsi, tous, du simple cuisinier à l’organisateur, déployaient d’ardeur à la tâche qui leur était dévolue et l’on ne s’en plaignait pas. Les réclamations n’étaient pas les bienvenues.

Le duo traversait cette foule avec autant d’aisance que de difficultés, ignorés, simples grains dérangeants qui ne méritaient nulle considération. A l’étonnement de Picarel, rien n’était fait pour empêcher les visites dans cet antre démoniaque ; ils n’avaient rencontré aucune résistance dans leurs pérégrinations. D’après Sytry, les mouches se chargeaient de veiller et, si esclandre ou geste mal considéré par sa Seigneurie il devait y avoir, Belzébuth le saurait. Et la ruche au fonctionnement si bien huilée, à l’indifférence placide, se transformerait alors en véritable nuée d’insectes chargeant pour défendre le nid et, surtout, les intérêts de leur maître. Dès lors, il devenait presque impossible d’en réchapper. De ce fait, personne ne se permettait de prendre Belzébuth à la légère. Ce n’était pas conseillé.

Picarel commença à laisser son regard errer sur les tables de travail. Cette salle semblait consacrée aux plats carnés. Là, il aperçut plusieurs longues cuisses dorées, sans doute passées au four ; là, une espèce de thorax qu’un démon-cafard évidait pour le fourrer de farce ; ailleurs, des côtelettes prêtes à griller, et là encore, une silhouette sans tête et aux membres dépourvus d’extrémités repliée sur elle-même, prête à être enfourné. La position lui rappelait celle du poulet, même si quelque chose clochait, mais il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Curieux, il ne tint plus et questionna Sytry :

— Vous élevez des poulets géants ?

— Pardon ? Quel poulet géant ?

Sous la surprise, Sytry marqua l’arrêt pour le considérer avec curiosité. Picarel lui désigna alors le poulet déposé sur un plateau, qu’un démon gigantesque était en train de soulever pour le mener vers un four non moins gigantesque. Le prince haussa un sourcil lorsqu’il comprit de quoi il était question.

— Ça ? Ce n’est pas du poulet, c’est de l’âme humaine.

— Quoi ?

Picarel scruta avec davantage d’attention le poulet non aviaire, avant qu’il ne disparût dans l’âtre obscure. Ses lèvres s’entrouvrirent pour lâcher un hoquet d’horreur. Sytry avait raison, il s’agissait bien d’un humain ! Il reconsidéra les autres plats sous un nouveau jour : la forme du tronc farci collait bien avec la cage thoracique d’un humain ; les cuisses et les côtelettes avaient les bonnes dimensions…

Il se sentit vaciller. Le Temple de l’Horreur. C’était le Temple de l’Horreur. Il aurait dû s’y attendre. C’étaient des démons, après tout. Mais quid des cris de leurs victimes ? Le brouhaha était si omniprésent autour d’eux qu’il ne percevait rien de tel.

— Picarel ?

Malgré ses directives intérieures, ses yeux se hasardèrent plus loin dans la salle. D’immenses chaudrons occupaient une grande partie des âtres. Des planches en bois se tendaient au-dessus, comme celles des navires pirates positionnées au-dessus de la mer. Armés de pics pointus, des démons y poussaient des âmes humaines ligotées et bâillonnées, qui frétillaient ensuite dans l’eau bouillante dans des cris muets, se prenant parfois des pluies de légumes et d’herbes sur la tête pour les assaisonner. D’autres gesticulaient sur des planches à découper tandis qu’un démon les amputait de plusieurs morceaux, jusqu’à les réduire en puzzles sanguinolents que d’autres récupéraient ensuite. Là une tête, là des pieds, là des rognons… là encore un cœur qui battait encore faiblement, avant de s’arrêter.

Picarel n’y tint plus. Il vomit. C’était essentiellement de la bile, qui alla recouvrir une immense sauterelle bipède orange en tenue de soubrette rouge. Celle-ci sursauta et émit un hoquet dégoûté. Elle menaça ensuite Picarel en tendant une de ses longues pattes vers lui.

— Non mais ça va pas ? Me gerber dessus, espèce de p’tit dégueu ! Tu veux qu’je t’arrache la tête, c’est ça ? Réponds, l’cul blafard !

Picarel loucha sur les griffes qui pointaient devant son nez et déglutit, muet. Pointues et brillantes, elles étaient aussi aiguisées que des rasoirs. En hauteur, les mandibules s’agitaient, voraces et rageuses. Il ne faudrait pas deux secondes au démon pour le réduire en charpie.

Alors qu’il attendait ce destin funeste avec aucune impatience, il eut la surprise de voir la sauterelle se raidir, balbutier des excuses puis s’éclipser. Picarel se retourna vers un Sytry nonchalant, qui jeta son bâton de sucette esseulée pour en entamer une autre, comme s’il ne s’était rien passé. Puis il lui tendit un mouchoir – qu’il extirpa d’une poche ? – pour essuyer la bile coulant sur son menton. L’ange le remercia en obtempérant, maladroit.

— On y va ou la vue ici te ravit tellement que tu veux rester là indéfiniment ?

C’était ironique, bien sûr. Picarel secoua vivement la tête en signe de dénégation. L’incident tantôt traduisait aisément sa pensée. Ils reprirent leur chemin.

– Sytry, les âmes humaines, là, elles sont toutes… ébouillantées ou découpées vivantes ?

Sytry lui jeta une œillade étonnée.

– Qualifier des âmes comme des êtres vivants ou non, c’est plutôt cocasse… mais j’imagine qu’on peut dire que oui. Il n’y a d’abattage pour les âmes humaines, elles sont toujours utilisées telles quelles, quel que soit le plat préparé – au four, à la broche, au –

Comme Picarel redevenait livide, il s’abstint de poursuivre sur les différentes déclinaisons de plats possibles. Il haussa les épaules.

– Eh bien, c’est selon leurs envies.

– M-mais c’est horrible ! Et c’est inhumain de les ébouillanter ou de les découper ainsi, ce doit être extrêmement douloureux !

Picarel ne s’y connaissait pas vraiment en morts atroces et douloureuses car, malgré sa maladresse, il avait toujours été plutôt chanceux. Cependant, ses suppositions suffisaient à lui arracher des frissons.

Sytry, lui, ne se montra aucunement ému.

– Eh bien, j’imagine que c’est l’objectif aussi, les torturer sciemment. Le bien-être ‘humain’ n’existe pas en Enfer, et encore moins chez Belzébuth ! Sans compter que les âmes qui atterrissent ici ne viennent pas pour passer des vacances –

– Et toutes les âmes que vous enlevez pour les emmener ici, alors qu’elles étaient destinées au Paradis ?

– Bah, elles ne sont pas si nombreuses ! Et fais attention à ce que tu dis, nous ne sommes pas entourés d’amis.

L’avertissement avait été prodigué sur un ton badin mais eut son effet. Picarel se glaça et jeta un coup d’œil autour d’eux, inquiet. Des mouches louvoyaient entre les cuisiniers mais il était incapable de déterminer si elles avaient capté ses paroles.

– Et les âmes dont tu parles ne constituent qu’un faible pourcentage de celles qui finissent ici. Dieu ne se précipite pas pour autant pour sauver ces malheureux du sort qui les attend. Et inhumain ? Ah, la bonne blague ! Les humains font ce genre de choses tous les jours sur Terre !


Texte publié par Ploum, 13 octobre 2022 à 15h53
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