Le restaurant où Joseph avait emmené Sophie, pour un rendez-vous qui ne se voulait pas romantique, mais l’était peut-être un peu malgré tout, n’était qu’une gargote dans le quartier Montparnasse, mais on y servait une cuisine simple et savoureuse. Ce fut donc devant une plâtrée de saucisse au chou, arrosée de cidre doux, que les deux jeunes gens échangeaient des anecdotes sur leurs affaires du moment. Le policier s’était montré tout d’abord réticent, mais la moue déçue de la petite brune avait fini par le décider.
« Cette affaire était-elle si ridicule ? »
Joseph Fornassier soupira. Il n’avait rien à cacher à sa compagne – après tout, ils collaboraient au même organe officieux des services secrets militaires. Les yeux gris de la jeune femme dansaient d’amusement devant le désarroi de l’inspecteur.
« Ce n’est pas tant que le contexte me gêne… On peut dire que j’en ai vu d’autres ! Mais cette histoire concerne la police, pas le Bureau ! »
Sophie éclata de rire :
« Je crois que je tiens la raison. La confidentialité. Les agents du Bureau ont l’habitude de travailler en secret, afin de ne pas éventer l’implication du gouvernement dans des histoires de fantômes et de sorcières. Ne m’avez-vous pas dit que l’affaire concernait un député ? »
Le policier opina en réprimant un frisson :
« Vous avez raison. Je n’ose imaginer des dégâts que mon supérieur pourrait entraîner dans une affaire sensible… Figurez-vous que lors de notre dernière enquête, le coupable avait laissé un bœuf mironton mijoter sur sa cuisinière. Clément a tenu à rapporter le faitout comme preuve… de quoi, je ne sais pas, si ce n’est de son appétit sans bornes ? »
La jeune femme éclata de rire, tandis que Joseph affichait une mine résignée.
« Allons, reprit Sophie, ne faites pas cette tête de carême et racontez-moi toute cette histoire. »
Il ne pouvait rien refuser à la charmante Bretonne ; il commença donc à narrer l’une des plus insolites histoires de meurtre qu’il avait rencontré au cours de sa jeune carrière.
« Où se trouve la victime ?
— Ici même… »
La gouvernante, une petite femme toute de noir vêtue, me conduisit jusqu’au corps qui reposait en travers du tapis, la bouche ouverte comme un poisson échoué. De son vivant, il avait été un très respecté gentilhomme avec de magnifiques favoris blancs. Armand de Lamande, député de son état…
À ses lèvres décolorées et ses yeux révulsés, il avait été empoisonné, probablement au cyanure.
Autour de lui se dressait un demi-cercle de proches choqués ou éplorés. Une dame rondelette qui portait sur la tête une couronne de papier, une jeune fille affolée, un homme du même âge qui se tenait à l’écart, les mains dans les poches, comme si le décès ne l’atteignait que de très loin, et enfin, une très digne vieille dame, avec des cheveux aussi neigeux que ceux de la victime.
« Pouvez-vous me dire ce qu’il s’est passé ? »
Le jeune homme se dévoua pour me répondre :
« Monsieur de Lamande venait de finir sa part de galette des Rois, quand il s’est effondré. Nous avons d’abord cru à une attaque, mais j’ai remarqué des éléments bizarres… Voyez-vous, je fais des études de médecine, et cela ne ressemblait pas à une crise d’apoplexie ordinaire !
— C’est donc vous qui avez fait prévenir la police ?
— C’est exact. »
Je sortis mon carnet :
« Puis-je savoir votre nom ?
— Louis-Jean Carbin. En fait, je suis le fiancé de mademoiselle… »
Il tourna la tête vers la jeune fille. Fine et blonde, elle pressait ses deux poings contre sa bouche en ouvrant des yeux horrifiés.
« Philomène… Je veux dire, mademoiselle de Lamande est la nièce de la victime.
— Veuillez accepter mes condoléances, mademoiselle. »
Mon regard se posa sur la petite dame boulotte qui glapit à mi-voix :
« Ma… madame Volovant. J’étais sa secrétaire… »
La grande femme aux cheveux blancs leva le nez avec mépris :
« Bah, sa gourgandine plutôt !
— Je ne vous permets pas !
— Madame, je suis la maîtresse des lieux. Je peux me permettre ce que je veux. »
Elle se tourna vers moi et décréta avec le plus grand sérieux :
« Mon nom est Adélaïde de Lamande. J’ai… j’avais, plutôt, l’extrême infortune d’être la sœur de ce macchabée. Finissons-en. Débarrassez-nous du corps, nous avons d’autres choses à faire. »
Je n’en croyais pas mes oreilles… Où étais-je tombé ?
Je regardai autour de lui : nous nous trouvions non loin des Invalides, dans le salon d’un bel appartement aux dimensions spacieuses, aux grandes fenêtres et aux plafonds ornés de moulures de stucs, meublés de somptueuses pièces d’ébénisterie. Malgré tout, je ne pus m’empêcher de noter la toile décolorée des murs, les rideaux défraîchis et les tapis usés jusqu’à la corde. Sur la table couverte d’une nappe d’un rouge fané reposait une galette découpée en huit parts égales, dont cinq manquaient.
Je réprimai un soupir : les affaires impliquant des familles influentes se révélaient plus difficiles à résoudre que celles qui se déroulaient dans les quartiers les plus mal famés. Ces gens possédaient un véritable don pour les faux-fuyants.
« Je vais devoir vous poser quelques questions, mais peut-être souhaitez-vous que nous nous rendions dans une autre pièce ? »
« Ce serait mieux, je crois, souffla la jeune femme.
— Il est hors de questions que nous allions de mon côté de l’appartement, grommela la sœur d’un ton moins digne que son apparence. Après tout, c’est cet imbécile qui est mort. Et ne comptez pas sur moi pour aller dans le sien ! »
Je notai que personne ne paraissait offusqué par la remarque : soit le reste de l’assemblée avait l’habitude de ce genre de propos, soit Armand de l’Amande était réellement un imbécile.
« Vous souhaitez donc que je vous interroge ici, devant le cadavre ?
— Le crime a eu lieu dans les parties communes, autant que nous y restions ! »
De plus en plus interloqué, je donnais des ordres au brigadier qui m’accompagnait pour que les pièces à conviction fussent saisies : cinq assiettes, constellées de miettes de galette, le reste de la pâtisserie, les verres qui contenaient un fond de Crémant, plutôt que du Champagne. La gouvernante, qui me rappelait une pie dans sa façon de sautiller autour de nous, s’approcha de moi :
« Vous allez me ramener les couverts, j’espère ?
— Une fois que les analyses nécessaires seront faites.
— Je vous tiens au mot ! » lança-t-elle avant de quitter le salon.
Sophie resta bouche bée, avant d’éclater de rire :
« Tout s’est vraiment passé comme ça ?
— Je vous le confirme. »
Elle secoua la tête avec incrédulité.
« Ils étaient fâchés depuis une vingtaine d’années, repris-je, à cause d’une bête histoire d’héritage. Ils se partageaient l’appartement qu’ils avaient reçu de leurs parents ; ils n’avaient pu trancher pour le salon et le considéraient comme en indivision. Ils ne l’employaient que pour certaines occasions, conformément aux souhaits de leurs défunts parents : Noël, les Rois, Pacques… Mais le reste de l’année, ils n’y pénétraient que s’ils avaient l’assurance de ne pas y rencontrer l’autre. »
La jeune Bretonne secoua la tête :
« C’est incroyable… Mais d’un autre côté, dans mon village, il y avait parfois le même type de rancune bien ancrée. »
Joseph acquiesça :
« Je veux bien le croire.
— L’interrogatoire a donc bien eu lieu dans le salon ?
— Oui. J’ai vite compris pourquoi l’endroit semblait si décrépit. Les Lamande, le frère comme la sœur, se montraient d’une rapacité légendaire. C’était la jeune Philomène qui avait apporté la galette. Jamais aucun des deux n’en aurait payé une…
— J’imagine bien… Mais alors, le député avait vraiment été empoisonné ?
— En effet, au cyanure, comme je l’avais présumé. Quant à la façon dont il avait été administré… c’était une autre affaire ! »
Les suspects s’étaient installés sur les fauteuils usés, tout autour de la pièce. La gouvernante s’était esquivée, mais je la fis vite rappeler. Je désirais écouter son témoignage autant que celui des autres.
« Bien. Pouvez-vous me dire où vous avez acheté cette galette, mademoiselle de Lamande ? »
La jeune fille tamponna ses yeux avec un petit mouchoir brodé et répondit d’une voix hachée :
« À la boulangerie-pâtisserie Lamiette, en bas de la rue. On me l’a emballée et je suis arrivée avec. J’ai retrouvé Louis-Jean devant l’immeuble.
— Vous nous confirmez tout cela, monsieur Carbin ?
— Oui, tout à fait, déclara son fiancé. Philomène voulait profiter de l’occasion pour me présenter à son oncle et à sa tante. »
Je l’examinai en détail : mince, un peu falot, il possédait un regard franc et intelligent. Par ses études, il maîtrisait les connaissances et les ressources nécessaires pour employer du cyanure. Cependant, il n’avait pas de mobile, sauf s’il souhaitait que Philomène héritât de son oncle. « Pardonnez-moi, mademoiselle, mais puisque vous êtes de la famille… Pouvez-vous me dire si votre oncle possédait du bien, et qui devait en hériter ? »
La demoiselle soupira :
« Je m’attendais à cette question. Mon père – son jeune frère – est encore en vie. En cas de décès de mon oncle ou de ma tante, il aurait été leur héritier naturel, mais…
— Mais ?
— Eugène, le père de Philomène, a fui la maison en laissant nos parents à notre charge, intervint Adélaïde. Hors de question qu’il reçoive ne serait-ce qu’une petite cuillère ! »
— Il n’en voudrait pas, rétorqua la jeune femme. Sa fabrique de bretelles est florissante ! »
Cette jeune personne ne me faisait pas plus l’effet d’une criminelle que son fiancé, mais je réservai malgré tout mon jugement. Je reportai mon attention sur Adélaïde de Lamande :
« Et de votre côté, madame ? »
La dame me toisa à travers son lorgnon :
« Même si je rêvais toutes les nuits du jour où je serais débarrassé de ce personnage, soit par ma mort, soit par la sienne, je n’aurais jamais montré assez de vulgarité pour passer à l’acte ! Je tiens trop à la mémoire de mes parents. Contrairement à lui ! »
Je me tournai vers la petite dame boulotte :
« Et vous, madame Volovant ? »
Elle renifla bruyamment :
« Contrairement aux insinuations de madame ici présente, je n’avais aucune relation de ce type avec monsieur de Lamande. Je l’aidais dans sa carrière politique parce qu’il avait usé de son influence pour trouver de bons postes à tous mes frères et cousins. En retour, je travaillais pour lui gracieusement. J’ai été très touchée qu’il fasse le geste de m’inviter… même si j’ai payé le Crémant. »
Je désignai la couronne sur sa tête :
« Vous aviez eu la fève, madame ?
— Une des deux fèves… Il y en a toujours deux dans les galettes Lamiette ! »
Elle laissa échapper un petit sanglot :
« J’avais à peine posé la couronne sur ma tête que monsieur de Lamande est tombé… d’ailleurs… »
Elle se leva et regarda sur la table :
« Vous n’avez pas vu ma fève ? Elle était en biscuit blanc, et représentait un petit Jésus emmailloté… »
Elle regarda sur la table, puis sur le sol, mais rien… la fève avait disparu ! Je pris bonne note de la chercher parmi les pièces à conviction. Il ne fallait rien laisser au hasard !
« Ne vous en offusquez pas, déclara avec aigreur la sœur acariâtre. Au moins, vous n’aurez pas à payer à boire à toutes les personnes présentes, comme le veut la coutume dans cette maison ! »
Quelque chose dans cet échange attira mon attention, mais je ne parvenais pas à déterminer pourquoi.
Sophie haussa un sourcil :
« Est-ce que cette intuition s’est vérifiée ? »
Joseph sourit : en la voyant montrer une telle impatience d’entendre la suite, il prenait plaisir à lui raconter cette histoire insensée.
« À vrai dire… oui, et de la plus étonnante des manières. La fève n’a pas été retrouvée, mais le médecin qui a autopsié Lamande a trouvé dans son estomac les débris d’une coque d’amidon moulé. À partir de là, nous avons reconstitué ce qui s’était passé : comme nous le savons, cet homme était très pingre – et sa sœur tout autant. Aussi avait-il avalé la fève pour ne pas avoir à payer à boire à l’assemblée. Il n’en était sans doute pas à son coup d’essai !
« Ce qui signifiait que celui ou celle qui l’avait tué connaissait son avarice, remarqua gravement Sophie, qui se prenait au jeu.
— Exactement. Mais tel était le cas de toutes les personnes présentes – à part le jeune Carbin, peut-être.
— Vous avez quand même trouvé le meurtrier ?
— Oui. Comme bien souvent… grâce à son testament. »
Convoqués dans un discret commissariat de quartier, les prévenus étaient assis en rang d’oignon sur de mauvaises chaises. Adélaïde de Lamande restait très raide, offusquée au plus haut point. Les deux jeunes amoureux se tenaient par la main. Madame Volovant sanglotait en silence. Enfin, un agent amena, avec un temps de retard, une dernière personne : mademoiselle Pigriec’h, la gouvernante.
« Je ne vois pas pourquoi je suis là, marmonna-t-elle. Je ne suis pour rien dans ces histoires de riches…
— Nous verrons bien », répondis-je d’une voix sereine.
Je les examinai l’un après l’autre.
« Bien. Récapitulons les faits… Dimanche, à quinze heures, mademoiselle Philomène de Lamande, ici présente, a acheté une galette à la maison Lamiette – ce que nous avons vérifié. Elle a retrouvé monsieur Carbin et ils sont montés ensemble dans l’appartement. Il devait rencontrer pour la première fois l’oncle et la tante de sa fiancée. Personne, a priori, ne connaissait son métier.
— En quoi cela est-il important ? lança Adélaïde d’un ton pincé.
— Le meurtrier – ou la meurtrière – ne s’attendait pas à ce que l’empoisonnement soit si rapidement détecté et que la police arriverait aussi vite sur place. Mais passons à la suite… Sur les lieux, se trouvait déjà madame Volovant, ainsi que mademoiselle Adélaïde de Lamande et madame Berthe Pigriec’h. C’est elle qui a pris la galette des mains de mademoiselle que voici, pour la faire réchauffer. »
La gouvernante haussa les épaules :
« Et alors, ce n’est pas secret !
— La cuisine aussi est une partie commune, n’est-ce pas ? Vous servez les deux moitiés de l’appartement et recevez vos gages du frère comme de la sœur. Ce qui se révèle important pour la suite ! »
Je ménageai un temps de silence. Mademoiselle Adélaïde me lança un regard sévère :
« Eh bien, venez-en au fait, jeune homme ! Nous n’avons pas toute la journée !
— J’y viens… »
Je me tournai vers la gouvernante :
« Depuis combien de temps servez-vous les Lamande ?
— Vingt ans, grommela la femme.
— Et je suppose que vos gages doivent être bien chiches. Malgré l’argent considérable que possèdent le frère comme la sœur. »
Je levai les yeux au ciel ;
« Si l’un d’eux venait à mourir, sa famille devait hériter de ses biens. Sauf que vous, mademoiselle, comme votre frère, détestiez Eugène autant que vous vous détestiez mutuellement. Aussi avez-vous convenu tous deux, sans le savoir, de disposer de la même façon de vos biens : en les laissant à votre gouvernante. »
Carbin et mademoiselle Philomène se tournèrent vers Berthe Pigriec’h, dont le visage virait au blafard.
« Et après ! Cela ne fait pas de moi une meurtrière !
— Sauf qu’en partant chauffer la galette, vous avez ôté les fèves pour les remplacer par des capsules d’amidon moulé en forme d’Enfant Jésus, emplies de cyanure.
— Vous affabulez ! protesta le domestique, je n’allais pas risquer de tuer quelqu’un d’autre !
— Vous n’avez pas pris tant de risques que cela… Disons que vous avez laissé le hasard faire les choses… et cela aurait pu réussir ! »
La femme piqua du nez, vaincue…
Sophie écarquilla les yeux :
« Je dois avouer que je suis perplexe… Elle a bien failli tuer quelqu’un qu'elle ne visait pas, non ?
— Pas vraiment. Rappelez-vous que madame Volovant a trouvé la fève, et l’a laissée sur le bord de son assiette. Ce que toute personne normale aurait fait. Bien sûr, il y avait toujours un risque que l’un des convives la croque, mais c’était un danger mineur. Mademoiselle Pigriec’h espérait que soit son maître, soit sa maîtresse, soit même les deux, tomberaient dessus… et comme ils en avaient l’habitude, ils avaleraient la fève. Dans les deux cas, un petit pactole bien dodu l’attendait… J’avoue que c’était bien pensé ! »
Sophie éclata de rire :
« Certes oui ! L’affaire est donc résolue ?
— Totalement. Notre empoisonneuse est passée aux aveux et il n’est pas dit qu’elle sauvera sa tête… »
Sophie opina, attristée :
« Je sais qu’elle n’est pas vraiment à plaindre et je n’aurais pas aimé qu’elle échappât à la justice, mais elle a été brillante à sa façon.
— En effet. Elle a bien failli réussir et son échec repose sur un petit croche-pied du hasard… »
Joseph posa sa main sur celle de sa compagne :
« On ne pourra nier que cette affaire a marqué les annales ! Après le meurtre à l’absinthe, le meurtre à la galette… Je vais finir par penser qu’il existe un thème récurrent… ! »
Les deux jeunes gens se regardèrent avant de partir d’un fou rire.
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