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Ce qu'il cognait fort le flic. Ça faut le dire, y mettait du cœur à l'ouvrage. Même qu'Ambrosius Gärtner, de la Johan-Sebastian-Bach-Straße, disait qu'il l'avait jamais vu aussi énervé, le shérif. Au passage, le flic était autant shérif que vous et moi sommes neurochirurgiens (si vous êtes neurochirurgien, ça ne fait pas de vous un shérif). Avec un père américain expatrié, Mr Wayne, et une mère, Mme Feuerbach, qui raffolait de tout ce que proposait Hollywood, le flic se vit affublé du nom de John Wayne. John Benedikt Wayne. Inutile de dire que Benedikt ne fut jamais pris en compte et que le quartier s'en tint au simple surnom de shérif. Ça lui faisait moyennement plaisir à John Wayne. Il se demandait tous les jours pourquoi ses parents l'avaient condamné dès la naissance à porter ce fardeau nominal aussi lourd. Alors que son frère, Bruce, avait eu beaucoup plus de chance.

    Avec la frontière des trente ans à l'horizon, il frappait de toute la fougue que lui conférait sa réserve de jeunesse qui s'amenuisait peu à peu. Sa chemise était trempée de sueur, son front dégoulinait de sueur, sa matraque glissait à cause de la sueur, bref, il y avait plus de sueur que de John Wayne. A sa décharge, la force de ses coups avait autant d'effet qu'une plume contre un 4x4, sait on jamais, si on a plusieurs milliers d'années devant soi, ça peut marcher. Hors, le shérif n'avait que quelques heures avant la fin de son service. Il dut faire une pause pour reprendre son souffle et changer de bras, le droit commençait à s'ankyloser. Puis il frappa à nouveau.

    Intéressons nous maintenant de près à John Wayne, puisqu'il est strictement inutile au déroulement de l'histoire, et vous allez donc l'oublier très vite. Lui qui n'avait acquis qu'une petite notoriété grâce à son nom dans un quartier d'Ottobrunn, essayons de lui rendre justice pendant que lui aussi essaye de la rendre, sans grand succès.

    De sa mère, Annabell Feuerbach, il avait hérité d'une grande taille, d'un nez fin et d'une mâchoire carrée. Son père, Edison Wayne, lui avait offert deux yeux marrons honnêtement espacés, de larges épaules et une fâcheuse propension au ventre flasque. Malgré des séances de sports régulières, impossible de faire apparaître ces foutus abdos.

    Sa veste verte s'ouvrait en grand pour laisser un semblant d'air passer, et offrait la vision d'une chemise blanc cassé, ou beige, avec la sueur on ne savait plus trop, sa casquette de policier traînait sur le sol dans l'herbe à moitié tondue de la pelouse de Mme Schnabel. Cette dame étant d'une importance capitale à notre histoire, nous ne y attarderons pas.

    Maintenant, penchons-nous sur la chose que John Wayne cogne avec tant de hargne.

    Non, pas la tondeuse.

    Vous me diriez qu'une Honda HRX 426 PDEA est certes un très beau modèle, avec sa poussée à essence et ses 42 centimètres de coupe de large, ses six réglages et son bac de ramassage de 60 litres, et vous auriez raison. Elle faisait d'ailleurs la fierté de son propriétaire, Gustav Becker, inintéressant pour l'histoire, et dont voici une description très précise.

    Déjà, il est à noter que Mr Becker est très gros. Des années de bières et de leberkäse ont œuvré à cet embonpoint, et par ailleurs œuvrent encore malgré les restrictions de son médecin. Gustav Becker arbore une grosse moustache et de grosses lunettes aux verres épais. Il a enfilé un T-shirt bleu, qui à l'instar du shérif, est inondé de sueur. En effet, la simple station debout suffit à Mr Becker pour transpirer. Un pantalon trop court, ou peut être un pantacourt trop long, des sandales en cuir qui emprisonnent une paire de chaussettes blanches, voilà le tableau. Il est clair que Gustav Becker prenait plus soin de sa HRX 426 PDEA que de lui même. Et quand il ne briquait pas sa tondeuse, il nettoyait sa BMW coupé de série 2.

    Vous pouvez dès à présent oublier Gustav Becker. Nous le reverrons d'ici peu, mais ça sera juste pour quelques phrases de type « oh mais dites donc » ou bien « c'est pas sympa ».

    Nous nous intéressions à la chose que John Wayne était entrain de cogner. Entre la matraque et la tondeuse.

    C'est immense. Ça doit faire pas loin des trois mètres de haut, sur presque deux de large. Autant dire qu'en comparaison, le shérif fait plus David que Goliath. Enfin, pour être précis, il ressemble plus au caillou que David utilisât contre Goliath. Sauf que ce caillou là n'a aucun effet.

    Il y a une bouche dont les énormes dents sont occupées à mâcher les roues de la Honda. Elles ont déjà grignoté une partie du moteur et des suspensions.

    John Wayne commençait à faiblir.

    La chose a la peau toute verte et, dieu merci, elle a eu la décence de mettre un pagne afin de cacher ce qui se passe sous la taille. Mme Schnabel affirmait l'avoir vu un jour où il sortait de la piscine et que boudu, si elle avait eu quarante ans de moins, hein, merci.

    Deux petits yeux jaunes pétillaient sur le visage en colère d'Orrag. Alors qu'il finissait de ronger la dernière roue de la tondeuse, il se sentit apaisé, aussi posa-t-il l'engin sur la pelouse et le termina à coups de poings.

    – C'est pas sympa, lâcha Gustav Becker.

    Orrag se redressa, grogna et se retourna vers John Wayne, qui donnait ses derniers coups plus par automatisme que par envie. Il retira la matraque des mains du Shérif et la mangea.

    – Oh mais dites donc, fit Becker.

    Orrag Moruk était un orc. Non, pas une de ces majestueuses créatures marines qui vous traquent pendant des heures avant de jouer avec vous et de vous manger. Orrag vous traquerait certes pendant des jours, mais on lui avait appris à ne pas jouer avec la nourriture, aussi se contenterait-il de vous démolir la tronche. De plus, il était végétarien. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce mouvement se répand parmi les nombreuses tribus orcs de la région du Kroum Kroum, non pas par conscience écologique, mais plutôt parce que la seule viande disponible a un goût dégueulasse.

    Orrag possédait également ce trait de caractère typique chez les orcs (ceux du Kroum-Nord du moins), qui lui conférait le pouvoir de passer d'un calme gronchon à une fureur dévastatrice en moins d'une seconde, et ce pour des broutilles. Autant dire que la tondeuse qui se bloque à cause des hautes herbes tous les deux mètres provoquait chez lui une envie de destruction totale de l'espèce humaine. Remercions donc la Honda pour son martyr, elle n'aura pas souffert en vain.

    –Bon sang Orage, râla le shérif. Qu'est ce qui t'a pris ?

    –Groumph, répondit Orrag, d'une voix grave dont les vibrations montaient à 7 sur l'échelle de Richter.

    –Groumph peut être, toujours est-il que je vais devoir te coller un procès verbal, on n'abime pas le matériel de ses voisins, non mais oh.

    –C'est pas sympa, compléta Gustav Becker.

    –Hurmph. Groumph.

    –Je veux pas le savoir Orage, fit John Wayne. Tu t'en tires pas si mal, je te condamne juste à payer une nouvelle tondeuse.

    –Orrag pas payer. Pas argent.

    –Tiens, tu fais des progrès, constata le shérif. Bravo Mme Schnabel. Il apprend bien. Je suppose que vous allez vous porter garante pour la tondeuse ?

    –Tout à fait, John, répondit Mme Schnabel.

    –Et vous allez encore me payer en Marks n'est-ce pas ?

    –Evidemment.

    John Wayne soupira. Bien sur qu'elle allait payer en Marks. Elle payait tout le temps en Marks.

    

    Esther Schnabel tenait en horreur tout ce qui s'apparentait de près ou de loin à de l'étranger. Elle n'aimait personne qui se trouvât en dehors de son quartier d'Ottobrunn, encore moins en dehors de Putzbrunner Straße. Pour être tout à fait précis, la section de Putzbrunner Straße entre Mozartstraße et Beethovenstraße. Et pour être le plus précis possible, elle n'aimait personne tout court. Sauf Orage, bien entendu. Forcément, une créature brutale et féroce venue d'une autre dimension qui vous demande poliment (grumph?) de s'installer chez vous, ça l'amusait bien, Esther. D'ailleurs, une autre dimension, c'est pas pareil que les étrangers d'un autre pays.

    Lorsqu'il apparut dans le quartier, Orrag Moruk ne fit aucun bruit. Pas le moindre éclair, pas une seule détonation. Il se retrouva juste là, avec son pagne, au milieu des habitations. Rien de bien théâtral, ce qui peut sembler décevant quand quelqu'un est transporté d'une réalité à une autre. A la limite, le berger suisse de Mme Lallemand, la seule française du quartier, avait aboyé puis s'était ravisé devant l'imposante masse d'Orrag et prétendit chercher l'endroit où il enterrait ses os. L'orc toqua à la première porte qui s'offrait à lui, changeant à tout jamais la vie d'Esther Schnabel.

    Si dans le quartier tout le monde se montra surpris par ce colosse vert dont les canines inférieures, hautes de quinze centimètres, dépassaient de la bouche, personne n'osa trop rien dire, on ne sait jamais, il pourrait manger la maison. On se contenta de hausser les épaules et de rester souriant avec l'orc, qu'on appela Orage, parce que sa façon à lui de prononcer son nom semblait impossible pour les langues humaines.

    Wargolik Jarug, Orrag ne lui faisait pas confiance. D'ailleurs, qui pourrait faire confiance à un shaman orc ? Ceux-ci ne savent ni lire, ni écrire, comme tous les orcs me direz vous, mais en plus, ils essayent de manipuler les forces magiques provoquant de tels désastres qu'on se demande encore comment l'espèce n'est pas éteinte depuis longtemps. Combien de fois les shamans, invoquant la pluie, faisaient tomber des météorites enflammées du ciel ? Et lorsqu'il fallait faire pleuvoir ces météorites sur la tête des armées ennemies, au mieux, il ne tombait que de jolies fleurs. Avec le temps, les orcs se forgèrent la réputation d'excellents charpentiers, si on aime les maisons biscornues hérissées de pointes sur lesquelles on empale les cadavres. Il est vrai qu'à force de reconstruire leurs villages tous les quatre matins, les peaux vertes acquirent une certaine expertise en la matière.

    Nous disions que Orrag ne faisait pas confiance au shaman Wargolik, mais on discute pas un jugement divin. Lorsque les dieux vous ordonnent de partir en guerre, vous partez en guerre. Lorsqu'ils vous disent de boire le sang du grand Dragon-Chat à trois têtes, vous buvez le sang du grand Dragon-Chat à trois têtes. Et lorsqu'ils vous envoient chercher un artefact dans une autre dimension, eh bien, vous saisissez le concept.

    En revanche, les dieux auraient pu préciser à quoi ressemblait l'artefact pour faire avancer les choses. Ou même ce qu'était un artefact.

    Il est bon de souligner que les orcs sont incroyablement cons.

    Orrag avait malheureusement pour lui ce petit truc en plus qui fit de lui l'élu pour la mission divine. Déjà, il grognait de cinq façons différentes, comparé aux deux habituelles. Il était bien plus costaud que le reste de sa tribu et les orcs se fient toujours au plus fort d'entre eux (aussi parce qu'il est difficile de contredire quelqu'un qui vous casse la figure en rigolant).

    Par miracle, et peut être par facilité scénaristique, Wargolik Jarug parvint à envoyer Orrag dans la bonne dimension. Maintenant, pourquoi Ottobrunn ? Oh ça va, il faut pas trop en demander à un shaman orc.

    –Orage, je vais faire des courses, dit Esther. Si tu pouvais grignoter le cerisier, il dépasse chez le voisin, ça va faire encore des histoires.

    –Hurmph.

    –D'accord, merci. A tout à l'heure.

    La porte claqua. Orrag trempait dans la piscine, contemplant les nuages qui s'étiraient dans le ciel, se demandant s'il pouvait les manger. La quête de l'artefact, l'ordre des dieux, tout ça, groumph. Wargolik devait étudier les paroles divines pour savoir à quoi ressemblait l'objet, même si personne chez les orcs ne savait vraiment ce qu'étudier signifiait. Orrag devait juste attendre. Le temps pour qu'un élément perturbateur vienne faire ce qu'il fait le mieux, c'est à dire perturber.

    Ce furent, en réalité, deux éléments perturbateurs. On ne pouvait faire plus vil, plus cruel, plus froid et calculateurs qu'eux. Non, pas les agents du fisc. Eux sont envoyés du dixième cercle de l'enfer, ce qui n'a rien à voir, suivez un peu.

    Eux, ce sont des elfes.

    Pratiquement toutes les races de toutes les dimensions entretiennent une rancœur particulière avec le peuple elfe. Parce qu'ils ont la sale manie d'être beaux, riches, intelligents, doués au combat, excellents politiciens et amateurs d'art moderne, les elfes se placent un peu au dessus de tout le monde. On raconte même que certaines instances divines les jalousent. Il faut dire que leurs cheveux sont très soyeux.

    Guelend'el'ul et Myrcantha débarquèrent sur Rosenheimer LandStraße dans un concerto d'explosions et d'éclairs, parce qu'ils font vraiment mieux que tout le monde, même quand il s'agit de se transporter d'une dimension à une autre. Le berger allemand de Mme Frankreich, la suisse, n'aboya même pas, trop intimidé par ces deux têtes blondes à l'allure inquiétante. Contrairement aux orcs, les elfes pouvaient faire confiance à leurs enchanteurs (il y a une nette différence entre shaman et enchanteur. L'un s'est arrêté au CE1 et ronge ses ongles de pieds, l'autre a un doctorat). Lorsque le Grand Efalwen ressentit une perturbation dans l'espace-temps et réalisa que les orcs avaient envoyé un des leurs dans la dimension huit, il pensa qu'il serait bon d'en faire de même et d'enquêter. Guelend'el'ul et Myrcantha furent dépêchés et arrivèrent par le portail d'Ottobrunn. Pourquoi la Bavière ? Sûrement parce que c'est très sympa.

    Ils s'installèrent dans l'appartement à louer de M. Ackermann sur la Hubertusstraße et commencèrent à mener l'enquête. Ils prendraient leur temps, un gros machin vert de trois mètres qui traîne dans le quartier, ça se retrouve facilement.

    Très vite, tous les autres peuples du Royaume des Cinq Ciels possédant une personne compétente en matière de magie envoyèrent leurs plus grands guerriers à Ottobrunn, ayant conscience que quelque chose se tramait, sans trop savoir quoi. Dans les rues de la petite banlieue de Munich, on vit déambuler un bataillon de Nains Forestiers, cinq Gobelins, quatre Centaures et une Fée Obscure. Le pragmatisme allemand conduisit à penser qu'un carnaval inter-dimensionnel se préparait, pourquoi pas après tout, depuis la chute du mur, ils étaient ouverts sur le monde.

    Pendant ce temps, Orrag pétait dans la piscine et ça faisait de grosses bulles.

    

    Esther rentra deux heures plus tard, alors qu'Orrag finissait de croquer les branches du cerisier. La vieille femme posa son cabas bien chargé sur la table de la cuisine, entreprit de le vider et de ranger les courses, puis rejoignit l'orc dans le jardin.

    –Ah merci Orage. C'est bien mieux, le voisin ne s'énervera pas comme ça.

    –Rien.

    –De rien, mon grand.

    –De rien.

    –Très bien. Dis moi, tu as prévu de recevoir de la visite ?

    –Visite ? répéta péniblement Orrag.

    –Quand des amis viennent vous voir pour passer un bon moment.

    –Non pas visite alors. Groupmh.

    –Eh bien, c'est étrange. Je sais pas comment dire ça, mais dans le centre-ville, il y a plein de personnes bizarres. La télévision parle même de venir. Encore un truc d'américains ça.

    –Bizarre ?

    –Hmmmm. On dirait que ces personnes viennent plutôt du même monde que toi. Enfin je dis ça, parce que je n'ai pas vu souvent d'homme-cheval, de nains vêtus de bois et de feuilles, une fille bizarre qui vole et des petites bestioles qui ricanent tout le temps. Même qu'elles ont la peau de la même couleur que toi.

    Orrag procéda lentement au traitement des informations. Il le savait, ça ne présageait rien de bon. Non pas qu'il s'entendait mal avec les nains ou les centaures, et, bien qu'il ait un peu de mépris pour les gobelins et leur sale manie de grignoter le moindre mollet qui leur passe sous le nez, il les tolérait. La fée obscure, c'était autre chose. Il faudrait se méfier.

    Orrag se posta au milieu du jardin et posa ses mains sur ses hanches. Dieu qu'il est grand, pensa Esther. Si j'avais eu trente ans de moins, hein. L'orc se mit à renifler l'air, le regard suspicieux. Cette odeur de champignons et de feuilles humides à l'est, les nains. A l'ouest, l'odeur de crottes et de mauvais alcool, les Gobelins. De nouveau à l'est, un crin qui sent fort accompagné de relents de testostérone, les centaures. Pas si loin que ça, deux trois rues tout au plus, un mélange de cannelle et de désespoir, la fée. Mais c'est un autre parfum qui retint l'attention d'Orrag. Le pire de tous. Une odeur de shampooing d'excellente qualité à laquelle s'ajoutait des senteurs de fleurs et de cruauté. Pas de doutes. Les elfes étaient aussi de la partie.

    –Ça va Orage ? demanda Esther. Tu as l'air contrarié.

    –Hurmph.

    –Si jamais vous avez besoin de faire des courses, y a un petit Edeka sur la Mozartstraße, commenta M. Ackermann.

    Guelend'el'ul et Myrcantha se regardèrent, incrédules. Un Edeka ? Des courses ? Parlait-il d'une monture rapide ? Guelend'el'ul lui envoya un sourire indiquant que la discussion était terminée et qu'il pouvait disposer.

    –D'accord, d'accord. N'oubliez pas, le loyer, c'est le 4 de chaque mois. M Ackermann referma la porte.

    Les deux elfes restèrent dans la chambre, sans parler. Les elfes ne parlent pas beaucoup en règle générale, on ne gâche pas des mots si on a rien à dire.

    –Edeka, murmura Myrcantha.

    Guelend'el'ul approuva. Ils se mirent en route.

    Les nains forestiers avaient déjà sifflé une partie de la réserve de bière de Joan Kandler, pour le plus grand plaisir du barman. Au moins, c'était bon pour les affaires. Les clients du bar observaient avec étonnement cette troupe de petits hommes engloutir des litres d'alcool sans retenue aucune, accompagnant chaque gorgée d'un rot ou d'une chanson paillarde.

    –Compagnons, brailla Odlin l'écorce impénétrable (on l'appellera Odlin), nous devons continuer nos recherches. Il nous faut trouver l'orc.

    –J'ai faim, répondit Fernuin l'armure de sève (Fern' pour les intimes).

    –Tavernier, as-tu de quoi faire manger mes compagnons et moi ?

    Joan Kandler vérifia dans le mini-frigo sous le bar. Il pensa qu'un demi-chou douteux ne contenterait pas vraiment ces nains et fit non de la tête.

    –Par contre, ajouta-t-il, vous pouvez toujours aller à l'Edeka. Un peu plus haut sur la rue. Il y aura de quoi manger.

    Les nains forestiers se regardèrent. L'Edeka ? Ils finirent leurs choppes, payèrent (Joan Kandler n'osa rien dire lorsqu'ils posèrent du vrai or sur le zinc) et partirent.

    –Vous savez où je peux trouver des souris, des insectes et de la cannelle pour un rituel d'ombres ?

    Liselotte Meyer dévisageait la jeune femme, étonnée. Non seulement il était difficile de lui donner un âge, parce qu'elle était vieille et jeune en même temps, et les nuages sombres qui tourbillonnaient autour d'elle empêchaient de dire si elle était jolie ou non. Ce qui était sûr par contre, c'est qu'elle volait.

    –Je crois qu'il y a un petit rayon animalerie à l'Edeka. Oh, c'est pas bien loin mademoiselle. Madame peut être ? Bref. Tout droit, vous laissez passer deux rues, vous tournez à droite, et vous y êtes.

    –Edeka, chuchota la fée obscure.

    Jamais les enfants ne s'étaient autant amusés au square. Les cinq petits nouveaux, avec leurs peaux vertes, leurs longs nez et leurs longues dents jouaient quand même vachement bien aux monstres qui voulaient les manger. On courrait dans tous les sens pour leur échapper, on rigolait, on criait, c'était génial. Si les adultes avaient su que les gobelins n'hésiteraient pas une seconde à croquer leur progéniture, peut être n'afficheraient-ils pas ce sourire de béatitude sur leur visage, vous avez vu comme il joue bien mon fils, oui mais ma fille va plus vite, et sa sœur s'en sort bien à l'école et vous ?

    Un mouvement retint l'attention du chef de la horde. Derrière les arbres du square, le gobelin put distinguer quatre centaures au galop. Malgré les potentiels goûters grassouillets qui fonçaient partout, il se souvint qu'il avait une mission, même s'il n'était pas sûr de quoi il s'agissait. Retrouver un orc, ou manger ces enfants ? Dans le doute, il ordonna à sa troupe de suivre les centaures. Les enfants furent très déçus de les voir partir.

    –Nous sommes suivis, fit Wu Kin, le leader des centaures.

    –Quelques gobelins, précisa Jee Llam. Qu'est ce qu'ils foutent là ?

    –Peu importe. Nous arrivons bientôt. Essayons d'être souriant.

    –Pourquoi ça ?

    –Parce que l'orc nous a déjà repéré.

    Toc. Toc. Toc. La régularité métronomique du battement sur la porte fit sursauter Esther. Elle se dirigea d'un pas mal assuré, sa canne pendue au porte manteau de l'entrée. A travers la vitre opaque de la porte, on distinguait deux silhouettes, deux hommes. Esther ouvrit. Beurk. Ça venait pas du quartier ça. Même pas d'Ottobrunn. La vieille femme tressaillit. Ça venait pas d'Allemagne.

    –Hello. Can you understand english ?

    Des américains.

    –Nein, répondit Esther. Et elle claqua la porte.

    Toc. Toc. Toc.

    –Mon nom est John Smith, commença l'homme dans un allemand convenable selon les critères internationaux et déplorable selon Esther Schnabel.

    –Et qu'est-ce que ça peut me foutre ? demanda-t-elle.

    John Smith, décontenancé, regarda son collègue John Doe, tout autant surpris par l'attitude de l'octogénaire farouche.

    –Nous avons été chargés par notre ambassade d'enquêter sur la présence d'un être... étonnant, qui résiderait chez vous. Nous aimerions le rencontrer.

    –Si c'est pour une saloperie de projet militaire, je peux vous assurer que vous ne toucherez pas à mon Orage !

    Perspicace en plus la vieille.

    –Nous avons un mandat, glissa timidement John Doe.

    Esther Schnabel rouvrit la porte. Non pas que le mandat lui faisait peur, c'était plus par défi qu'elle se tenait droite (enfin, du mieux qu'elle le pouvait) devant les deux américains.

    –CIA ? FBI ? NSA ? Mormons ?

    –Nous n'avons pas le droit de répondre. Sauf pour les mormons. Nous ne le sommes pas.

    –Dommage, ce sont les seuls que j'aurais respecté. Qu'est ce que vous lui voulez à mon Orage ?

    –Pourquoi parlez vous d'orage alors qu'il fait très beau ? fit John Doe.

    –C'est le nom de mon ami. Vous parlez d'enquêter et vous ne savez même pas comment s'appelle votre cible ? Vous devez être du FBI alors.

    John Smith rougit.

    –C'est bien ce que je pensais, continua Esther. Et du coup ? Grouillez vous, ou j'appelle le shérif.

    –Le shérif ?

    –John Wayne.

    John Smith et John Doe perdaient totalement le contrôle de la discussion. Ils auraient bien ajouté quelque chose, mais la masse qui se détacha de l'ombre du salon et qui se dirigea vers eux en faisant trembler le sol leur cloua le bec. John Smith porta d'instinct la main à son revolver sous sa veste.

    –Je ferais pas ça si j'étais vous, commenta la vieille dame. Orage a du caractère, il s'énerve facilement.

    –Qui vous être ? Visite ?

    –Non Orage. Ces messieurs s'en vont. Ce sont des mormons, mais j'en ai rien à cogner de Jésus.

    –Jésus ? dit Orage, interloqué.

    –C'est une longue histoire. Bonne journée, messieurs.

    Elle referma la porte.

    John Doe et John Smith se regardèrent, effarés. On leur avait ordonné d'arrêter cette chose, mais à deux, impossible. John Smith, de son vrai nom Alexander Denry, agrippa son portable en tremblant et appela la maison mère. John Doe, qui aussi surprenant cela puisse paraître s'appelait vraiment John Doe, observa son collègue informer ses supérieurs, essayant de masquer la peur qui résidait au fond de sa gorge.

    –We're gonna need a fuckin' swat team, conclut-il. And some tanks.

    –You got it, répondit l'interlocuteur à l'autre bout du téléphone.

    Lorsqu'ils partirent, les deux américains, encore trop chamboulés, ne prêtèrent pas attention au quatre homme-chevaux sur le trottoir d'en face, suivis de petites créatures vertes au regard méchant qui allaient eux aussi chez Esther Schnabel.

    –Je prends les paris, cria Eréa, la déesse du conflit. D'ailleurs, je mise sur les elfes.

    –Moi ça sera les nains, répliqua le dieu de la création.

    –Je mets quinze sur l'orc.

    –Il me plaît bien aussi cet orc, je rajoute huit sur lui, fit Golbrume, le dieu des réalités.

    Dans le fond de la pièce, le dieu du carnage restait silencieux. Il observait et calculait.

    –Vingt sur les centaures !

    –Treize !

    –Moi je vais soutenir la fée ! Entre femmes, hein, ajouta la déesse des fléaux.

    Une voix grave ressemblant à un éboulement s'éleva alors.

    –Moi je parie sur les russes, commenta le dieu du carnage.

    –Les russes ? Demanda Eréa. Mais il n'y a pas de... Oh, je vois.

    Un couloir. Une porte. Un escalier. Un autre couloir. Un autre escalier. Une autre porte. Le manège continua encore quelques minutes avant que Daniil Kazantsev ne reprenne son souffle. Vraiment, le Kremlin pouvait se montrer épuisant parfois. Il se jura de se remettre au jogging, et trahit sa promesse environ deux minutes plus tard en l'oubliant. Merde. Il était en retard. Il pressa le pas, couloir, porte, escalier, reprendre son souffle, porte, escalier, couloir, porte, c'est bon j'y suis. Il toqua.

    La pièce baignait de façon clichée dans l'obscurité. Seule une lampe découpait timidement les ténèbres, éclairant un bureau qui croulait sous une montagne de documents, de stylos et de tasses à café.

    –Oui Daniil ?

    La voix résonna un court instant, le temps pour Kazantsev de sortir de son hésitation. Les yeux noirs d'Isaak Micharine le toisèrent un moment. Il répéta :

    –Oui ? Dania ?

    –C'est que Izia... Je ne sais pas vraiment par où commencer. Une situation préoccupante. Enfin je crois.

    –Prends ton temps.

    Isaak alluma une cigarette, en proposa une à Daniil qui accepta. Après une longue bouffée de tabac, il se détendit un peu.

    –Ecoute Izia, tu n'aurais pas ordonné une quelconque mission en Allemagne ces derniers jours ?

    –Pas que je sache. Pourquoi cela ?

    –Notre ambassade à Berlin m'a fait remonter une demande d'entrée sur le territoire allemand. Quinze soldats, d'origine russe.

    Isaak ne put masquer sa contrariété.

    –Voilà qui est curieux, fit-il. Des soldats ?

    –Ils ne sont dans aucune base de donnée. Enfin, chez nous je veux dire. Tu n'aurais pas une équipe secrète dont j'ignorerais l'existence à tout hasard ?

    –Bien sûr que si, mais elle est en mission au moyen orient. Tes soldats ne viennent pas de chez nous. C'est pas bon. On va essayer de nous faire porter le chapeau.

    –Mais pourquoi ?

    Micharine répondit par un haussement d'épaule.

    –Qu'est ce que j'en sais Dania ? Tout ça ne présage rien de bon. On devrait envoyer du monde sur place.

    –Tu ne peux pas rappeler ton équipe secrète ?

    –Celle-ci est trop occupée. J'en enverrai une autre.

    –Tu en as combien ? fit Daniil, décontenancé.

    –Sept. Tu sais ce que je crois ? C'est qu'il va y avoir un incident public en Allemagne. Tu as un endroit précis ?

    –Ottobrunn. En Bavière.

    –D'accord Dania. Donc va y avoir du bordel à Ottobrunn, et quelqu'un ne veut pas qu'on sache que ça vient de chez eux. Les salauds. Nous allons leur rendre la pareille. Prépare des passeports. Une vingtaine.

    –Quelle origine ?

    –Voyons Dania. Américaine bien entendu.

    Deux jours plus tard, quinze américains répondant tous au nom d'Yvan Kornilov et dix-huit russes s'appelant tous John Smith Junior jouaient au chat et à la souris dans les rues d'Ottobrunn.

    Deux jours plus tôt, Esther Schnabel préparait des bières pour les centaures qui patientaient dans le salon. Les gobelins couraient dans le jardin. L'un d'eux avaient bien tenté de croquer l'orc, mais il s'était brisé les dents sur son mollet, et Orage l'avait aplati comme une vulgaire mouche. Esther lui passa un savon, il ne savait pas combien les boyaux sur les murs étaient salissants, non mais dites donc !

    La vieille femme posa sur la table basse les bières, que les centaures attrapèrent et burent lentement.

    –Quoi vouloir vous ? Fit Orrag.

    Wu Kin le regarda, impressionné. Il n'avait jamais entendu d'orc parler proprement auparavant.

    –En fait, ça serait plutôt à toi de nous le dire. Pourquoi es-tu ici ?

    –Chercher truc. Truc magique. Groumph.

    –Et c'est quoi, ton truc magique ?

    –Sais pas.

    –Je ne sais pas, Orage, corrigea Esther.

    –Je ne sais pas, Orage, répéta Orrag.

    –Ça ne nous avance pas trop, marmonna Wu Kin. Tu es seul ?

    –Oui. Il y a aussi nains, fée et... Hurmph. Elfes.

    –Et des américains, compléta Esther.

    –Je ne connais pas cette race, avoua le chef des centaures. Et tous les autres veulent aussi ton truc magique ?

    –Je ne sais pas, Orage, fit Orrag.

    –En tout cas, nous ne savons pas non plus de quoi il s'agit. Nous étions juste en mission de reconnaissance. Savoir ce que tu fabriquais.

    –Geurg. Mission des dieux. Trouver truc magique.

    –Bien, fit Wu Kin. Si jamais on peut t'aider, tu peux compter sur nous. Votre aide à la bataille des grands monts d'âmes nous a été précieuse.

    Orrag acquiesça. Il gardait un excellent souvenir de cette bataille. Bien sur, il n'en connaissait plus les tenants et les aboutissants, mais donnez une occasion à un orc de cogner sur tout ce qui bouge, vous en ferez un orc heureux.

    Quelle drôle de journée. Lydia Vogt, caissière au Edeka de la Mozartstraße, en avait vu passer des gens bizarres, mais alors, là, aujourd'hui, on jouait dans une autre catégorie. Déjà, les deux grands blonds au regard cruel n'avaient acheté que du shampooing et paraissaient déçus par l'endroit. Les gens de petite taille, eux, avaient vidé le stock de la charcuterie. Vingt kilos de jambons, trente litres de bière. Et puis cette dame bizarre, qui avançait sûrement sur des roulettes, ni vieille, ni jeune, qui avait acheté quelques souris et de la cannelle. Et tout le monde avait payé en or. Lydia n'avait pas trop su quoi dire. Et alors qu'elle songeait à prendre une pause pour fumer en cachette alors que tout le monde le savait, une grosse explosion dans la rue fit vibrer les murs du magasins. La porte d'entrée en verre explosa.

    Guilda, la fée obscure, n'arrivait pas à se débarrasser de sa maladresse légendaire. Chez elle, elle avait abandonné couteaux, ciseaux et autres objets tranchants, après avoir épuisé tous les bandages de l’apothicaire de son village. Quoi qu'elle touchait, ça tombait. Et quand ça tombait, les conséquences se montraient rarement minimes. D'ailleurs, l'incident d'Ottobrunn était un exemple des plus probants.

    En essayant de tenir dans ses bras une cage de souris et de nombreux pots de cannelle en verre, elle se marcha sur le pied, trébucha, la cage s'ouvrit, les pots de cannelles explosèrent sur le sol, recouvrant les rongeurs d'un manteau d'épice orangé, Guilda jura, et évidemment, elle déclencha une incantation, les souris à la cannelle se transformèrent en bombes, creusant un énorme trou dans la chaussée, pulvérisant quatre voitures qui avait la malchance d'être garées là. Curieusement, aucune victime ne fut à déplorer, sauf les petites souris, kamikazes malgré elles.

    Il n'en fallut pas plus pour que les deux elfes reviennent sur leurs pas, tombant nez à nez avec les nains forestiers qui faisaient eux aussi marche arrière. Devant l'Edeka, tous se regardèrent d'un air mauvais, prêts à en découdre, les rancœurs ancestrales n'étant jamais bien loin. Surtout avec les elfes. Ceux là, ils en cumulent des rancœurs ancestrales.

    –Je peux savoir ce que vous faites là ? grommela Fernuin l'armure de sève.

    –Probablement la même chose que vous, petits êtres, répliqua Myrcantha.

    –Désolée, hein, pour les souris, fit Guilda. Je suis vraiment peu douée de mes mains parfois. Mais je ne visais aucun d'entre vous en particulier.

    –Pour le moment, dit Guelend'el'ul.

    Les Nains approuvèrent.

    –Non, non, poursuivit Guilda, je réservais ça, au cas où. Je ne sais pas trop. D'ailleurs, on pourrait peut être se partager quelques informations.

    –Ou sinon, on se fout sur la gueule, grommela Fern'.

    –Plus tard, nabots, la fée a raison. Nous irons plus vite à collaborer au début. Libre à vous de tenter de nous attaquer par la suite, nous nous ferons un plaisir de vous tuer.

    Saloperie d'elfes, pensèrent les nains simultanément. Ils ne paient rien pour attendre.

    –Nous on est là parce qu'une troupe de centaures a été envoyée ici, affirma Fernuin.

    –Moi je suis là parce que les nains sont venus dans cette dimension, avoua Guilda.

    –Bien. Donc les centaures sont aussi présents dans cette bourgade, dit Myrcantha. Nous, nous traquons un orc.

    –Un orc ?

    Tout le monde parut étonné. Cela tenait du miracle qu'il ne se soit pas désintégré lors du passage de sa dimension à celle-ci.

    –De quel Kroum vient-il ? S'enquit la fée.

    –Du Nord. C'est là que notre enchanteur a repéré les perturbations.

    –Donc c'est un costaud.

    –Il semblerait. Guelend'el'ul et moi-même n'avons pas la moindre idée de ce qu'il fiche ici. Mais nous comptons bien le découvrir.

    On opina, on acquiesça, même si personne dans cette alliance fragile ne comprenait ce qu'ils avaient à faire.

    –Dites, vous trouvez pas que ça risque de vraiment partir en sucette ? S'interrogea Eréa.

    –Je ne sais pas, répondit le Dieu du carnage.

    –Bah tout de même...

    –Non, je ne sais pas ce qu'est une sucette.

    –Ah. Tiens, moi non plus. J'ai juste entendu l'expression par ci, ou par là. Plutôt par là. Ça doit être un instrument de l'apocalypse, un truc dans le genre.

    –Peut être une arme sacrée dont nous ignorons l'existence.

    –Il faudrait demander au dieu des armes sacrées.

    –Il est en vacances. Des RTT à poser. Et donc ? Pourquoi cette considération ? N'était-ce pas justement l'idée ?

    –Bah... Eréa hésita un instant. C'est juste qu'Alphonse nous a prêté sa dimension, ça serait bien de pas lui rendre tout en bazar. Parce que regarde : les américains qui se font passer pour des russes et les russes qui se font passer pour des américains arrivent. Du coup, les pays qui les soutiennent respectivement vont s'en mêler aussi. On aura des français qui se feront passer pour des hongrois, des anglais pour des cubains, des cubains pour des cubains, tu vois l’enchaînement ? Ça risque de foutre un bordel pas possible. C'est pas super sympa pour Alphonse quoi.

    –Et tu as à quelque chose à proposer ?

    –Va me chercher le dieu des montagnes.

    Alors que John Smith Jr, de son vrai nom Evgeniy Berejnoï, s'engageait avec son escouade dans Ottobrunn, le sol se mit à trembler. L'instant d'après était dédié au chaos total : les fenêtres explosaient, les murs et le sol se fissuraient, on courrait et criait dans tous les sens, et des montagnes poussaient vers le ciel. Figurez vous l'image d'une plante grandissant en accéléré, ça vous donnera l'idée. Une heure plus tard, le calme retomba, des barrières rocheuses de plusieurs centaines de mètres de haut encerclaient Ottobrunn, rendant tout évasion impossible. Le pragmatisme allemand conduisit à penser que ce n'était pas le temps d'être pragmatique et que céder à la panique n'était en soi pas une si mauvaise option.

    –Comme ça, on lui casse juste une ville, fit Eréa. Je ne sais même pas s'il s'en rendra compte.

    –C'est bien vu, répondit le dieu du carnage.

    Orrag parcourait la ville avec les centaures, à la recherche des elfes, quand les murs montagneux s'élevèrent du sol. Alors que les humains fragiles s'agitaient, l'orc restait d'un calme absolu. Des montagnes qui poussent, rien de surprenant. Quand on a un shaman qui en voulant faire une soupe aux oignons déclenche un raz de marée alors qu'il n'y même pas d'océan dans les environs, on s'étonne difficilement.

    –Tout le monde est là ? Fit Eréa. Bien. La rencontre va bientôt avoir lieu, j'ai demandé au dieu du jugement de nous servir d'arbitre, histoire qu'il n'y ait pas d'entourloupe. Tous les paris sont pris? Parfait. Soyez attentifs, ça va commencer.

    Les dieux encourageaient en silence les camps qu'ils soutenaient. Ça allait être divertissant.

Esther s'amusait bien en fin de compte. Certes, les montagnes soudaines, ça l'avait un peu déboussolée, mais tant qu'Orage restait à ses côtés et qu'elle pouvait chevaucher ce charmant centaure, tout allait bien. Elle gardait juste un œil sur les gobelins, des fois qu'ils aient la mauvaise idée de vouloir lui croquer un mollet. Ils n'y pouvaient rien, les pauvres, c'était instinctif.

    Tout arriva sur la Margreider Platz. Les elfes repérèrent les premiers l'orc. Il faut dire que c'était assez facile, il dépassait tout. Orrag les renifla, et lorsque les regards se croisèrent, une haine ancestrale leur secoua les tripes, une haine culturelle, enracinée en eux depuis des générations. Ils ne se dirent même pas bonjour.

    –On peut savoir ce que tu fais ici, orc ? demanda Guelend'el'ul, menaçant.

    –Vacances, répondit Orrag.

    Les nains, la fée et les elfes furent sidérés d'entendre un orc prononcer un mot sans difficulté.

    –Vous quoi faire là ? Poursuivit Orrag.

    –La même chose que toi, dit Myrcantha. Des vacances.

    –Pareil pour nous, dit Fernuin.

    –De même, dit Guilda.

    –On fait juste du tourisme, avoua le centaure sur lequel était assise Esther.

    –Graouarrrrr, firent les gobelins.

    –Et bien c'est parfait, continua Guelend'el'ul. Que diriez vous de continuer notre visite ensemble, le temps d'une discussion, le temps de tout nous avouer, comme ça nous évitons un conflit qui finit inéluctablement par votre mort ?

    –Et qui sont ces deux trous du cul ? Demanda Esther.

    –On aurait du parier sur la vieille, s'amusa la déesse Eréa. Elle a pas peur du tout.

    –C'est elle qui va déclencher la bataille, commenta le dieu du destin.

    –Ah oui ? Et comment?

    –Elle va mourir.

    Ils se fixaient depuis un bon moment, sans rien dire. La premier à saisir les armes déclencherait le combat. Orrag n'avait rien sur lui, mais ses poings valaient bien les meilleurs masses d'armes des nains forgerons du Kroum Sud. Au grand étonnement de tous, il les ouvrit et les montra en signe de paix.

    –Orrag chercher objet magique ici. Wargolik l'a dit.

    C'était vraiment désemparant. Un orc qui cherche à éviter le conflit, c'était nouveau ça. Guilda s'éleva à quelques mètres du sol, et commença à tournoyer sur elle même, paumes vers le ciel, les yeux clos. Lorsqu'elle redescendit vers le béton, elle affichait un air navré.

    –Je suis désolé, fit-elle. Mais je ne perçois rien. Je pense que tu as fait une erreur, orc.

    –Groumph.

    –Je t'aurai bien planté ma lame dans ta gorge, mais si tu promets de retourner chez toi, nous n'en ferons rien, affirma Myrcantha.

    –Gruuuuuur, répondirent les gobelins.

    Orrag haussa les épaules. Curieusement, il n'était pas énervé. Il ne comprenait pas non plus grand chose à la situation. Les dieux l'envoyaient chercher un artefact dans cette dimension alors qu'il n'y en avait pas. Et un dieu, ça ne se trompe pas. Sauf le dieu des erreurs. Lui, vraiment, on ne peut pas lui faire confiance. L'orc regarda les elfes et acquiesça, au grand soulagement de Guelend'el'ul. Se battre avec cette bestiole massive présentait une issue plutôt incertaine, ou non d'ailleurs, plutôt très certaine.

    –Tu vas partir Orage ? demanda Esther, peinée.

    –Oui.

    Ils se turent. Après quelques minutes de silence inconfortable, Orrag saisit Esther par la taille, la descendit du centaure et lui dit :

    –Toi venir avec moi. Kroum Kroum chouette.

    Des larmes de joie montèrent aux yeux de la vieille dame.

    –Euh... Dites, c'est un peu nul comme dénouement, dit Eréa. On était pas sensé être divertis

    là ?

    –Attends une minute, les américains arrivent, grommela le dieu du carnage.

    Les dieux poussèrent en chœur un grand « ah » de contentement.

    Paradoxal. Malgré les sirènes des voitures de polices et des camions de pompiers qui criaient au loin, les hurlements de terreurs de la population (vraiment, des montagnes surprises, ça ne leur réussi pas aux allemands), des bruits d'éclats de verres, d'accidents, eh bien, malgré ça, tout semblait calme. Au beau milieu de la Margreider Platz, Orrag, les elfes, les centaures, les nains, les gobelins, la fée et Esther, restaient murés dans un silence impassible, tous figés dans le temps. On n'allait pas se battre, on allait gentiment rentrer chez soi, tant pis pour la mission divine, on était ici pour rien.

    Mais ce n'était pas l'avis des américains.

    Il en faut peu pour chambouler un homme. Même un soldat surentraîné perd toute notion de bon sens quand il est soumis à trop d'événements inhabituels. Yvan Kornilov, enfin Kyle Sanders, fut dépossédé de tous ses moyens à la vue d'Orrag. Déjà, les montagnes, ça lui en avait foutu un coup. Mais l'énorme truc vert au milieu de la place, avec... non, il n'a pas la berlue, ce sont bien des hommes-chevaux et une femme qui vole. C'est trop. Alors il fait ce qu'il n'aurait jamais du faire, il oublie les ordres.

    Et il tire.

    Le coup feu fait taire toute la rumeur chaotique aux alentours. Seul son écho daigne se faire entendre, non sans une certaine timidité. Kyle Sanders est un bon tireur. La balle atteint Orrag. Et elle ricoche. Dans le pire des cas, ça le chatouille.

    Mais pas Esther. Si les balles ricochaient sur les humains, ça se saurait. Et cette balle, elle vient se loger droit dans son cœur. Elle n'a pas le temps de faire ses adieux, même pas le temps d'une petite blague. Elle regarde son bel Orage, boudu, si elle avait eu quelques heures de plus. Elle tombe sur le sol.

    Vous n'avez jamais vu un orc en colère. Vous avez probablement déjà vu des gens s'énerver, au volant, dans la rue, et même s'ils se battent, il y a toujours une barrière invisible qui les empêche de céder à la barbarie. Une colère assouvie, en laisse.

    Orrag, lui, n'a aucune barrière. Aucune laisse. Sa colère n'est soumise qu'aux limites physiques imposées par son corps. Et les dieux savent que ce dernier est gigantesque. Orrag n'est pas en colère. Non. Il est la colère. Il devient la rage, la haine, le dieu du carnage demande si finalement il peut parier sur l'orc parce qu'en fait vous comprenez il n'avait pas toutes les infos.

    –Non, tu ne peux pas changer, dit Eréa.

    –Merde.

    –Te plains pas, moi j'ai même pas le droit de parier fit le dieu du destin. Comme quoi ça serait de la triche parce que je sais tout et gnagnagna.

    Orrag poussa un rugissement qui fissura le sol à ses pieds et, perdant toute notion de retenue, chargea l'escouade américaine d'un pas de course qui aurait fait passer un tyrannosaure pour une danseuse de ballet. Kyle Sanders et son équipe restèrent en position. Mais au fur et à mesure qu'ils vidaient leurs chargeurs sur la masse verte et furieuse qui s'approchaient d'eux, le doute s'installait dans leur esprit. Et les tanks n'étaient pas arrivés à temps.

    Une seconde plus tard, l'orc était sur eux. Est-il vraiment utile de décrire le combat ? Non. Des américains, il ne resta que des morceaux, des tâches de sang, des os broyés et des armes mâchouillées. Orrag finissait de frapper sur on ne sait plus trop quoi, puis se retourna. Il vit avec grand plaisir que c'était autour des russes de se prendre une dérouillée monumentale.

    Il faut dire qu'Evgeniy Berejnoï avait eu la mauvaise idée de pointer son arme sur les elfes et leur demander de lâcher leurs arcs et épées. Une petite souri couverte de cannelle vint se faufiler entre ses bottes. Oh, zut, dit Guilda. Il explosa.

    Les nains, les elfes et les centaures s'en donnèrent à cœur joie pour le reste de la troupe. Haches, flèches et sabots virevoltaient dans tous les sens, tout comme les têtes, mains et jambes des pauvres russes qui n'avaient vraiment rien compris à la situation. Les gobelins ramassaient le moindre mollet qui leur passait sous le nez et le grignotaient, heureux.

    Les dieux semblaient déçus.

    –Vraiment, c'est tout ? Commenta le dieux des océans. Je pensais que ça serait un poil plus...

    –Divertissant ?

    –Voilà c'est ça. Ils ne se sont même pas battus entre eux. Regardez. L'orc n'est même plus énervé. Pire que ça.

    –Quoi ?

    –Il est triste.

    Orrag attrapa avec toute la délicatesse possible le corps sans vie d'Esther.

    –Je suis désolé, orc, fit Guila. Je n'ai aucun sort qui peut ramener à la vie.

    –Groumph.

    –De même pour nous, avoua Guelend'el'ul.

    –Hurmph.

    Le reste se contenta de prier en silence. Orrag serra fort son amie contre sa poitrine, avant de dire :

    –Rentrer maison, maintenant.

    Myrcantha opina du chef. Une incantation plus tard, un portail s'ouvrait sur les terres du Kroum Kroum et l'orc s'y engouffrait sans se retourner, Esther Schnabel dans ses bras.

    –Bon, vraiment, désolée, se lamenta Eréa. Je pensais que ça serait plus drôle que ça.

    –On fera mieux la prochaine fois, dit le dieu du carnage. Peut être qu'on devrait réellement mettre un artefact pour les motiver un peu plus.

    –Je reviens du bureau des objets magiques, pour l'instant, y a rien de disponible. C'est un vrai fiasco.

    –Mais non, va, rigola le dieu des réalités. On se sera un peu amusés quand même. C'est déjà ça non ? Allez Eréa, t'en fait pas. Ça arrive à tout le monde ce genre de trucs. Rappelle toi quand c'était le tour de Démisélys. Il voulait à tout prix faire s'embrasser deux personnes, résultats, guerre totale pendant trois siècles sur la dimension quatre. Il s' est fait tirer les bretelles, je te dis pas.

    –C'est pour ça qu'il n'en porte plus d'ailleurs.

    –Vous êtes gentils les gars, dit Eréa. Bon allez, je me laisse pas abattre, j'ai des guerres en attente. Il ne me manque plus qu'à fournir l'arme absolue à un des deux camps pour ça ressemble à quelque chose.

    –Et c'est quoi cette arme ? demandèrent les autres dieux.

    –Une sucette.


Texte publié par Martin Montels, 19 janvier 2020 à 16h54
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