Silencieux, il attendit que les autres se retirent, puis les suivit. Semblables à des ombres, ils filaient sans bruit dans la nuit. Parfois, ils croisaient des silhouettes familières ; des proies probables, elles paraissaient dérisoires, mais la plupart du temps, ce n’était que des spectres. Enfin, ils arrivèrent au bord d’une rivière, dont les flots impétueux charriaient des morceaux de glace et de pierres arrachés à la montage.
— Nous n’irons pas plus loin. Il y a un gué à quelques pas de là ; sa tanière est de l’autre côté.
À peine lui eurent-elles fait leurs recommandations qu’elles s’étaient déjà éclipsées. À l’affût, Stjörkug scrutait l’horizon. Il ne doutait pas qu’elles tiendraient parole, toutefois, il avait appris la méfiance.
— Approche ! gronda soudain une voix. Que redoutes-tu ainsi ? Moi ? poursuivait-elle, avant d’éclater de rire.
Une forme noire et gigantesque obombrait la rive, percée de deux yeux jaunes plus grands encore que des roues de chariot.
— Drekvöld, murmura Stjörkug.
Il n’était plus qu’à quelques foulées du gué, de l’autre côté duquel l’attendait la céleste créature.
— En effet, je suis celui que les gens de ton espèce, même si tu es une exception, nomment le Drekvöld, Stjörkug. Maintenant, pourquoi t’en viens-tu ? À cause d’une promesse ?
Un sourire hideux déformait sa gueule, cependant qu’il éclata d’un rire sinistre.
— Non, Drekvöld ! Je ne suis pas venu tenir une promesse.
La neige tombait à nouveau, les flocons dansaient autour de lui et le vent chantait au milieu des cimes.
— Oh ! s’étonna la créature.
— Je suis là en quête de vérité. J’ai eu connaissance du pacte qui te lie à la lignée des souverains de ce pays. Cependant, ce n’est pas, tant eux et leur royaume que tu protèges, mais les habitants et leurs terres ; c’est pour cette raison que tu as enlevé Ævintýri du temple des Skuggá. Tu l’as soustraite, car tu fondais sur elle de grands espoirs. Éprise de liberté, elle aurait accompagné son peuple et leur aurait appris à briser les chaînes invisibles qui les asservissent. Mais tu es arrivé trop tard… Est-ce que je me trompe ?
Dans les prunelles du dragon dansaient d’étranges flammes bleues qui n’étaient pas sans lui rappeler sa propre ombre.
— Comment as-tu deviné ?
— Ævintýri m’a longuement expliqué les raisons de sa fugue et quand je découvris les yeux crevés du portrait du roi Ágirnd, je compris. Sálarhaushung désire le bonheur de son peuple. En réalité, ces gens vivent dans un monde dont il est le dieu naturel, un dieu qui les façonne à son image sans que jamais il ne se révolte, car alors ils perdraient leurs repères. Mais toi, tu ne réponds jamais qu’à leur appel, n’est-ce pas.
Le Drekvöld demeurait silencieux et se contentait de l’observer d’un regard de biais.
— Ainsi serais-tu en grand péril, parce que les suivantes de Skuggá auront brisé l’esprit d’Ævintýri et tu l’aurais recueilli pour la guérir, poursuivit Stjörkug. Non ! Si les habitants se détournent de toi, tu disparaîtrais, car plus personne ne croirait en toi. Encore une fois, je refuse d’y accorder foi. Les choses ne sont pas aussi simples ; il y a une tâche au fond du miroir. Moi…
Amusé, le dragon dévoila ses crocs acérés.
— En effet, quelle est ma place ? Un valet m’a rapporté les termes d’une vieille prophétie qui explique que je serai l’élu qui libérera le royaume du joug du tyran et le restaurera. Serai-je celui qui les conduira d’un maître vers un autre ? Et si je refuse, qu’adviendra-t-il ?
— Si tu veux connaître la vérité, alors tu devras m’affronter. Reviens quand tu seras prêt et tu sauras voir au-delà des ténèbres et de la lumière. Maintenant, pars !
Stjörkug dévisagea un moment la majestueuse créature, puis s’en fut. Dans les bois, il était seul, hormis les oiseaux nocturnes, dont les hululements troublaient la quiétude des lieux. Le museau tendu, il humait la nuit d’où émanaient des odeurs chaudes et fauves ; rien ne les détournerait. Dans le ciel, la lune, les étoiles, elles n’étaient plus que de pâles échos ; flocons de neige qui effaçaient peu à peu ses traces, tandis que son échange avec le Drekvöld résonnait dans sa tête. De temps à autre, des ombres surgissaient d’entre les fourrés et des paires d’yeux phosphorescents et inquiets le scrutaient avant de s’enfuir. Navré, il filait au travers de la forêt, semblable à l’ombre qu’il n’était pas encore tout à fait. À son cou, son pendentif se balançait et éclaboussait l’obscurité de minuscules échardes mordorées. Non loin de son refuge, il aperçut les contours de la cité, soulignés par les lueurs orangées qui s’élevaient. Harassé, il se tapi au fond de la grotte et constata que rien n’avait été dérangé en son absence. Étendu sur sa litière, il attrapa l’épaisse couverture et la jeta sur ses épaules, avant de s’endormir. Cependant, il ne tarda pas à s’éveiller comme une chaleur soudaine envahissait son corps. Les paupières entrouvertes, il croyait voir des flammes hautes et claires qui lui brûlaient les rétines. Comme il s’habituait à la lumière, il aperçut la silhouette massive d’un chevalier à l’entrée de la caverne, s’il en jugeait par l’épée et le bouclier adossés à la paroi, une seconde s’affairait, son écuyer certainement, à quelques pas de là.
— Alors ce feu, grommela la première.
— Il est prêt, maître. J’ai trouvé de la viande séchée et des pommes dans un sac. Je me demande à qui cela peut bien appartenir ; comme cette vieille couverture jetée à la diable.
— Bah ! Quelle importance ! Tu n’as qu’à prendre les provisions. La tempête nous a surpris. Heureusement, que tu avais l’œil, sinon s’en fut fini. Demain, nous nous remettrons en route ; sa tanière n’est qu’à une demi-journée de marche de Nowendörm. Cela sera bien suffisant pour rejoindre le camp.
Immobile, osant à peine respirer, Stjörkug se tenait aux aguets, prêt à s’échapper et à fuir dans la nuit, car il doutait qu’on lui laissât la vie sauve dans l’enveloppe qu’il occupait. Néanmoins, à sa grande surprise, alors que l’écuyer se saisissait de l’étoffe pour s’en couvrir, il ne remarqua rien. Assis, presque à côté de lui, les mains près du feu, il semblait aveugle à sa présence, mais n’en demeurait pas moins sur ses gardes. Bientôt, le jeune homme et son maître partagèrent un souper frugal puis, ayant dispersé les restes du brasier, ils s’endormirent, épuisés. Assuré de leur profond sommeil, Stjörkug se glissa hors de la caverne. À l’extérieur, la neige tombait toujours à gros flocons, les cimes branlaient et les branches craquaient dans des bruits sinistres. Le regard plongé dans l’obscurité, il humait l’atmosphère, mais seule l’odeur des fournaises lui parvenait. Il ignorait quand le soleil se lèverait et il doutait qu’il demeurât ainsi invisible aux humains le jour venant. Lorsqu’il revint de la cité, son butin dissimulé dans un fourré, l’astre du jour n’était encore qu’une promesse. Personne ne l’avait remarqué, pas même la sentinelle rencontrée au détour d’une ruelle. Éveillé, il attendait que les deux hommes se réveillassent et se préparassent. Cependant, il ne bougea pas et se terra jusqu’à leur départ, pour une route qu’il savait sans retour. Il patienta plusieurs minutes, puis courut chercher son paquet de vêtements volés.
Depuis l’horizon, les couleurs fauves du levant s’étiraient avec paresse. Paré de la vieille couverture, pieds nus, il savoura quelques instants cette vision onirique, alors qu’il croyait entendre s’élever les clameurs d’une foule en liesse. Épuisé, il se retira et s’assit, non loin du foyer éteint. À même le sol, il étala les vêtements volés au cours de la nuit et s’habilla. Pelotonné, il accueillit Nótt avec joie qui le plongea dans un sommeil, peuplé de songes et de chimères, cependant que la boucle accrochée autour de son cou tintinnabulait toujours.
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