Dans sa chambre, la fenêtre était de nouveau largement entrebâillée et le vent gonflait les rideaux malgré leur pesanteur. Sur le sol, des traces de pas d’homme se mêlaient à celle d’un animal, mais Stjörkug s’en moquait. Appuyé sur le garde-fou, il savourait la vision qu’il avait des jardins enfermés dans l’immense cocon de neige et de glace. Le Drekvöld s’en était venu et, dans quelques heures, une meute armée paraîtrait et le traînerait aux pieds d’un souverain qui, alors, l’accuserait d’être responsable de son apparition. Serein, il embrassa encore une fois du regard le clos prisonnier de son écrin de gel et referma les huisseries, avant d’essuyer les marques qui maculaient les lames de bois. Son travail achevé, il se recoucha comme si de rien n’était.
Quelques heures plus tard, ainsi qu’il l’avait deviné, alors même que l’aube s’éveillait à peine, l’on tambourina avec violence à sa porte, cependant que des clameurs s’élevaient de derrière :
— Au nom de Sa Majesté, le roi Sálarhaushung, je vous ordonne de nous ouvrir et de vous rendre.
L’instant d’après, une foule d’hommes en armes se précipitait et l’encerclait. En retrait, le gouverneur l’observait, circonspect. Soudain, d’un mot il brisa le cercle et s’approcha. Droit, Stjörkug ne bronchait pas et soutenait le regard inquisiteur de cet homme, dont l’esprit semblait en proie à la plus grande des confusions. Hésitant, il faillit ordonner à sa troupe de s’écarter, mais il se ravisa et demanda à ce qu’on l’escortât jusqu’à la salle du trône. Encore une fois, il parut douter. Cependant, il ouvrit la porte et, menaçant Stjörkug de son épée, l’enjoignit à s’avancer.
Dans la pièce, le souverain siégeait seul, à l’exception d’une silhouette vêtue d’une robe de bure, dont il devinait les traits.
— Que signifie tout ceci, jeune homme, lui jeta-t-il, à peine le seuil franchi.
Furieux, ses yeux lançaient des éclairs, malgré la maîtrise de ses émotions.
— Hé bien ! Réponds ! poursuivit-il comme Stjörkug demeurait silencieux.
— Que puis-je vous confier d’autre, Votre Seigneurie, sinon les paroles d’un aubergiste, rencontré sur ma route ? rétorqua-t-il.
— Pourquoi mens-tu ? Pourquoi nous dissimules-tu des choses ? Aurais-tu peur de nous ?
Stjörkug soutenait le regard de ce souverain à qui le destin échappait soudain.
— Peut-être sont-ce des choses que vous ne pouvez appréhender, faute de les entendre, répliqua-t-il d’une voix douce. Jadis, le Drekvöld faillit anéantir votre royaume, car le roi Ágirnd avait trahi le serment qui les liait. N’est-ce point ce qui arrive à présent ?
Blême de rage, Sálarhaushung se maîtrisait autant qu’il lui était encore possible.
— Ça suffit ! Hors de ma vue ! hurla-t-il. Qu’on le renvoie dans ses quartiers ! Je déciderai de son sort plus tard. En attendant, nous allons balayer cette engeance nous-même !
— Mais, Votre Majesté, tenta la silhouette encapuchonnée.
— Vous ! Je vous ordonne de vous taire ! Je n’ai que faire de vos élucubrations. Cette créature est de chair et de sang et nous saurons lui faire rendre gorge ; elle ne pourra résister à nos fers acérés.
Impassible, Stjörkug observait la joute avec détachement, serein. S’il avait désiré, il serait parti et personne ne l’aurait retenu, ni le roi, ni le gouverneur, ou encore le mystérieux suivant ; en fait, personne. Il évoluait au milieu d’une scène où les protagonistes ignoraient qui ils étaient ; lui-même, spectateur d’une histoire où il n’était pas tout à fait à sa place. À côté de lui, le gouverneur avait rengainé son épée et le raccompagnait. Derrière lui, alors que les portes se refermaient, il crut reconnaître un nom, mais sans doute n’était-ce qu’une illusion.
— Gouverneur, me permettriez-vous de vous poser une question ? s’enquit soudain Stjörkug, alors qu’il s’engageait dans le sombre corridor, qui le mènerait à sa chambre.
Arrêté à hauteur du portrait du roi Ágirnd, l’homme d’armes scruta un long moment le fond du couloir, au bout duquel on apercevait les jardins.
— Pourquoi vous répondrai-je ? répliqua-t-il d’un ton sec.
— Rien ne vous y oblige, gouverneur.
Toujours le dos tourné, il hésitait comme s’il luttait entre deux allégeances, entre son libre arbitre et la fascination exercée par son seigneur.
— Je vous écoute, jeune homme.
— Non ! Oubliez donc ce que je viens de vous dire, gouverneur. Désolé de vous avoir importuné, s’excusa-t-il.
Sans un regard en arrière, il marcha vers sa chambre, poussa le battant. Il sentait peser sur lui le sentiment d’incompréhension du vieil homme ; de l’âge de Sa Majesté, il en connaissait sûrement l’intimité ; mais, n’était-il pas, comme tant d’autres, lui aussi, aveuglé.
— À bientôt, gouverneur. Je ne doute pas que nous nous reverrons bientôt.
Il avait franchi le seuil de la porte, comme les mots avaient jailli de sa bouche.
— N’oubliez pas, gouverneur. Je me suis rendu de mon plein gré et je n’ai nullement l’intention de m’enfuir, soyez-en assuré.
Derrière lui, le panneau de bois sculpté se refermait sans un bruit. À l’intérieur, un petit déjeuner l’attendait, composé de quelques biscuits et d’une infusion ; posée à côté, une pomme rouge sang. Désintéressé, Stjörkug s’avança en direction de la fenêtre et l’ouvrit en grand. Pendant la nuit, dans le jardin, la neige, par quelque caprice, avait fondu puis gelé métamorphosant ses habitants en statue de glace. Cependant, il ne s’y attarda pas qu’un grattement en provenance de la porte attira son attention. Personne ne s’était annoncé et il referma la baie vitrée. Pendant ce temps, le bruit avait redoublé d’intensité, presque frénétique. À peine l’entrebâilla-t-il, qu’une ombre encapuchonnée s’engouffrait dans la pièce et claquait le panneau derrière elle, avant de pousser le verrou.
— Auriez-vous l’obligeance de masquer le miroir ? Personne ne doit avoir connaissance de ma visite !
Stjörkug acquiesça puis se saisit d’une lourde couverture qu’il plaça sur la face argentée de la psyché.
— Vous vous appelez Stjörkug, n’est-ce pas ?
Étonné, il se retourna vers la silhouette.
— Me permettriez-vous de voir votre visage ? poursuivit-elle.
— Le devrai-je ? rétorqua-t-il. Mon ombre ne vous suffit-elle pas.
Bras croisés sur la poitrine, il fixait l’inconnue dissimulée sous la robe brune. Sur le sol, son ombre grandissait et, bien que le jour fût déjà levé, elle n’en scintillait pas moins.
— Si bien sûr, marmonna-t-elle. Seulement… elle m’a si souvent parlé de votre si étrange visage…
— Vous êtes l’une des suivantes de Skuggá, n’est-ce pas.
— En effet. Je me suis substituée à la sœur qui devait venir. Ne croyez pas que nous approuvons toutes la décision du roi Sálarhaushung. Quelques sœurs, à l’ambition dévorante, y voient une chance de recouvrer leur influence d’antan. Pour s’être rebellée, Ævintýri a été confiée à nos « bons soins ». Nous avons pu, grâce à des complicités, la soustraire à l’enseignement qui lui était réservé. Hélas, nous avons été dénoncées et elle fut remise entre les mains de sœurs plus dignes.
— Et le Drekvöld s’en est venu peu de temps après.
— Tout à fait. Il nous est apparu, Ævintýri est montée sur son dos et ils se sont envolés en direction de monts Stjarnfall.
— Ainsi donc convoque-t-il la chevalerie, avec la promesse que celui, qui tuera le Drekvöld et lui ramènera sa fille, l’épousera.
— En effet, Sálarhaushung ne croit en rien que ces yeux ne puissent voir, ses mains toucher ou ses lèvres goûter. Pour lui, chacun de ses sujets est l’un de ses reflets qu’il sculpte à sa manière, jusqu’à ce qu’il en fut satisfait ; nous ne sommes pour lui que matière, à qui il insufflerait une âme qu’il aura choisie. Mais qu’on lui résiste, qu’on lui opposât un refus et alors il devient confus, s’emporte et tente de briser l’esprit qui, de cette maière, l’esquive. Ainsi, envoie-t-il donc des chevaliers combattre une menace qui n’existe pas. Il n’a que faire de ce dragon, seule la destinée qu’il a voulue pour sa fille compte à ses yeux, d’autant que le Drekvöld nous a prévenu : Ævintýri sera son épouse, à moins que l’homme à la figure d’airain et à l’ombre d’argent ne le défiât.
— À moins que je ne relève le gant, murmura Stjörkug, comme il arrachait l’étoffe qui lui emmitouflait la tête et ne dévoile son visage contrefait.
Stupéfaite, l’inconnue n’osait rien dire et le fixait, immobile.
— Que… que vous est-il arrivé ? balbutia-t-elle.
— Je… je ne sais pas… plus…
Les mots s’échappaient de sa bouche, mais il n’avait pas l’impression qu’il lui appartenait.
— Quelqu’un, un jour, m’a dit que j’oublierai si je lui donnais une certaine chose.
Les yeux baissés, il contemplait son ombre artificielle, tissée de soir et d’étoiles.
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