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tome 1, Chapitre 21 « La Prophétie de l’Homme d’Airain » tome 1, Chapitre 21

Cependant qu’ils longeaient un corridor qui semblait ne jamais vouloir finir, soudain le valet se confia  :

— Pardon de vous importuner, mais est-ce le véritable Drekvöld dont vous avez entretenu Sa Majesté, ce tantôt ?

Surpris par la question, Stjörkug s’arrêta quelques secondes. Dans le couloir faiblement éclairé, il découvrait le visage anxieux de celui qui s’adressait ainsi à lui, comme il remarquait aussi l’absence de pesanteur.

— Comment le saurai-je ? Je n’ai fait que rapporter les propos d’un homme, propriétaire d’une auberge, dans un village aux avant-postes de la cité ; rien de plus. De plus, si je me suis rendu ici, c’est avant tout pour y faire commerce de peaux.

— Bien sûr, marmonna-t-il, dépité. Toutefois…

Les yeux baissés, il semblait, tout à la fois, avide de se confesser et terrorisé. De droite et de gauche, son regard allait et venait. Mais il se contenta d’inviter Stjörkug a le suivre. Silencieux, il observait croître le malaise chez le malheureux.

— Ah… soupira-t-il. Je n’ai pas le droit d’en parler, ni même d’y penser, mais…

De nouveau, il se tut

— Non ! Non ! En fait… en fait, je… je ne sais pas ! Je ne sais que croire. Mais, après tout, ce ne sont que des histoires, des contes que l’on se raconte le soir ; libre à nous d’y croire, ou non, soliloquait-il en chemin faisant, toujours suivi par Stjörkug à quelques pas derrière lui.

Enfin, ils débouchèrent sur un austère couloir, peuplé d’énigmatiques portraits. Curieux, Stjörkug s’en approcha pour mieux les examiner. Il n’y avait que des hommes, tous dans leurs plus nobles années, à l’exception d’un dont on avait crevé les yeux.

— Pourquoi lui a-t-on arraché les yeux ? s’interrogea Stjörkug.

— Oh ! Vous voulez parler du roi Ágirnd. L’histoire raconte qu’il rompit le serment qui le liait au Drekvöld, à cause de sa soif de conquête. En effet, alors qu’il menait une bataille cruciale qui aurait permis une expansion sans précédent du royaume, le Drekvöld ne vint pas et son armée fut défaite. Toutefois, son adversaire, le roi Visk lui laissa la vie sauve, puis s’en retourna en ses terres. Humilié, il voulut laver l’affront, mais le peuple, soutenu par le conseil, le destitua et le condamna à l’exil. Depuis cette époque, le Drekvöld n’est jamais réapparu.

Stjörkug se souvenait de cette légende, ainsi que lui avait narré Arnbjörn le lendemain de la tempête.

— Maintenant, ces événements appartiennent au passé et personne ne sait si le Drekvöld existe ou non. Il est désormais pour nous, de même que ce roi, une figure inspiratrice, plutôt qu’une créature de chair et de sang. Néanmoins, il apparaît dans de nombreux mythes, mais aussi des prophéties qui hantent notre histoire. L’une d’entre elles, sûrement l’une des plus anciennes, raconte qu’un homme au visage d’airain s’en viendra, son ombre sera d’argent et son cœur d’or, et il provoquera la chute de notre souverain, mais sauvera notre royaume de la destruction, car il saura apaiser la colère du Drekvöld. Mais, bien sûr, un être semblable ne peut exister, poursuivit-il, alors qu’il s’arrêtait devant une porte close.

— Voici votre chambre ! Quelqu’un d’autre vous apportera le dîner. Si d’ici là vous désirez quelque chose, vous n’aurez qu’à tirer le cordon ; je viendrai, moi ou une autre personne. En outre, si vous souhaitez vous promener et profiter des jardins, le hayon au fond du couloir vous y conduira.

Stjörkug le remercia, puis referma le battant derrière lui, avant d’en pousser le verrou. Curieux de rien, il marcha en direction de la fenêtre qu’il ouvrit en grand, faisant s’engouffrer de glaciales bouffées. De l’autre côté, par-delà la cime des arbres nus, il apercevait les crêtes déchiquetées d’où s’en étaient les vents chantants, en fait les suivants de Drekvöld. Dans combien de temps arriverait-il ? Ce n’était qu’une question de jours, d’heures sans doute. En revanche, quelle serait la réaction de Sa Majesté, le roi Sálarhaushung ? Puisque lui, Stjörkug, serait l’instrument de sa chute, en même temps qu’il restaurerait le royaume. Quel serait son choix ? Et lui-même, quel chemin arpenterait-il ? Suivrait-il, aveugle, le sentier de la prophétie, ou bien s’en écarterait-il ? Les paupières closes, il se remémorait mes douces et mélancoliques mélodies que jouait parfois, le soir, Andlitslaus, au coin du feu. Soudain, alors que l’on frappait à la porte, une violente bourrasque lui arracha son capuchon qui tomba sur le sol.

— J’apporte votre dîner, s’exclama une voix derrière le battant

Silencieux, Stjörkug considérait le morceau de fourrure qui gisait sur le parquet. Il avait refusé de se découvrir devant le souverain ; maintenant, il hésitait. D’un geste maladroit et décousu, il le ramassa. Les yeux vides de la coiffe lui renvoyaient l’écho de son propre visage ; une chose artificielle.

— Entrez ! s’écria-t-il.

— Pardonnez-moi ! rétorqua la voix de l’autre côté. Mais le verrou est poussé. Auriez-vous l’amabilité de m’ouvrir ?

— Bien sûr !

Les mots sortaient de sa bouche ; ce n’était pas lui qui les prononçait, mais un autre. La main sur la poignée de métal, il hésita puis tira, cependant qu’il s’écartait pour libérer le passage.

— Posez donc votre plateau sur le guéridon, murmura Stjörkug à l’adresse du domestique.

Ce dernier le remercia d’un hochement de tête, avant de se retirer.

— Monsieur n’a besoin de rien, ajouta-t-il, alors qu’il s’apprêtait à refermer le panneau.

— Non, merci. Vous pouvez partir, le congédia Stjörkug.

La porte close, il replaça le verrou dans sa loge. Derrière lui, la fenêtre était toujours grande ouverte et des fleurs de givre avaient éclos sur le miroir. Des volutes blanchâtres s’exhalaient de sa bouche à mesure qu’il s’avançait ; dans le lointain, l’appel résonnait. Pourtant, il n’y répondrait pas, pas ce soir. D’une main, il repoussa le premier battant, puis le second. Un instant, il lui sembla entendre un chant, un chant porté par une voix fuyante et évanescente. Hésitant, il demeura le dormant entrouvert, puis le referma, avant de tirer les lourds rideaux de velours. En face de lui, le miroir lui renvoyait le reflet de son visage parsemé de givre. Mais l’image s’évanouit et bientôt il n’y eut plus que lui, lui avec sa figure artificielle et contrefaite. Drekvöld l’avait averti, Ævintýri aussi, à présent il ne pouvait plus qu’attendre. Dans la chambre, l’air froid et sec était peu à peu chassé ; sans doute par la grâce des larges conduites de pierres noires, qu’il avait aperçues en entrant. Sur le guéridon, son repas langissait ; composé de quelques tranches de pâté et de céréales bouillies, accompagnées d’une demie miche de pain de seigle, mais l’appétit lui manquait. Par politesse, il goûta les plats, puis rappela le valet à qui il confia son dîner inachevé, tout en lui recommandant de le terminer à sa place. De nouveau seul, il souffla les chandelles, puis se déshabilla. Au fond de la pièce, la psyché renvoyait les maigres rayons de lune qui se faufilaient par l’embrasure des tissus. Ainsi reflétés, ils donnaient à son image une saveur étrange ; son visage paraissait de glace et son ombre était un tapis constellé d’étoiles argentées. Si ce n’était son cœur, alors il serait le garçon de la prophétie. Posée sur sa poitrine, la boucle dorée était animée d’une mystérieuse palpitation, à l’unisson de son cœur. Mais Nótt étendait déjà ses bras et le sommeil devenait peu à peu son maître. Nu, il se glissa entre les draps moelleux et s’endormit.

Ævintýri se tenait debout dans la neige. Derrière elle, tout en majesté, se dressait le Drekvöld ; il semblait curieux de l’échange, malgré l’hostilité qu’il manifestait à son égard. Sur sa poitrine, le pendentif se mouvait au gré du vent, cependant que les flocons tourbillonnaient autour de lui. Il avait entendu l’appel, l’appel de ses pairs et il était venu ; non parce que tel était son devoir, mais par désir, de même que la forme qu’il avait adoptée. Ses pattes s’enfonçaient à peine dans la poudreuse et lorsque l’une des larmes blanches tombait sur son museau, il la léchait. À présent, il attendait. Ses yeux mordorés croisèrent ceux de la jeune femme, durs et volontaires.

— Que veux-tu ? demanda-t-elle d’un ton presque agressif.

Mais Stjörkug ne répondit pas et garda le regard fixé sur elle. Une boucle se balançait à son oreille, mais son éclat faiblissait. Autour de lui, elles se rassemblaient ; elles ne comprenaient pas pourquoi il leur résistait et, d’un hurlement, il les dispersa. Ævintýri n’avait pas bougé.

— Que veux-tu ? répéta-t-elle.

Les ombres étaient parties et Stjörkug était seul.

— Une seule chose, grogna-t-il. Ævintýri.

À l’énoncé de son nom, la jeune femme frissonna. En face d’elle, Stjörkug souriait, du moins esquissait-il une grimace qui y ressemblait. Inquiet, il scruta un instant la voûte céleste et aperçut la brèche qui béait dans le rêve. À son cou, la boucle tintinnabula ; il lui fallait partir.

— N’oublie pas ! hurla-t-il, cependant qu’il se précipitait par la faille.


Texte publié par Diogene, 26 février 2020 à 08h54
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