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tome 1, Chapitre 20 « Le Rêve de Sálarhaushung » tome 1, Chapitre 20

Cependant que la nuit avançait, un souffle léger et tiède lui caressa soudain le visage. Bien qu’il y vît comme en plein jour, il demeurait aveugle à la présence. Aux aguets, il percevait néanmoins la respiration étouffé.

— Est-ce toi, Ævintýri ? appela-t-il.

Il avait employé le tutoiement sans même s’en rendre compte et en fut un instant troublé. Du regard, il fouillait en vain l’intérieur de la caverne. Seul, il était seul, alors même qu’il entendait un long soupir.

— Ævintýri ! répéta-t-il.

À nouveau, le silence fut la seule réponse. Cependant, il avait vu une ombre se mouvoir et il s’approcha.

— Non, Stjörkug ! Ne va pas plus loin, je t’en prie, le supplia la voix. Je n’ai que peu de temps pour te parler ; les sœurs me surveillent. Demain, lorsque tu te rendras en ville, mon père te fera arrêter et te jettera ensuite au cachot. Surtout, ne fuis pas, ne tente même pas de résister ; les gardes ont ordre de te tuer.

— Pourquoi ?

Mais les mots étaient inutiles, elle avait déjà disparu. À sa place, s’était avancé le mufle monstrueux et écailleux d’un dragon.

— Si tel est ton désir, garçon étoile, alors je te répondrai, ricana la tête. Son père, le roi Sálarhaushung, a trahi son serment en châtiant sa fille et en l’envoyant au temple des Skuggá. À présent il lui faut en payer le prix et sa progéniture sera mienne, à moins que tu ne m’arrêtes, Ombre Étoile.

Le souvenir d’Ævintýri chevauchant la bête mythique revenait le hanter. En sa poitrine, son cœur bouillonnait de rage, quand un cri perçant jaillit de sa gorge.

— Prends garde, Ombre Étoile, ronronna le ver. Plus tu te laisses aller à la colère, plus tu te rapproches d’elles ; tu deviens un peu plus elles.

Mais Stjörkug n’entendait plus, il n’était plus qu’une ombre à l’affût, qui entendait les appels des siens, prête à fondre sur l’intrus. Hagard, il se précipita jusqu’au seuil de la caverne ; dans le ciel, la lune paraissait immense et les flocons ressemblaient à d’étranges boucles blanches, semblables à celles qu’il portait autour du cou. En proie au doute, il n’osait pas aller plus loin ; il sentait que s’il le franchissait alors plus jamais il ne reviendrait.

— Stjörkug, soupira une voix derrière lui. Ne m’oublie pas.

Des larmes roulaient sur son épaule. Un instant, il souhaita se retourner, voir encore une fois son visage, mais il ne pouvait briser le charme et demeura la tête penchée en avant ; des pleurs dévalaient le long de ses joues avant de s’écraser dans la neige, percée de minuscules trous.

— Merci, Stjörkug, souffla-t-elle avant de se retirer.

Les poings serrés, les muscles bandés, il sentait son ombre s’arracher, son corps se déliter et chuter ; si lentement qu’il se croyait porter par le vent. Enfoncé dans l’épaisse couche poudreuse, il voyait son ombre, d’étoiles et de noir, flottée au-dessus de son visage, dessinant les traits délicats de celle qui lui donnait le vague à l’âme. Oublieux de tout, les perles blanches le recouvraient peu à peu. Les mains tendues devant lui, du bout des doigts, il s’en saisissait et les regardait disparaître. Demain, demain, il se rendrait de nouveau dans la singulière cité, hantée par des habitants au cœur vide et aux pensées inanimées.

— Reviens me voir demain, je te dirai quoi faire. D’ici là, agis comme si de rien n’était, murmurait-il à l’adresse des ténèbres. Je suis Stjörnbarn, l’enfant étoile.

Ses visions, rassemblées, donnaient à deviner un étrange paysage, où les apparences étaient trompeuses et les ombres des illusions, un paysage où les temps étaient devenus fous ; il rit aux éclats et son rire se propagea jusque dans les plus lointaines montagnes.

Debout, armé de son bâton de marche, il s’avança en direction de la ville. Derrière lui, aucune trace de son passage n’était visible, car la neige les masquait aussitôt. Aux gardes de faction devant la porte, il leur tint ce langage :

— Conduisez-moi à votre seigneur, je vous prie. Je souhaite lui éviter les tracas d’une traque inutile, puisque je me rends de mon propre chef.

Abasourdis, les deux hommes se fixèrent de concert, avant de décider lequel d’entre eux l’emmènerait auprès du gouverneur. Un instant plus tard, il arpentait les rues vides qu’il avait empruntées la veille. Calmes et désertes, les allées donnaient à voir un tout autre visage, plus serein, plus vivant, malgré l’absence de ses habitants. En était-ce la cause, ou la conséquence ? Oublieux de la présence du garde, Stjörkug s’imprégnait des souvenirs enfouis dans les pierres inertes. Toute la ville semblait plonger dans une douce torpeur, où tout était pensé pour le mieux de ses résidents. Du bout des doigts, il en caressait la surface rugueuse et y découvrit un rêve, le rêve éveillé d’un souverain qui enserrerait dans ses rets la réalité. Suspendu au-dessus d’une façade, l’office d’une auberge ; sculpté avec tant de détail que le voyageur égaré l’aurait cru vivante et aurait entendu le brame du cerf, dont la tête ornait le fronton. Plus loin, il en aurait été de même et c’eut été les coups sourds du marteau sur le métal chaud ou encore l’odeur du bois fraîchement écorcé. Ainsi plongée dans le silence, la cité était devenue la scène d’un immense théâtre d’ombres sur laquelle veillerait un démiurge jaloux, malade, non du pouvoir, mais de la peur de voir son peuple choisir un chemin autre que celui qu’il leur aura tracé. Dans le cabinet du gouverneur, de nouveau, il ressentait cette pesanteur ; les gens ne paraissaient pas eux-mêmes et sa conduite les déroutait. Ennuyé, l’homme assis derrière son bureau n’avait de cesse de tordre les poils de sa moustache.

— Je ne vous comprends pas, jeune homme. Vous m’expliquez que vous désirez vous constituer prisonnier, alors même que vous n’avez rien à vous reprocher.

Semblable à un fauve en cage, il se levait, se rasseyait ou s’arrêtait la main sur la poignée de porte. Il avait congédié le garde qui s’en était retourné vaquer à ses occupations.

— Cela vous ennuiera-t-il si je vous abandonne quelques minutes ? Je… je… Je dois en référer à Sa Majesté. N’est-ce pas lui qui doit ordonner votre capture ? avait-il bredouillé.

En face de lui, Stjörkug avait acquiescé d’un hochement de tête, puis avait pris place dans une chaise, en l’attente de la venue de ce roi dont il aurait tant à redouter. Le gouverneur parti, l’atmosphère devint soudainement plus liquide comme s’il avait emporté avec lui l’ombre de son seigneur.

— Drekvöld… murmura-t-il. Que me veux-tu ? M’avertir ?

Entre ses mains, le pendentif pesait étonnement lourd, comme si quelque esprit facétieux l’avait eu lesté de plomb. Mais il n’eut pas le temps d’approfondir sa réflexion que la porte s’ouvrit avec fracas et qu’une nuée d’hommes en armes s’engouffrait dans le bureau.

— Résiste et tu es mort ! aboya l’un d’entre eux.

— Qui a dit que je résisterai ? rétorqua Stjörkug avec le plus grand calme. Je me suis constitué prisonnier afin d’éviter bien des peines à votre maître.

— Enchaînez-le ! ordonna celui qui l’avait menacé.

Mais il avait senti dans son ton une fêlure, semblable à l’hésitation de la troupe lorsqu’elle l’avait encerclé, leurs épées pointées vers lui.

— Rengainez donc ! leur adressa-t-il. Je ne suis pas armé et je vous suivrai de mon plein gré.

En proie au doute, le capitaine tergiversa quelques secondes puis capitula et demanda qu’on le conduisît à la salle du trône, où il serait présenté à Sa Majesté. La couronne ceinte sur le front, assis dans un siège sculpté dans un étrange bois rouge, Stjörkug ne ressentait aucune animosité à l’égard de l’homme qui le fixait.

— Pourquoi ne vous découvrez-vous pas, jeune trappeur ? s’enquit le souverain.

— Toutes mes excuses, Votre Majesté. Toutefois, je préfère qu’il en demeurât ainsi, j’aurai trop peur de vous offenser par ma laideur. Touché par la main de Hel, mon visage n’est plus qu’une contrefaçon, murmura Stjörkug.

Pourquoi avait-il menti ? Il en ignorait la réponse, mais une voix lui soufflait qu’il devait en être le plus longtemps qu’il lui serait permis.

— Oh ! Je comprends fort bien. Nous avons nous aussi eu notre contingent de malheur lors de cette terrible épidémie. Cependant, je n’entends rien à votre désir de vous constituer prisonnier, de même que je vous présente mes excuses pour la brutalité avec laquelle mes hommes vous ont traité. Néanmoins, une chose me trouble. Est-ce bien vous qui, la veille, avez mentionné le nom de Drekvöld ?

— En effet, j’étais sur le chemin de votre radieuse cité, mais la tombée du jour m’avait surpris et je décidais de faire halte dans une auberge. Toute la nuit de mon arrivée, les vents avaient chanté et le lendemain matin je retrouvais son propriétaire blême, terrorisé. Il me supplia alors, dès que les conditions auraient été plus clémentes, de vous rapporter ses paroles : cette nuit-là, le Drekvöld avait chevauché la lune.

— Certes ! Certes ! répliqua le roi, soudain irrité. Cependant, vous ne nous explicitez pas les raisons de votre démarche. Toutefois, si tel est votre désir, je préférerai vous traiter en invité, plutôt qu’en prisonnier.

— Je me plierai à votre volonté, Votre Majesté.

— Néanmoins, je ne doute pas que vous reviendrez sur votre décision, ajouta-t-il, énigmatique tandis qu’il se retirait de la salle, accompagné d’un valet.

Derrière lui, les portes se refermaient sur la figure d’un souverain perplexe et soudain inquiet.


Texte publié par Diogene, 25 février 2020 à 08h44
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