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tome 1, Chapitre 18 « La Malédiction de Nowendörm » tome 1, Chapitre 18

Par la fenêtre, il apercevait l’épais écrin blanc qui emprisonnait l’auberge. Une main sur la poitrine, il se recoucha pour mieux se relever quelques heures plus tard. D’en bas montaient les voix de ses hôtes. Habillé de frais, ses affaires rassemblées, il descendit aussitôt. Dans la salle commune, Arnbjörn et sa femme déjeunaient de pain trempé et de vin chaud, à aucun moment décontenancés par la tournure des événements. Comme il s’en ouvrait, ils lui expliquèrent que leur cave contenait bien assez de vivres et de bois pour tenir un mois entier.

— Mais si l’épisode devait se prolonger ; un tunnel, creusé depuis le sous-sol, débouche à flanc de coteau, lui avait exposé Arnbjörn.

Soucieux, Stjörkug hésitait à leur narrer ses visions et sa rencontre avec le dragon, cependant qu’ils tentaient par tous les moyens de le dissuader de partir. Alors, la mort dans l’âme, il leur parla de son rêve et de la silhouette qu’il avait entraperçue la nuit qui avait précédé la tempête.

— Drekvöld… Drekvöld, il est revenu… souffla Arnbjörn, blême.

— Qui est-ce ? s’enquit Stjörkug, curieux.

Livide, Arnbjörn se leva, puis leur servit trois chopes, débordant de mousse. Ses mains tremblaient tant qu’il faillit à plusieurs reprises les renverser.

— Drekvöld, répéta-t-il, avec des accents de crainte.

Ses doigts enserraient si fort son bock qu’il manqua de peu de le briser. Les yeux fixés sur le mur, il tendit le bras et avala sa bière d’un coup, pour se donner du courage.

— Bien des légendes courent sur son compte. Mais nous sommes certains d’une chose, bien qu’il soit le protecteur de notre royaume, jamais il n’hésita à châtier quiconque l’offensait, faisant s’abattre le courroux sur la cité. D’antiques récits nous narrent les exploits d’anciens souverains qui partaient au combat pour défendre nos terres ; à chacun, il les accompagnait. Une seule fois, il n’y prit pas part. Assoiffé de conquêtes et de richesse, l’un d’entre eux, dont le nom fut banni de l’histoire et effacé de toutes les mémoires, guerroyait sans cesse pour agrandir son territoire. Or un jour qu’il devait mener une bataille, qui lui aurait assuré une victoire totale sur la cité voisine de Junesdörn, Drekvöld ne vint pas. Défait, notre pays ne dut son salut qu’à la sagesse de son adversaire, qui considéra que l’humiliation était un châtiment bien assez approprié pour ce jeune loup. La vie avait repris son cours, mais personne n’avait oublié.

— Maintenant, voici qu’il réapparaît après des décennies d’absence, poursuivit Olfindra, le visage grave. Doit-on y voir un mauvais présage ? Nos relations avec nos voisins sont apaisées et aucun sergent recruteur n’est encore venu fouler de son pied crotté le sol de notre auberge. Il faut tout de suite en avertir Sa Majesté.

— S’il daigne l’entendre, maugréa son mari, morose.

Les traits fermés, il se resservit de la bière qu’il but d’un trait.

— Hélas, nous redoutions qu’arrive un jour semblable. Sa Majesté est bonne, trop sans doute, mais elle est rétive à toute idée de magie, toute superstition et, surtout, il refusera de croire qu’il puisse être à l’origine de la réapparition du Drekvöld.

Songeur, Stjörkug se remémorait ses conversations passées avec Ævintýri et des raisons qui l’avaient conduite à défier l’autorité de son père. Il sentait également que ses compagnons lui cachaient des choses. À côté de lui, les époux poursuivaient leur échange à bâtons rompus. Penché sur sa chope, il s’interrogeait. Devait-il leur avouer les étranges sentiments, dont il ne saisissait pas la nature, qu’elle lui inspirait, ou bien les taire, une fois encore ?

— Vous me paraissez bien sombre tout à coup, jeune homme.

Au-dessus de sa tête, la lampe à l’huile hoqueta un instant, puis la flamme disparue.

— Vraiment ? Je me rappelle seulement une conversation entre deux de vos clients le soir de mon arrivée. Une femme tançait son mari, parlant du courage dont avait fait preuve la fille de votre seigneur.

— Oh. Mais oui ! s’exclama Olfindra. Elle a fugué quelques semaines après la fête des Lumières. La rumeur voulait qu’elle souhaitât montrer qu’elle, une femme, valait autant qu’un homme en défaisant le fléau qui ravageait votre région.

— Ainsi, elle l’aura vaincu, feignit Stjörkug. Je n’étais là-bas que depuis quelque temps, quand le bruit me parvint.

— En fait, personne ne connaît la vérité à ce sujet, dénia Arnbjörn, occupé à remplir le réservoir de la lampe. Nous l’avons seulement aperçu un jour, escortée par la garde royale et nous apprîmes alors qu’elle serait envoyée au temps des Skuggá.

Il avait craché ce dernier mot avec un rare mépris, comme s’il lui en avait coûté de le prononcer.

— Qui sont ces Skug…

— Ne prononcez jamais ce nom, jeune homme, l’interrompit aussitôt Olfindra. Les Skuggá appartiennent à un très ancien ordre, composé exclusivement de femmes qui, jadis, plièrent plus d’un souverain à sa volonté, jusqu’à l’arrivée de Drekvöld.

— Aujourd’hui, son influence est bien moindre qu’autrefois. Toutefois elles n’en demeurent pas moins dangereuses et surtout elles n’ont rien perdu de leur savoir-faire, acheva-t-elle d’une voix lugubre.

Les yeux baissés, elle contemplait sa chope presque vide ; un fond de mousse sur un lit d’ambre.

— Pauvre petite. Pauvre petite, répétait, pendant ce temps, Arnbjörn.

Silencieux, Stjörkug se morigénait. Il était un étranger et jamais le roi ne l’écouterait, à moins qu’il n’y fût contraint et alors il serait trop tard ; ses derniers rêves n’étaient en rien des avertissements, mais des prophéties à venir.

Plus personne ne parlait ; les mots étaient devenus soudain trop lourds. Dans la cheminée, le feu ronflait et les bûches craquaient. Pareil à un automate, Arnbjörn s’était levé, puis rassit, pâle et décomposé.

— J’ignore si nous pouvons nous confier vous confier nos doutes, murmura-t-il.

Les yeux dans le vague, ses lèvres tremblaient, de même que ses mains.

— Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela. Vous n’êtes, après tout, qu’un étranger qui désire se rendre à la cité… Pourtant quand je vous regarde…

Du coude, sa femme l’encouragea.

— Sûrement l’isolement.

Silencieux, Stjörkug fixait son interlocuteur ; il revoyait la silhouette assise sur l’échine du dragon, sa mine sévère et ses traits déformés par la colère ; en son sein, son cœur hurlait de douleur..

— Le temple, ou plutôt ses suivantes…

Olfindra avait acquiescé ; derrière elle, dans l’âtre, le feu se mourrait peu à peu. Les paroles étaient devenues superflues, seul comptaient les regards et le sien était empli de flammes.

Dans le sous-sol, Olfindra lui avait fait ses dernières recommandations et Arnbjörn lui avait donné une longue accolade avant de le laisser, la mort dans l’âme, s’enfoncer dans le sombre couloir. Dehors, le froid plantait ses aiguillons dans sa chair et la bise glaciale le tourmentait, malgré les peaux, dont il était couvert, que lui avait remis Olfindra. Dans la neige, ses pieds, chaussés d’étranges chausses à semelle larges, s’enfonçaient à peine, cependant qu’il reprenait sa marche au travers du brouillard.

— Je ne suis qu’un étranger, vous l’avez dit vous-même. Qui serai-je pour lui faire entendre raison ? À ses yeux, je ne serai qu’un fou, au mieux un sot, si je parvenais à lui réclamer une audience et lui raconter mes visions, avait-il rétorqué à Arnbjörn.

— Oui, un sot ou un fou, avait-il confirmé. Mais il y a encore une chose que vous devez savoir avant de prendre votre décision, même si votre cœur parle pour vous. Quand bien même vous lui parleriez ! Personne ne vous écoutera…

Stjörkug avait haussé les sourcils, non sans avoir relevé l’allusion.

— Nous n’allons que rarement à la cité de Nowendörm. Mais, chaque fois que nous nous y demeurons nous ne pouvons que nous recueillir devant la parole de notre roi, qu’elle fût bonne ou mauvaise ; nous savons que ce qu’il nous confie est juste, avait murmuré Olfindra.

— En fait, il nous dépossède de nos pensées ; telle est la malédiction qui pèse sur la ville, avait ajouté, sombre, Arnbjörn. Maintenant que vous connaissez le danger auquel vous vous exposez en vous rendant là-bas. Accepterez-vous d’y porter notre avertissement ?

Stjörkug avait hésité, non qu’il eut craint ce roi aux étranges pouvoirs, mais il ressentait en son âme nouvelle comme une singulière résonance avec sa propre histoire. Qu’avait-il vu ce soir-là au travers du miroir ? Il se souvenait d’une silhouette immense qui le couvait du regard et qui hurlait. Il appelait quelqu’un. Un fils ? Mais l’heure n’était pas aux réflexions. Le masque de bois rabattu sur ses yeux, il contemplait l’ombre déchiquetée de la cité, qui se découpait à l’horizon ; dans sa poitrine, son cœur se serrait.


Texte publié par Diogene, 22 février 2020 à 19h40
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