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tome 1, Chapitre 16 « La Clé des Ombres » tome 1, Chapitre 16

Depuis combien de jours cheminait-il ainsi ? Il ne le savait pas ; des pensées étranges le traversaient, puis s’obombraient. Le jour, il se terrait dans les lieux les plus obscurs et les plus inhospitaliers, pour y trouver le repos. La nuit, telle l’ombre qu’il était, il se déplaçait au sein des ténèbres les plus épaisses, arpentant un paysage hanté par les échos et les spectres. Une fois, il tua et il le regretta ; le malheureux avait glissé alors qu’il tentait de se dissimuler dans la cime d’un arbre, où Stjörkug avait trouvé refuge. Il lui avait saisi le bras. En échange, l’autre avait dégainé sa dague ; il l’avait lâché. Encore, son corps gisant le poursuivait jusque dans ses rêves, en un rappel terrible des errements d’une âme obscure. Bientôt, il arriva à la frontière d’avec les terres du royaume de Nowendörm ; des étendues désertes et emprisonnées par des glaces que l’on pourrait croire éternelles. La nuit durant, il se déplaçait malgré la bise et le brouillard qui semblait ne jamais vouloir disparaître, jusqu’à ce qu’enfin il découvrît un village. Derrière, il apercevait le palais, ou plutôt la forteresse de Nowendörm, s’il en jugeait par l’imposante silhouette, accrochée aux flancs déchiquetés de la montagne. À l’auberge, il échangea un lit et un repas chaud contre quelques peaux de renard. Assis à une table perdue dans un coin, à côté de la cheminée, il mangeait un ragoût de lapin. Penché sur son assiette, il demeurait attentif à toutes les conversations, en particulier celles où revenait le nom d’Ævintýri.

— Pauvre petite, se lamentait une femme rustaude à son compagnon. Si ce n’est pas pitié ! Elle n’a pas mérité ce sort. Au couvent ! Avec ces sœurs, si revêches et sans cœur.

Les yeux mi-clos, la tête posée contre le mur, Stjörkug écoutait.

— Mouais. Enfin, tout ça ne serait pas arrivé si elle avait obéi. Non, mais tu te rends compte ! Elle a volé une armure dans la salle d’armes, avant de prendre la fuite, au lieu de répondre à ses devoirs.

— Ah, oui ! Au lieu de gémir et de te plaindre tous les jours, dresse-toi donc contre ce tyran ! Elle n’a pas manqué de courage. Imagine-la ! Balancer au pied de son père la tête de cette bête maudite, qu’aucun homme n’a su terrasser !

— Ah la belle affaire ! Bien sûr ! Et il l’aurait aussitôt fait jeter aux oubliettes et ordonner que l’on décapitât tous les témoins de la scène. Il ne l’en aurait sortie que bien plus tard, quand tout le monde aurait oublié son humiliation et l’aurait mariée à l’un des fils de ses ennemis. Cela vaut sûrement mieux que le couvent.

Désolée, le nez dans sa choppe, la femme secoua la tête.

— Quand elle en sortira, elle ne sera plus qu’un animal craintif et docile, poursuivit-il.

— Tu diras ce que tu voudras, mais puis le Barn châtié ce tyran.

— Puisse-t-il t’entendre, ma chérie, soupira son mari en commandant une nouvelle chopine.

Songeur, Stjörkug acheva son lapin, puis monta se coucher, non sans saluer les quelques clients encore présents. Dans la chambre, fermée à clé, il découvrit sa figure contre nature. Assis sur le rebord de la fenêtre, grande ouverte, il laissait le souffle du vent l’envelopper de son linceul glacé et le froid le pénétrer. Les yeux tournés vers le ciel, il contemplait la voûte étoilée dans laquelle, jadis, quelqu’un en avait découpé un fragment, puis le lui avait confié. Soudain, une ombre, minuscule tache noire dans le soir, passa à quelques pouces de la lune, puis disparut en direction de la cité, dont il apercevait, dans le lointain, la silhouette déchiquetée. Soucieux, il ne rabattit pas tout de suite les battants. Avec précautions, il sortit de dessous sa chemise son pendentif ; l’éclat de noir brillait de mille feux et la boucle dorée renvoyait dans le firmament les couleurs célestes. Une dernière fois, il embrassa le paysage et referma la fenêtre. Derrière les rideaux, des ombres dansaient et folâtraient. Songeur, il se recula de quelques pas et marcha en direction du miroir. En cet instant, il eut la terrible impression de s’y découvrir pour la première fois.

— Ævintýri.

Du bout des doigts, il caressa l’image dans la psyché ; une jeune femme dont le regard déterminé cache un secret inavoué. Tremblant, il se retira puis se dirigea vers le lit. Demain, il se rendrait au palais et aviserait. Sa hache ceinte à sa hanche, il la détacha et la posa sur le parquet, puis il se déshabilla, avant de se glisser entre les épaisses couvertures. Mais alors que le sommeil l’avait emporté, un souffle glacial courut sur son visage. Les yeux grands ouverts, il découvrit une pièce envahie par les ténèbres. Dans le silence pesant de l’auberge, les coups sourds de son cœur, dans sa poitrine, résonnaient, semblables à des tambours de guerre. Nu, il se présenta devant la fenêtre qu’il découvrit grand ouvert, sans remarquer le corps gisant dans son lit. Dehors, le firmament était teinté de mauve et de sang, tandis qu’au loin s’élevaient des rugissements déments auxquels il répliqua pareillement. De sa gorge, montait une douleur sourde et aveugle qui se métamorphosa en hurlement, cependant que d’un bond formidable il fondit sur la cime d’un sapin, alourdie de neige. Il n’était plus homme, mais une ombre qui répondait à l’appel de ses paires. Ainsi, ivre d’une rage qui ne lui appartenait pas, il courait dans la plaine à la recherche de sa meute, quand son regard croisa celui d’une jeune femme. Elle avait revêtu une armure et portait, sous son bras, un heaume qu’elle coifferait bientôt. Farouche, elle ne bougea pas lorsqu’il arriva à sa hauteur et ce fut qui se détourna et heurta une pierre ; une pierre qui lui fendit le crâne. Penchée sur lui, elle, dont il ne devinait rien du visage, aveuglé par le sang qui lui coulait dans les yeux, l’entendit murmurer ces quelques mots, comme la vie le fuyait :

— Cette nuit, une chose s’en est venue du ciel. De rêves et de ténèbres, elle t’appelle, car ton ombre est sienne, mais non tienne. Ne l’oublie pas, garçon ombre-étoile.

Seul, étendu dans la neige fraîche, il la voyait qui disparaissait, avalée par un tourbillon de blancheur, tandis qu’il s’enfonçait dans une douce torpeur. Au-dessus de lui, un autre visage flottait, une figure contrefaite, assemblage inerte de cuir, de bois et de métal ; la sienne.

— Stjörkug ! Réveille-toi ! Réveille-toi, avant que l’ombre s’en revienne, le supplia-t-elle.

— Pourquoi ?

Au-dessus de son reflet, une minuscule étoile scintillait et se balançait.

— Ne l’oublie pas, se mourrait la voix.

Du bout des doigts, alors même que le froid s’emparait de son être et l’emportait, il se saisit de la larme qui vola en éclat.

— Non ! voulut-il hurler.

Mais aucun son ne jaillit d’entre ses lèvres alors qu’une pluie dorée tombait sur lui et réchauffait son cœur gelé. Mollement, sa main retomba, non dans la couche glaciale, mais sur une couverture rêche. Éveillé, trempé de sueur, il se releva soudain tandis qu’une violente bourrasque envoyait, contre les montants, les battants de la fenêtre. Transi, il se leva et les referma, quand son regard tomba sur des traces de pas fraîches. Elles allaient et venaient depuis la baie vitrée à son lit. De la longueur de son pied, elles n’en étaient pas moins inhumaines. Assis sur le rebord de sa couche, il contemplait ses phalanges rougies par le froid et de plus en plus douloureuses, à mesure que la chaleur se répandait peu à peu dans ses extrémités. Enroulé dans les couvertures, il demeura ainsi jusqu’à ce que les élancements refluent et que les sensations lui reviennent. Les paupières closes, il n’oubliait rien de ce qui lui avait semblé être un rêve ; désormais il savait quel chemin il emprunterait. Lorsqu’il rouvrit les yeux, la main posée sur son front, il voyait les étoiles et, au milieu, son visage.


Texte publié par Diogene, 21 février 2020 à 09h04
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