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tome 1, Chapitre 14 « Une Âme Nue » tome 1, Chapitre 14

Dans la clairière, il avait examiné son prisonnier, dont les lèvres ne laissaient s’échapper plus que des sons inarticulés. En vain, il avait tenté de parlementer avec lui, puis il l’avait nourri avant de le rendormir. Ensuite, il s’était rendu chez le tanneur dans le village de Stjarnaá et lui avait échangé quelques peaux contre un morceau de parchemin. De retour à la cabane, il découvrit Ævintýri toujours assoupie. Il déposa alors dans un coin ses affaires et sortit. Assis sur une vieille souche, la jument pommelée s’approcha de lui et enfonça son museau au creux de ses paumes.

— Tu es inquiète pour ta maîtresse.

Mais l’animal ne lui répondait pas et se contentait de lui donner de légers coups de tête, avant de s’en retourner brouter l’herbe grasse. Au-dessus de lui, la nuit, peu à peu, tombait et les étoiles s’illuminaient. Perdu, il contemplait cette ombre étrange, taillée dans le ciel. Dans sa poitrine, son cœur battait, mais ce n’était plus les heurts sourds et métalliques qu’autrefois il entendait, quand il fermait les yeux et que les ténèbres l’envahissaient. Penché sur lui-même, il regardait la cicatrice sur son poitrail et lorsqu’il releva la tête, un enfant lui faisait face ; il tenait entre ses mains une ombre noire qui le dévora. Que cela signifiait-il ? Tunglbarn avait été le gardien de son cœur ; silencieux, il contemplait son ombre sur le sol. Debout, il retourna dans la maison chercher une épaisse couverture et en enveloppa l’étranger. La paume sur sa joue, il s’assura qu’il ne souffrirait pas trop du froid et rentra. Dans le lit, Ævintýri dormait toujours. Il dîna alors de peu, puis s’assit sur le bord de la cheminée et la veilla, jusque ce que Nótt s’en vienne le trouver.

Le lendemain, le cœur lourd, ainsi qu’Ævintýri l’avait souhaitée, il reconduisit le malheureux au village de Stjarnaá, où il le confia, de même que son message, à un marchand itinérant, contre une bourse garnie d’or. Les jours défilèrent, chaque fois un peu plus gris, un peu plus tristes. Chaque matin, il s’occupait de la jeune femme, soignait sa blessure, puis l’aidait à faire quelques pas. Mais la plupart du temps, il demeurait en retrait, forclos dans un cœur dont il ne comprenait pas les élans, de plus en plus violent à mesure que le temps passait. Un soir, qu’il se sentait plus chagrin, il s’assit à côté d’elle ; la couleur violacée de sa figure avait disparu, de même que la bosse sur le côté de son crâne.

— Que désirez-vous, Stjörkug ?

Le regard vague, les mots semblaient lui manquer quand, tout à coup, il prit la fuite dans la nuit et courut se réfugier au pied du grand chêne où était enseveli l’homme qui l’avait recueilli. Là, à quelques pas du tertre, une silhouette évanescente était assise.

— Bonsoir, Stjörkug.

— Andlitslaus, s’exclama-t-il comme il reconnaissait la figure radieuse de son ami.

— Je t’attendais.

Douce, sa voix était semblable à l’écho du vent dans la nuit. D’un geste, il l’invita à le rejoindre. Les yeux tournés vers la voûte céleste, il en contemplait les mystères.

— Andlitslaus !

— Oui ?

Stjörkug fixait ses mains ; elles étaient vides, vides comme le cœur qui gisait au fond de sa poitrine.

— Andlitslaus… répéta-t-il.

Mais les mots ne venaient pas, les mots se refusaient à lui.

— Stjörkug, ton cœur est en émoi et il t’aveugle. Cependant, je partage avec toi la douleur qui t’afflige. Mais, à présent, rentre. Reviens seulement me voir la veille de son départ.

Stjörkug aurait désiré l’étreindre, mais ses bras s’étaient refermés sur l’obscurité ; Andlitslaus avait disparu. Dans le lointain, il entendit soudain une voix fluette qui l’appelait et il se précipita vers elle. Drapée d’une épaisse couverture, Ævintýri, morte d’inquiétude, était sortie ; sa jument marchait au pas à côté d’elle.

— Ævintýri ! Vous voulez attraper la mort ! s’écria-t-il, cependant qu’il courait vers elle.

Mais il n’eut pas fait quelques pas vers elle, qu’elle le souffleta, avant de s’effondrer dans ses bras gelés.

— Pourquoi vous êtes-vous enfui, Stjörkug ? Vous effrayé-je à ce point ?

Muet, il n’osait pas la toucher, pourtant il l’enlaça et la réconforta. Déconcerté par sa chaleur, par l’odeur musquée de sa peau, il réprima les frissons que lui procurait ce contact soudain.

— Je… je m’excuse, Ævintýri, bredouilla-t-il.

— Pourquoi vous excusez-vous sans cesse, Stjörkug ? Votre cœur est-il à ce point empli de vide, qu’il faille à tout prix le combler avec des phrases creuses ?

Le regard tourné vers les étoiles, ses yeux étaient noyés de larmes, en même temps qu’il était troublé par sa remarque. « Ton cœur t’aveugle, Stjörkug », lui avait confié Andlitslaus, avant de disparaître.

— Rentrons, Ævintýri. Je dois vous conter une histoire… la mienne.

Les mots lui échappaient, pareils aux flocons de neige quand ils envahissent le ciel. Accompagnés de sa jument, ils revinrent bien vite à la cabane. Après l’avoir couchée et ranimé le feu, il prit le vieux fauteuil qu’appréciait tant Andlitslaus. Silencieuse, elle l’écoutait dérouler son histoire, sans jamais l’interrompre.

— Stjörkug, vous n’avez vraiment aucun souvenir d’avant, pas même une souvenance ?

Navré, il secoua la tête et sortit le pendentif de dessous sa chemise. À sa vue, Ævintýri étouffa un cri de surprise, mais il ne l’avait pas remarqué, car il poursuivit :

— Non ! Je me rappelle seulement de ses dernières paroles lorsqu’il me le confia : avant que nos chemins ne se séparent, je désire que tu conserves un souvenir de moi. Ce n’est pas grand-chose, mais cela te protégera. Porte-le autour de ton cou, ainsi jamais tu ne le perdras ; il a tenu sa promesse. Désormais, il n’est plus que l’image de celui qui l’offrit.

Curieuse, Ævintýri fixait l’éclat noir.

— Prenez !

Il avait passé la chaîne au-dessus de sa tête et le lui tendait. Émue, elle le tint au creux de sa main. D’un noir presque absolu, elle croyait apercevoir en son sein d’étranges reflets, pareils à un visage en mosaïque.

— Vous souvenez-vous de son nom ?

— Je regrette, Ævintýri. C’est à peine si je me rappelle de sa silhouette.

Troublée, elle le lui rendit. Elle se avait déjà vu un semblable objet autrefois, mais elle avait oublié où.

— Vous devriez dormir. Ne pensez-vous pas ?

— Si, soupira-t-elle, en se glissant entre ses draps.

Elle voulut ajouter quelque chose, mais se retint de justesse. Stjörkug avait rejoint sa couche et avait soufflé la chandelle ; seules les braises rougeoyantes dispensaient encore un peu de lumière. Demain serait la dernière journée qu’elle passerait en ces lieux, en sa compagnie ; elle le savait et son cœur gémissait. Silencieuse, elle se leva et se glissa auprès de lui, puis murmura à son oreille.

— Stjörkug. Petite, je rencontrai une fois le Drekvöld et il me confia une chose très étrange : parfois, il arrive que l’âme se dévoile et alors elle aveugle son possesseur. Quand cela arrive, c’est que la personne a été dépossédée de son ombre. Où est donc passée ton ombre, Stjörkug ?

Mais Stjörkug ne s’était pas réveillé et Ævintýri avait réintégré son lit. Épuisée, elle ferma les yeux et elle ne tarda pas à s’enfoncer dans un sommeil sans rêves.

Le lendemain matin, lorsqu’elle ouvrit les paupières, elle était seule ; un mot était posé sur la table de chevet :

Ævintýri, je me suis absenté pour quelques heures.

Vous trouverez de quoi manger dans le grand coffre.

Stjörkug


Texte publié par Diogene, 18 février 2020 à 18h55
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