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tome 1, Chapitre 9 « Le Secret de Tunglbarn » tome 1, Chapitre 9

Lorsqu’il s’éveilla, le rêve le hantait toujours. Cependant, impassible, il vaqua à ses occupations à l’affût de l’ombrageuse présence. Mais de même qu’elle ne s’était pas manifestée la veille, elle n’était pas réapparue.

Au camp, tout n’était que chaos et désolation ; des hordes de corbeaux s’ébattaient autour des cadavres et les dépeçaient sous l’œil morne des chênes indifférents. Étranger à leur macabre chorégraphie, il remonta la rivière jusqu’au gué. Il savait que, de l’autre côté, son adversaire l’attendait. Les yeux clos, il chercha l’insaisissable présence, à la place une voix vibra dans sa tête :

— Tu es seul, Stjörkug. Celle que tu cherches s’en est retournée à ses maîtres, les mains aussi vides que son esprit. Viens sans crainte.

Libéré de son emprise, il traversa sans hâte le cours d’eau et marcha jusqu’à l’entrée de la caverne.

— Entre, Stjörkug ! Si tel est ton désir, gronda la voix depuis l’intérieur.

Dans une salle, faiblement éclairée par des puits de lumière percés dans la voûte, semblable à celle qu’il avait vu dans son rêve, couché sur le flanc, une noble créature l’observait. Les écailles de son dos couleur nuit se teintaient de nuance oragée, tandis que son ventre était aussi pâle que la lune dans le noir. Ses ailes diaphanes étaient repliées le long de son corps et sa tête reposait sur des pattes aux griffes effilées et démesurées.

— Si tu te tiens devant moi, alors tu penses être prêt. Pourquoi, Stjörkug ? Pourquoi te dresses-tu ainsi face à moi, nu et sans arme ? Réponds-moi, je te prie.

Silencieux, il fixait la sublime créature, son œil jaune entrouvert sur la pénombre. Dans un mouvement lent, il s’agenouilla et ramassa un peu de terre sèche, puis se releva.

— Cette nuit, j’ai rêvé. J’étais l’un de ces chevaliers pleins de fierté et d’audace. Je m’en suis venu et je t’ai frappé. Mais alors que mon coup portait, je me suis vu, pareil à un reflet. La lame avait traversé mon corps de part en part et tu me contemplais. Tu me contemplais, puis de ton souffle tu me calcinais. Par réflexe, j’élevais mon bouclier, mais tes flammes m’avaient embrasé et je me réveillais.

— Oh ! souffla le dragon, la paupière toujours entrouverte. Est-ce donc pour cela que tu es venu me trouver ? Je ne puis le croire. Tu ne m’as pas tout avoué, Stjörkug.

La figure tournée vers les hauteurs, il observait les minuscules points de lumière qui donnaient à la grotte une si singulière atmosphère de recueillement.

— Non ! murmura-t-il. Tu as dit, alors que je me tenais devant toi, l’épée au clair, que tu ne te défendrais pas. Tu ne te défends pas, car ton adversaire, en vérité, combat sa propre image.

Souriait-il, ou bien était-ce seulement l’éclat nouveau né au fond de ses prunelles qui éclairait ainsi sa gueule monstrueuse ?

— À présent, Stjörkug. Quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, au bord de la rivière, je t’ai confié que je possédais quelque chose qui t’appartenait. Que décides-tu ?

— En effet, tu as en ta possession un bien qui est mien, mais tenter de te livrer bataille serait aussi inutile que dangereux ; je ne pourrai que me blesser. Pourquoi ?

Amusé, le dragon ne le quittait pas du regard, suivant les méandres de sa pensée dans le dédale sinueux de son esprit.

— Pourquoi ? répéta-t-il. Chaque chevalier combattait son image. Mais que voyait-il, en vérité ? Moi ! Je découvris une machine de métal sans âme. Et si la réponse était sous mes yeux. Enfermés dans leur rêve de gloire, ils ont agi au nom d’une cause qui les a asservis et métamorphosés en des choses dépourvues de souffle. Ainsi donc, auront-ils aperçu, le temps de leur duel, le monstre, tapi au fond d’eux, et ils l’auront pourfendu ; ignorant par là qu’ils porteraient le fer dans leur propre chair. Celui qui combat le monstre doit prendre garde à ne pas devenir lui-même un monstre.

— En ce cas, que vois-tu, jeune Stjörkug ? ronronna son adversaire.

— Toi ! s’exclama-t-il. Gardien et écrin de mon souffle véritable.

D’un geste lent, il brandit devant lui son pendentif ; entre ses doigts, l’éclat de noir s’était métamorphosé une griffe gigantesque et majestueuse. Il la contempla un instant puis l’enfonça dans sa poitrine et la lacéra. Écartant ses côtes, il en arracha le cœur d’or dont les battements mécaniques troublaient le silence. En face de lui, le dragon gisait le poitrail grand ouvert ; au fond, deux organes palpitaient à l’unisson. Le premier était celui d’un géant, le second celui d’un homme. Son faux cœur au creux de sa paume, il l’échangea, puis referma la plaie aussi simplement qu’il l’avait ouverte.

— Ainsi donc, tu as découvert mon secret, Stjörkug, gémit l’animal. Toutefois, il te reste encore bien du chemin avant que tu n’arrives au bout de ta quête.

— Qu’entends-tu par là ?

— Je ne puis rien te dire de plus. Et maintenant, pars ! Avant que je ne te dévore !

Mais Stjörkug ne bougeait pas ; entre ses doigts, l’éclat était redevenu l’innocente chose qu’il avait été.

— Merci, souffla-t-il. Cependant, avant que je ne quitte les lieux, me permettras-tu que je te pose une question ?

Fut-ce de la colère, de la peine qui, voilà le temps d’un battement, illumina sa prunelle gigantesque. Stjörkug ne connaîtrait sans doute jamais la réponse, mais il l’avait vu, il avait entraperçu la faille, la fêlure dans son âme.

— Va-t’en, Stjörkug ! Va-t’en ! Et ne te retourne pas ! Je te révélerai mon nom seulement lorsque tu auras franchi le seuil de ma grotte.

Un instant, il hésita, puis il se détourna. De l’autre côté, il devinait les couleurs vespérales. Passé la frontière imaginaire, une voix sourde s’éleva derrière lui, tout à la fois céleste et crépusculaire, suivit d’un grondement semblable à une pierre qui s’effondrerait. Cependant, un mot était demeuré, un nom : Tunglbarn ; un mot étrange qui semblait soulever un coin du voile de son passé dérobé.

— Ne te retourne pas ! lui avait-il intimé.

Luttant contre sa propre curiosité, Stjörkug marcha d’un pas ferme jusqu’au gué et le traversa. Debout sur le bord de la rive, il contemplait une plaine là où, quelques heures auparavant, tout n’était qu’à pics et falaise ; de la tanière du dragon, il ne restait rien ; sinon, peut-être, la vision d’un oiseau fier qui s’envolerait dans les airs.

— Tunglbarn, soupira-t-il, les yeux mouillés de larmes.

Au-dessus de sa tête, la lune se faisait grosse, cependant qu’elle se teintait de sang.

De retour à sa cabane, il se coucha. Toutefois s’il ne rêva pas ; a la place, il voyagea.

Posé sur son chevet, un éclat qui n’était ni de noir ni de glace, mais un fragment de miroir. À l’intérieur, il apercevait un reflet, un enfant dont les lèvres bougeaient et l’appelait.

— Enfant ! Enfant ! Enfant des miroirs ! Viens à moi, car j’ai besoin de toi !

À côté de lui, un autre enfant était assis ; il se tourna vers lui. Son visage était plongé dans les ténèbres et dans sa poitrine ouverte battait un étrange cœur mécanique.

— Il est pour lui, murmurait-il. Confie le lui !

Alors il s’agenouilla et prit l’organe, puis le donna au garçon du miroir, en échange d’un cœur fait de chair et de sang.

— Remets le moi ! Un jour, il le reprendra, avait ensuite demandé l’enfant et Stjörkug s’en était séparé.

L’instant d’après, il avait disparu et Stjörkug avait réintégré ce qu’il nommait réalité. La main sur la poitrine, face au miroir, il écoutait les battements de ce cœur qu’il savait être sien.

— Qui suis-je ? soupira-t-il, les yeux posés sur cette ombre piquée de minuscules étoiles qui dansait sur le mur.

Sur le chevet, il n’y avait rien, pas un écho, pas même une souvenance.


Texte publié par Diogene, 14 février 2020 à 08h24
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