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tome 1, Chapitre 8 « L'Oracle de l'Ombre » tome 1, Chapitre 8

Seul au bord de la rivière, il demeura ainsi assis sur la berge un long moment. Il avait sorti son pendentif de dessous sa chemise et remémorait les paroles de ce reflet perdu qui, un jour lui avait confié :

— Avant que nos chemins ne se séparent, je désire que tu conserves un souvenir de moi. Ce n’est pas grand-chose, mais cela te protégera.

— Cela te protégera, chuchota-t-il à l’adresse du sous-bois.

Qui était-il ? Il ne savait plus et il le regrettait. À la surface de l’onde, l’éclat noir brillait comme mille étoiles. Pensif, sans un regard pour les cadavres éparpillés, il se releva et s’en retourna chez lui. À peine eut-il franchi le seuil de la porte, qu’il se jetait sur sa couche et s’endormit aussitôt.

Le lendemain, armé de son bâton et chargé de sa besace, il se rendit à nouveau dans la cité de Njördern, afin de mander audience à Dame Ráðgáta.

— Jeune homme ! Ne vous ai-je déjà point accordé une entrevue hier ?

— Si, Madame.

Assise dans son fauteuil, appuyée sur sa canne noueuse, elle dévisageait Stjörkug d’un air circonspect.

— En ce cas, pourquoi revenir ? ronronna-t-elle.

Les yeux plongés dans les siens, Stjörkug ne disait mot ; collé contre sa poitrine l’éclat noir lui mordait la chair.

— Nos chevaliers ne sont plus, n’est-ce pas, soupira-t-elle soudain.

Toujours silencieux, le jeune homme acquiesça. Songeuse, Dame Ráðgáta s’était détourné et contemplait à présent l’horizon glacé de la ville flamboyante.

— Accepteriez-vous de ceindre nos couleurs, jeune Stjörkug ?

Immobile, elle observait les extérieurs ; son visage sans âge se reflétait dans l’immense baie vitrée.

Sous son capuchon, son regard se durcit, de même que son poing noué autour de son bâton ; posé sur son poitrail une main invisible portait un fer chauffé à blanc.

— Je ne le pense pas, Madame. Je suis seulement venu vous rapporter ce que j’ai vu.

Impassible, elle n’avait pas cherché à le retenir lorsqu’il était parti. Dans la fenêtre, son image la fixait. Mais ce n’était pas une femme, encore moins un homme, plutôt un adolescent dont les yeux étaient luminescents et dont les bras auraient été des ailes gigantesques. De retour dans ce bois qu’il chérit tant, il se rendit à la rivière où il se baigna jusque ce que le soleil embrasa la cime des arbres. Seul, oublieux de tout, il n’en ressentait pas moins l’étrange présence d’une ombre dans le couchant. Toutefois, il n’en laissa rien paraître et se rhabilla comme si de rien n’était. Plusieurs jours passèrent ainsi et personne ne s’en était venu réclamer les corps, encore moins les honorer. Solitaires, ils l’avaient été, jusque dans la mort ; oubliés, ils l’étaient à présent. De l’autre côté, le monstre attendait. Ses paroles le hantaient toujours :

— Je possède quelque chose qui t’appartient, Stjörkug.

Elles lui rappelaient qu’il ne détenait pour seuls souvenirs que de pâles échos.

— Viens lorsque tu seras prêt, avait-il ajouté, avant de le laisser partir.

Alors, un soir que le sommeil lui échappait, il quitta la cabane et s’enfonça dans la forêt. À la lueur de la lune, il marcha jusqu’au pied du grand chêne où reposait désormais, ainsi qu’il l’avait souhaité, Andlitslaus. Ôtant sa capuche, il dévoila aux astres sa figure contrefaite. Les yeux clos, il huma longuement le fond de l’air à la recherche de cette ombre dont il avait perçu la présence ce tantôt. Mais elle n’était pas là. Avait-elle renoncé ? Il n’aurait su dire. Sur le tronc moussu de l’arbre, son double d’argent lui renvoyait le mystère de son être ; l’éclat de noir entre les doigts, il appela :

— Andlitslaus, mon ami. Je suis arrivé au zénith de ta vie ; au crépuscule, tu t’es endormi. Aujourd’hui, moi, le garçon que tu as baptisé Stjörkug, à cause de mon ombre et de mon visage, j'ai besoin de toi. Dans le ciel, une nuée oiselée s’envola, cependant que sur l’une des branches du chêne un hibou sans âge déployait ses ailes et hululait.

— Stjörkug ! Je t’entends, mon garçon ! Qu’attends-tu de moi ? jaillit soudain une voix du fût de l’arbre.

Façonné de son ombre illuminée, un visage se dessinait.

— Andlitslaus…

L’émotion empêchait les mots de s’échapper de sa bouche tandis que des flots liquides inondaient ses yeux.

— Andlitslaus, il y a plusieurs jours de cela, des hommes de métal sont arrivés dans les bois et je me suis rendu dans la cité, au palais royal. Là-bas, Dame Ráðgáta m’expliqua qu’un fléau sévissait dans la région et ces hommes, de courageux et vertueux chevaliers selon ses dires, étaient venus l’exterminer. Au cours de la nuit, j’entendis d’épouvantables rugissements et je sus qu’ils avaient péri. Mû par la curiosité, je me suis précipité au campement et j’ai rencontré leur bourreau, un dragon. Il m’a alors confié qu’il possédait quelque chose qui m’appartenait et que je devais m’en retourner le défier quand je serai prêt. Il a également ajouté que quiconque reviendrait ainsi le provoquer serait châtié de la même manière. Aussi, ai-je pris la décision d’en avertir Dame Ráðgáta.

Dans la pénombre, la figure d’Andlitslaus ondula.

— Stjörkug. Que t’as dit Dame Ráðgáta ?

— Elle m’a remercié, puis elle désira savoir si j’aspirai à porter leurs couleurs. Mais j’ai décliné. Je ne souhaite prêter allégeance à quiconque ; qu’il fut roi ou dieu, simple ou puissant !

— Stjörkug, tu as fait preuve de sagesse. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à ne point être soumis à celle d’autrui*. À présent, quelle est ta question ?

Silencieux, il semblait hésiter, puis il ramassa une poignée de terre noire et l’écrasa entre ses doigts.

— Andlitslaus ! Le dragon m’a ordonné de revenir lorsque je serai prêt. Mais comment le saurai-je et comment le vaincrai-je ?

Dans la nuée argentée, le visage de son ami s’illumina.

— Tu en seras instruit quand tu seras capable de répondre à cette question : pourquoi ces hommes ont-ils péri face à ce dragon, alors même qu’ils portaient des armes promptes à le défaire.

— Merci, Andlitslaus.

Sur le tronc du chêne, son ombre scintillait toujours, mais la figure d’Andlitslaus avait disparu, avalée par l’obscurité. Bercé par le chant nocturne des bois, il demeura assis quelques instants, puis se retira. En chemin, il tournait et retournait les paroles de son mai. Mais le sommeil eut raison de lui et il sombra bientôt entre les bras de Nótt, à peine se glissa-t-il dans son lit, cependant qu’il plongea dans le rêve.

Vêtu des habits de métal de l’un des défunts chevaliers, fier et de toute beauté, il chevauchait en direction de la tanière du dragon. Couché sur le flanc, il attendait, un œil entrouvert.

— Que me veux-tu, chevalier ? grommela la créature. Es-tu venu me pourfendre ?

— En effet ! affirma Stjörkug. Tu es le fléau et je dois t’annihiler.

— Alors qu’il en soit ainsi, ricana-t-il. Je ne me défendrai pas.

Le ventre à découvert, là où les écailles présentaient leurs points les plus faibles, le monstre l’observait.

L’épée au clair, Stjörkug s’avançait, un sourire mauvais dessiné sur ses lèvres. Mais alors qu’il s’apprêtait à abattre son arme et fendre en deux son adversaire, une part de son être se détacha de son corps de métal, devenu simple marionnette de chair. À présent, ce n’était plus le dragon qu’il frappait, mais lui-même. Reflet dans un miroir, il voyait la lame le traverser, cependant qu’il ne ressentait aucune douleur. Hébété, il fixait l’homme de métal, lui aussi stupéfié comme une tache vermeille grandissait sur sa poitrine. Au-dessus de lui, le ver rugit et déversa un torrent de flammes. Par réflexe, il leva son bouclier de fer et de pierre, en vain, car le souffle le dispersa ; perdu au milieu des ténèbres, Stjörkug dormait.

* Jean Jacques Rousseau


Texte publié par Diogene, 13 février 2020 à 08h54
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