La Grande Façonneuse. Stjörkug aimait à se le rappeler lorsqu’Andlitslaus l’emmenait avec lui dans les bois et qu’il se terrait dans un fourré. À plat ventre, la figure presque enfouie dans les feuilles, ils se terraient et attendaient, parfois des heures, parfois des minutes ; jamais ils ne savaient, mais toujours ils étaient récompensés de leur patience. Un lièvre, un renard, un chevreuil ou un cerf ; l’animal craintif venait et humait l’air. Puis, quand il était assuré qu’aucun danger ne les surprendrait, il se plaçait au bord de la rivière et buvait.
— Pourquoi m’emmener au bord de la rivière ? s’était enquis Stjörkug, la première fois qu’il partait ainsi.
Alors Andlitslaus avait posé sur lui un étrange regard, fait de compassion et de tristesse. Longtemps, son regard était demeuré sur lui, mais il n’avait rien dit, comme s’il eut craint de le blesser.
— Pourquoi ne pas tenter de le deviner ? lui avait-il alors rétorqué avec un sourire malicieux.
Piqué au jeu, Stjörkug avait tenté, mais chaque fois Andlitslaus avait secoué la tête en signe de dénégation. Puis, il l’avait pris sur son épaule ; déjà grand, Andlitslaus ressemblait toujours autant à un géant avec son visage perpétuellement dissimulé derrière une écharpe de laine ou de lin. À pied, ils s’étaient rendus dans une clairière. Ensuite, à force de reptations, ils s’étaient enfoncés dans la végétation. Un doigt posé sur les lèvres, il avait pointé le cours d’eau. L’eau clapotait doucement contre les berges et rendait un son cristallin presque semblable en tous points à celui qu’il entendait la nuit, quand même les étoiles ne chantaient plus. Alors, il avait regardé le vieil homme et avait souri. Il ne pouvait nommer ce qu’il ressentait en cet instant précis, cependant qu’il savait qu’il devait être là pour entendre, pour entendre et pour voir la grande façonneuse à l’ouvrage.
— Écoute les voix du dehors, le vent qui chante, l’oiseau qui vole, la feuille qui bruisse, la branche qui craque, la pierre qui soupire, l’eau qui ruisselle, la roue qui chuinte, tout cela ce sont les voix ; ce sont elles qui guident sa main dans ton sommeil.
— Les voix qui la guident, avait répété Stjörkug, perdu.
Quand il regardait dans son esprit, il voyait toujours le précipice, ce précipice dont la noirceur semblait aspirer jusqu’à la douleur. Cependant, autre chose grandissait en lisière, comme les flancs d’une montagne qui grossirait de la matière venue des entrailles de la Terre. Était-ce cela que la grande façonneuse sculptait, guidée par les voix ? Il le pensait, car même lorsqu’ils ne se rendaient pas à la rivière, la nuit durant, lorsqu’il tentait de la surprendre, il en entendait toujours le bruit : tic, tic, tic ; le bruit d’un pic qui sculpterait la matière des rêves, et il en était ravi. Ainsi, même quand il partait lever les pièges ou récolter des baies, il demeurait attentif, prêt à capturer les sensations qu’il métamorphoserait ensuite en échos ; que ce fut la voix de basse d’Andlitslaus, les couleurs d’une feuille ou d’un fruit, l’odeur du bois vert ou pourri, les cris de colère d’un geai ou le chant mélodieux d’une mésange charbonnière. Or un jour qu’il ramassait du bois dans la forêt, ils croisèrent au détour d’un chemin un couple assis sur une charrette, tirée par un attelage de deux animaux aussi paisible que massif ; des bœufs lui avait confié Andlitslaus. Polis, ils les avaient salués :
— Pardonnez-nous, mais nous désirerions nous rendre au village de Stjarnaá. Sommes-nous sur la bonne route ? Je crains que nous nous fussions égarés.
Aussitôt, Andlitslaus les avait rassurés, avant de les regarder s’éloigner, un sentiment de tristesse dans le cœur.
— Andlitslaus, pourquoi sembles-tu si lointain, si distant tout à coup ? s’était alors ouvert Stjörkug, étonné par l’étrange sensation qu’il éprouvait au contact de son compagnon. Et qu’est-ce que c’est que Stjarnaá ?
Silencieux, il avait serré la main menue de Stjörkug et des larmes avaient débordé de ses yeux couleur orage, puis l’avait emmené avec lui jusque dans un endroit du bois qu’il ne connaissait pas. Arrivé au pied d’un tilleul à la ramure si grande qu’il en masquait le ciel, Andlitslaus lui avait indiqué une profonde lézarde dans l’écorce et l’avait invité à le suivre. À l’intérieur, un bois spongieux et humide tapissait le sol, nourrissant toute une faune d’insectes et de champignons luminescents, d’où s’échappait une odeur douceâtre de pourriture et de sous-bois. Devant lui, Andlitslaus marchait d’un pas sûr, esquivant crevasses et autre chausse-trape alors même qu’ils avançaient presque à l’aveugle. De temps à autre, Stjörkug se sentait soulevé de terre et le temps d’un souffle volait, puis retombait. Il n’aurait su dire combien de temps, ils avaient ainsi cheminé ; des années sans doute, car lorsqu’ils ressortirent à l’air libre, au milieu d’une clairière, domaine d’un chêne majestueux, les cheveux d’Andlitslaus avaient blanchi. Cependant, lorsque Stjörkug lui en avait fait la remarque, il avait ri et secoué la tête tandis qu’une fine pluie blanche virevoltait en tout sens. Mais cela n’avait pas duré et son visage avait de nouveau pris une teinte crayeuse. Au pied de l’arbre, un petit tumulus pierreux et couvert de mousse s’élevait.
— Où sommes-nous, Andlitslaus ? s’était alors ouvert Stjörkug, comme il découvrait les lieux.
— Peut-être ce que certains nommeraient mon jardin secret.
Étonné, Stjörkug s’imprégnait du silence qui y régnait, même le vent semblait respecter la singularité du lieu, car il n’entendait même pas sa douce mélodie lorsqu’il s’enroule dans la cime des arbres. Ému, Andlitslaus, lui avait de nouveau pris la main et l’avait emmené jusqu’à l’amoncellement pierreux. Agenouillé devant le catafalque, il avait pris une poignée de terre et l’avait émietté dans la paume ouverte de Stjörkug.
— Stjörkug, tu es au printemps de ta vie, moi je suis à l’automne de la mienne, un jour viendra où ma geste ne sera plus, ma dextre se fera moins adroite et mon souffle ralentira ; ce jour-là, je serai à l’hiver de ma vie et à son temps le plus noir je m’endormirai et ne me réveillerai pas ; j’aurai rejoint la Grande Façonneuse. Peut-être seras-tu encore dans le printemps, ou alors aborderas-tu l’été de ta vie ; personne ne pourra le dire, mais ce jour-là ce sera là que je désirerai que tu m’ensevelisses, afin que je demeure à jamais auprès des miens.
— Pourquoi pleurais-tu après que cet homme et cette femme furent partis ? lui avait-il rétorqué.
Andlitslaus avait poussé un profond soupir, puis s’était assis en tailleur avant d’inviter Stjörkug à en fait autant. Puis il avait parlé, longtemps, très longtemps et de sa bouche avait surgi un passé encore voilé de terribles ténèbres, peuplées de cris et de terreurs, de cadavres et de vivants agonisants. Chaque mot était comme un coup que l’on assènerait, chaque parole était comme une douleur qui revivrait, un coin qui s’enfoncerait, mais il y avait aussi une sorte de tendresse, la douceur d’un homme au chevet de sa femme et de ses enfants, alors que frappe à la porte celle qui bientôt les emporterait.
— Comprends-tu pourquoi je ne t’ai jamais emmené ailleurs que dans la forêt ?
Stjörkug avait acquiescé. Bien sûr, parfois par nécessité, il leur faudrait s’y rendre, mais jamais ils n’y demeuraient bien longtemps.
Ainsi les années passèrent et Stjörkug grandit, dans le même temps, Andlitslaus vieillit ; ses gestes devenaient moins précis et moins aguerris, mais son regard pétillait toujours autant de joie. Enfin, il fut un jour où il ne se réveilla pas et Stjörkug pleura, et tout le temps qu’il pleura, il ne récolta pas ni ne sema ni ne récolta de bois. Non ! Il l’enterra, comme il le lui avait promis, sous le grand chêne, là où jadis il avait élevé le bûcher de sa famille, emporté par l’épidémie.
À plusieurs reprises, Andlitslaus l’avait interrogé sur l’origine de son pendentif, persuadé de l’avoir déjà vu autrefois. Malheureusement, Stjörkug était incapable de lui répondre, tout juste se souvenait-il qu’il s’agissait d’un précieux talisman. Et maintenant que son ami n’était plu, il se promit de le chérir en hommage à son souvenir. Andlitslaus avait atteint l’hiver de sa vie et il avait rejoint les siens ainsi que la Grande Façonneuse, pour Stjörkug le printemps s’achevait et il était à présent seul. Parfois, il se plongeait dans la contemplation de son reflet dans le miroir et s’interrogeait à propos de son visage contrefait, mais jamais il ne lui répondait.
Ainsi, Andlitslaus, était-il longtemps demeuré dans la solitude, mais au moins était-elle peuplée de souvenirs ; lui ne possédait plus que les souvenances d’un ami dont il chantait par moment les louanges.
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