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tome 1, Chapitre 4 « Stjörkug » tome 1, Chapitre 4

Noir, le noir et de sombres étoiles. Une ombre penchée sur lui et un murmure qui s’échappait de ses lèvres ; indistinct, lointain. Soudain, de l’eau coula et déborda sur son menton. Une main s’approcha et le lui essuya.

— Ça y est ! Tu te réveilles enfin, bruissait une voix, usée et fatiguée. Voici plusieurs jours que tu dors ; j’ai bien cru que tu ne sortirais jamais de ce sommeil. Tu m’aurais bien embêté, car qui se serait occupé des bêtes pendant mon absence.

L’esprit encore embrumé, il tenta maladroitement de se redresser, mais ne put que rouler sur le côté et heurta le mur en pierre.

— Oh ! Prends garde ! Le plafond est assez bas et la pièce exiguë.

Le garçon suivit son conseil et se releva avec lenteur pour découvrir une pièce unique qui servait tout à la fois de chambre, de cuisine et de salle commune ; dans un coin, un feu généreux dispensait une chaleur bienvenue. Assis le bord du lit, il accepta volontiers l’assiette de bouillon que lui tendait son hôte.

— Tant mieux ! Tu as bon appétit, je suis rassuré. Hélas, ce n’est pas grand-chose et j’eus préféré me montrer plus généreux. Mais un grand malheur s’est abattu, il y a maintenant quelque temps, sur nos contrées et une grande partie du gibier s’est enfui.

— Un grand malheur ? répéta le garçon, étonné, tandis qu’il achevait sa soupe.

— Oh oui !

Vêtu de manière fruste, l’homme n’en dégageait pas moins une chaleur et une profonde impression de sérénité. Un large chapeau noir couvrait sa tête, qu’une large écharpe de laine étreignait lui dévorant une grande part de son visage et ne laissant entrevoir que ses immenses yeux couleur orage. Derrière l’épais tissu, il devinait pourtant le sourire, un sourire mélancolique, comme si sa présence ranimait en lui de douloureux souvenirs.

— Nous en discuterons plus tard, si tu veux bien.

Le garçon acquiesça d’un hochement de tête. Encore endormi, il ne ressentait pas moins la douleur qui sourdait dans le cœur de son compagnon.

— Dis-moi plutôt comment tu t’appelles ? lui demanda-t-il.

— Comment je m’appelle ?

Sa question appelait le vide ; un vide qui n’existait pas auparavant et qu’il découvrait en même temps qu’il avait oublié comment il se nommait. Désemparé, il serrait son pendentif dans son poing d’enfant, pareil à un naufragé qui se raccrocherait à une planche qui dériverait sur l’océan. Le vide était là, à la place de ses souvenirs, son nom, son passé ; il n’y avait plus qu’un immense trou sans couleur, sans chaleur. Il se souvenait seulement d’une main, une main amicale qui contenait un éclat de noir brillant.

— Tu ne te souviens plus, n’est-ce pas, affirma le vieil homme.

— Vous le saviez ? le questionna le garçon.

Son regard plongé dans les yeux gris, il voyait le cœur d’une forêt où tous ceux qui s’y réveillaient s’apercevaient qu’il leur manquait quelque chose : un mot, un son, un souvenir, plein de choses.

— Oui. Oh oui, je le savais. Et comme tu as perdu jusqu’à ton prénom, permets-moi de te baptiser. Acceptes-tu ?

Les yeux baissés, il contemplait ses mains vides. Rien ne les remplissait, rien ne les emplirait ; il releva la tête.

— Oui.

— Alors tu seras Stjörkug, l’ombre-étoile dans ma langue natale.

— Pourquoi ombre-étoile ?

— À cause de ton ombre et de ton visage, mon garçon, soupira l’homme sans visage.

— Mon ombre et mon visage ? répéta-t-il sans comprendre, les yeux tournés vers son compagnon.

Du doigt, il pointait une ombre argentée sur le sol et un reflet désincarné dans un miroir ; une figure de cuir, de bois et de métal.

--Est-ce qu’il te plaît ?

Fasciné et intrigué, il observait le jeune garçon avec un regard mêlé de curiosité et d’admiration.

— Oui…

Il ne savait s’il devait se réjouir ou s’en désespérer, pourtant il sentait apaisé. Sur le mur, les étoiles qui composaient son ombre évoluaient en une chorégraphie complexe et connue d’elles seules ; dans le miroir son visage renvoyait les éclats des flammes et prenait les couleurs du soleil au couchant.

— Stjörkug. Je m’appelle Stjörkug, articula-t-il. Stjörkug. Mais toi, je ne connais pas ton nom. Quel est-il ?

Un voile sombre passa sur les yeux de celui qu’il voyait comme un vieillard et brouilla un peu plus son visage.

— Moi… moi, je suis Andlitslaus, le compagnon sans visage. Je l’ai perdu au cours d’une épidémie, qui emporta ma famille et bien d’autres encore, laissant les survivants défigurés, marqués à jamais dans leur chair d’un sceau amer.

— Oh !

Stjörkug fixait Andlitslaus et dans son cœur sa douleur passée faisait écho à la sienne.

— Allons ! Ne te laisse donc pas ainsi abattre, mon garçon. Maintenant que tu es réveillé. Que dirais-tu de me donner un coup de main ? Je dois rapporter du bois et prendre quelques sacs de grains, ainsi que de quoi dîner. Ensuite, nous parlerons.

— Stjörkug. Stjörkug. Stjörkug.

Andlitslaus parti, il répétait ce nom qui était désormais sien. Seul dans la pièce, il laissait son regard errer ; sur une chaise, pliés avec soins, un tas de vêtements, élégants et colorés qui tranchaient avec le dénuement et la simplicité des lieux. D’un geste machinal, il s’en para ; il lui allait comme un gant. Pourtant, il lui semblait, à son contact, porter les habits d’un mort et il s’en défit. Suspendus au mur, il attrapa une veste en laine bien trop grande pour lui, de même qu’un pantalon et une chemise de lin ; il avait seulement gardé les chaussettes, car elles étaient chaudes. Ainsi accomodé, il se mira puis ses yeux tombèrent sur le tas de vêtures abandonnées. À qui appartenaient-elles ? À lui ? À un autre lui ? Pendu à son cou, le cristal se balançait doucement et lui renvoyait son reflet prismatique. D’un geste, il le glissa sous sa chemise, puis sortit. Dehors, Andlitslaus l’attendait, une lourde hache posée sur l’épaule, le pied posé sur une charrette à bras.

— Tu es prêt, lui lança-t-il, en balançant son instrument sur un tas de couvertures.

Une brise légère caressait son visage imparfait, cependant que la cime des arbres se mouvait au gré de l’humeur du vent. Il apercevait au travers des frondaisons, les pâles rayons du soleil qui ne perçaient qu’avec difficulté l’épaisse brume matinale.

— Je crois, lui rétorqua-t-il, le regard tourné vers l’orée du bois.

— Alors, prends place, je nous emmène ! s’exclama alors Andlitslaus.

Assis dans le chariot, les jambes pendant dans le vide, il regardait le paysage défiler à la manière des saisons dans l’année. Ainsi se déroulait la vie dans la cabane ; au printemps, ils semaient et l’été arrivait et alors ils récoltaient ; l’automne s’en venait et ils œuvraient en vue de l’hiver rude qui s’annonçait.

Le temps passait, mais la figure vieille d’Andlitslaus ne changeait jamais. Il demeurait toujours le même homme à la voix brouillée, capable du plus doux des murmures au plus tempétueux des hurlements lorsque le danger survenait. Entre ses bras, Stjörkug ne se voyait pas grandir. Certes, son corps se métamorphosait, ses membres s’étiraient, sa voix muait, mais son esprit demeurait toujours en retrait, toujours en lisière de ce précipice qui habitait son âme. Parfois dans les nuits les plus calmes, il entendait comme un minuscule bruit d’horlogerie et réveillait alors son compagnon qui secouait la tête en signe de dénégation. Au matin, il le prenait alors sur ses genoux et le grondait :

— Stjörkug, que ton cœur soit de chair ou de métal, il demeure le réceptacle dans lequel repose ton âme

Alors Stjörkug ouvrait de grands yeux et demandait.

— Mais alors qu’est-ce c’est l’âme ?

Et, invariablement, Andlitslaus répondait :

— Elle est la grande façonneuse. À l’aide des voix qui murmurent la nuit dans les ténèbres, ni bonne ni mauvaise, échos de tes sensations, elle sculpte les rêves et te parle au travers; c’est cela que tu entends la nuit, lorsque tu te réveilles ; le bruit du maillet et du burin sur la pierre de rêves.


Texte publié par Diogene, 4 février 2020 à 21h18
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