C’était la première fois que l'inspecteur K. franchissait les portes de l'établissement. Les témoignages sur ce lieu, tous accablants, l'avaient conduit à cette visite impromptue.
Dans ce paysage idyllique de boulangerie de quartier sans histoire, quelque chose clochait. Indéniablement. Mais quoi ? Pour l’homme de terrain habitué à des enquêtes improbables, c’était indéfinissable. Tout du moins, pour le moment.
Était-ce l’absence totale d’odeurs ?
D’habitude, à peine les pieds posés chez l’artisan, qu’on s’y laissait inévitablement envahir par un panel d’alléchantes senteurs. Croissants et pains chauds fraîchement sortis du four invitaient le chaland à se joindre à une farandole des saveurs. Tout était savamment orchestré pour mettre l’eau et la baguette à sa bouche.
Ici, ce n’était pourtant pas le cas. Aucun parfum de délice n’en émanait. On se serait cru dans un entrepôt insipide. Pas chez un pétrisseur de levures au paroxysme de son art.
Ou bien la disposition et l’aménagement intérieur ?
La devanture était certes des plus classique. En fond de boutique, la large vitrine d’un présentoir étalait sa marchandise aux yeux gourmands d’une clientèle d’habitués. Il y avait là, sandwichs aux noms exotiques.
Viennoiseries et desserts aux robes prometteuses. En bout de comptoir, une caisse enregistreuse attendait avec impatience de s’ouvrir sur les pièces de monnaie et les billets des clients.
Ce qui semblait plus singulier en revanche, c’était cette immense ouverture située à un mètre en surplomb de la marchandise. Elle laissait deviner aux curieux, une salle bien plus vaste dans laquelle on accédait sur le côté, par une volée de trois marches. Si quelqu’un avait ajouté à cette grande fenêtre un rideau en deux pans, il aurait pu se croire projeté devant la lucarne d’un théâtre de marionnettes en attente de la venue de son Guignol.
Par ce guichet surélevé, on distinguait les contours d’énormes congélateurs, ainsi que celui d’un petit micro-ondes.
Si on excluait le client stationné juste devant K., l’échoppe était en apparence déserte. Seul un bruit provenant de derrière la scène trahissait la présence de quelconques rongeurs égarés. D’expérience d’enquêteur, un tel son aurait cependant tout aussi bien pu être émis par les sournoises activités d’un tenancier trop honteux pour se montrer.
Affable, celui-ci ne tarda pas à faire son apparition, accompagné par celle du coin supérieur de la porte d’un meuble réfrigérant, qu’on devinait accolé à la paroi.
La quarantaine, l'oeil aussi luisant que ses cheveux poivre et sel bien plaqués vers l’arrière, le pull bleu moucheté d’une fine pellicule grise, il s’affairait à réunir sur le rebord de la fenêtre, les ingrédients nécessaires à la confection d’un encas à emporter.
L'abattant disparu dans un claquement sec. Immédiatement, le consommateur égaré ahana un soupir d’insatisfaction. Puis, il vocalisa un reproche.
- À non ! Y’en a marre du pain congelé !
Sans se démonter, le propriétaire lui répondit d’une voix aussi outrée que zozotante.
- Congelé ? Vous voyez bien que je prépare les sandwichs devant vous !
D’un geste maîtrisé à volonté démonstrative, le couteau à beurrer bien visible dans une main, il éventra une baguette, puis y enfourna sans ménagement les victuailles. Il n’en aurait pas fait moins, s’il était venu à préparer une volaille de sa farce pour la cuisson.
Une fois sa triste besogne accomplie, il abandonna le pain préparé à son sort et disparu dans la pénombre.
Ne sachant pas quelle position tenir, l’affamé s’avança de quelques pas vers la caisse.
Comme attirée par la vibration d’un insecte prisonnier dans une toile invisible, une femme d’âge mûr dévala les marches pour le rejoindre. Le visage figé d’une poupée de cire, l’oeil éteint, le chignon sévère, elle le gratifia d’un :
- Et avec ça, il prendra quoi le petit Monsieur ?
- Je prendrais une galette, s’il vous plaît !
- Je vous la réchauffe ? dit-elle en se rapprochant de la vitrine, côté desserts.
- Non non, une galette je vous dis ! insista l’homme, excédé, en pointant son doigt accusateur vers un lot de pains ronds entassés dans une bannette.
Un coup d’oeil jeté sur la liste des prix informait l’inspecteur sur la nature probable du quiproquo. En effet, plusieurs produits sur la carte portaient l’appellation “La Galette”.
Peut-être était-ce là, le seul moyen pour ce vague pourvoyeur de pain, de rappeler à tout va, le nom de l’enseigne de sa boutique ? Ou n’était-ce là qu’un cuisant et redondant manque d’inspiration ?
Après avoir payé son dû et récupéré la marchandise emballée, le client tourna les talons. Arrivé devant la porte, sa monnaie en main, il fit demi-tour, le visage défait.
- Vous vous êtes encore trompée dans la monnaie ! Il manque 1 euro ! Je vais finir par croire que vous essayez de me rouler dans la farine !
K. profitait de la diversion pour jeter un oeil plus attentif au présentoir.
À la lumière artificielle du néon, les articles luisaient d’une couche invisible, qu’il soupçonnait bien vite être celle d’un verni alimentaire. Flancs, tartelettes, croissants, parts de galettes... Tous semblaient briller de mille feux telles des stars éphémères, figées sous leurs meilleurs atours dans la résine d’un conservateur artificiel. Ils attendaient là, immobiles et poisseux, d’entamer leurs représentations uniques qui allaient se jouer sous les mastications assassines de palais voraces.
Les encas étaient eux aussi de la fête. Emballés dans du plastique ou fourrés dans des pochettes, ils ne demandaient qu’à prendre la destination finale d’un voyage sans retour.
La couleur des tranches de viandes ou de saumon qui en dépassaient, et la pénurie de clients à cette heure de la journée pourtant propice à la vente, incitaient l’inspecteur à s’interroger. C’était le lundi midi. Depuis quand les casse-croûtes étaient-ils à saisir ? Avaient-ils passé tout le week-end à cet endroit ? Contenaient-ils assez de salmonelles pour terrasser un régiment ?
Toujours concentré sur son inspection, il n’avait pas remarqué qu’il était dorénavant seul en boutique. La vendeuse, silencieuse et inquiétante, attendait qu’il s’adressât à elle pour le servir.
Il fit remonter son regard des galettes vers un petit panier où des échantillons épinglés à des cure-dents en bois invitaient les amateurs à goûter la marchandise avant d’en faire l’achat.
Il approcha sa main vers l’un d’entre eux. Son geste s’accompagna d’une question de circonstance.
- Je peux ?
- Oui, servez-vous ! Ils sont là pour ça ! l’invita une voix velue en provenance de l’arrière-boutique.
En bon connaisseur, l’inspecteur porta le fragment à son nez, puis à sa bouche. Il le mastiqua longuement, lui accordant toutes ses chances.
Sans surprise, aucune saveur ne vint exploser dans son palais. Au lieu de cela, un vague goût de frangipane bon marché tentait de lui rappeler la triste nature du dessert sur lequel il avait jeté son dévolu.
Une grimace de dégoût accompagna les dernières miettes dans le précipice salivaire de sa déglutition.
Soudain, sous l’oeil impatient de son interlocutrice, son visage blêmit. Il dut réfréner un hoquet annonciateur de régurgitation forcée.
Ce n’est pas possible ! C’est limite criminel ! Comment peut-on se dire boulanger et rater une galette à ce point ? La qualité de ce produit est à peine digne de la pire des grandes-surfaces existantes !
Dans la tête de l’inspecteur, il ne faisait plus aucun doute que cet article n’avait pas été confectionné sur place. Pour en avoir néanmoins la preuve irréfutable, il allait devoir éplucher les comptes et le moindre des recoins de cet infâme boui-boui. C’était le protocole à respecter, s’il voulait arriver à ses fins.
Son regard de client lambda se fit soudain plus sévère. Le propriétaire avait refait surface par la lucarne. L’homme de loi cala son regard dans le sien. Et c’est avec une délectation non dissimulée, qu’il se mit lentement à décliner son identité et la véritable raison de sa visite. Au fur et à mesure de son énoncé, il pouvait lire la panique dans les yeux hagards du gérant.
- Inspecteur K. ! Service d'hygiène ! On nous a rapporté un certain nombre de manquements aux normes. Mon équipe va maintenant rentrer et faire le tour de votre établissement. Sortez vos livres de comptes et songez dès à présent à votre reconversion professionnelle. Cela va barder pour vos miches, si vous voulez bien me passer cette expression facile !
- Oh non ! s’écria le commerçant, la voix chevrotante du coupable pris la main dans le sac du meunier. Nous ne méritons pas le pétrin dans lequel vous allez nous précipiter !
- Oh, que si ! confirma son implacable bourreau. Vous êtes un véritable affront à l’épicurisme le plus élémentaire ! Moi vivant, je peux vous promettre que vous n’assassinerez plus jamais la boulangerie française avec vos galettes et autres viennoiseries insipides !
Il se retourna. De la main, il invita ses quelques collègues stationnés devant la boutique, à en franchir l’entrée. Puis, il poursuivit.
- Et fève dans le gâteau, considérez dès à présent “La Galette” comme fermée jusqu’à sa complète liquidation !
Quelque temps plus tard, sur le rideau désormais clos de l'établissement quelqu’un griffonna à la hâte un “La Galette m’a tuer” en lettres rouges accusatrices.
Note de l'auteur : pour des raisons évidentes de confidentialité, l'inspecteur K. ne nous a pas autorisé à divulguer son identité.
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