Depuis une dizaine d’années, le cercle littéraire féminin de Sainte-Ethelfred offrait une occupation saine et convenable aux dames des environs. Elles se réunissaient tous les samedis après-midi dans le salon de la vieille – et un peu acariâtre – miss Josepha Wallberry. Au sein de ce cocon de toile fleurie, qui sentait le thé et les muffins, elles pouvaient laisser libre cours à leur imagination.
Comme dans toute communauté de ce type, depuis les cours d’école aux cours royales, une figure s’était dégagée comme la meneuse incontestée du petit groupe : non pas tant par ses talents que par sa personnalité dramatique. Le moindre incident de la vie de Lisa Corrage se transformait en tragédie grecque. Son attrait pour la matière s’étendait à ses écrits, qui tombaient invariablement dans l’horreur et la désespérance les plus absolues. D’une façon fort classique, une troupe de suivantes l’entourait, qui commentait ses faits et gestes avec passion, et l’imitait dans ses goûts et ses attitudes.
En marge de ce petit groupe persistaient quelques membres trop indépendantes pour suivre le mouvement. Elles s’alignaient le long du mur avec ennui pendant que ces dames déclamaient leurs tragiques épopées. Josepha Wallberry elle-même s’était passionnée pour le genre au point de ne pas vouloir entendre autre chose. Hélas, ces dissidentes n’avaient d’autre choix que de rester dans le cercle, dans ce village si isolé et ennuyeux de la campagne anglaise. Si elles le quittaient, elles se condamneraient à la solitude la plus complète.
L’une de ces dames, Elspeth Browning, avait trouvé un réconfort dans la pratique de la magie. Au départ, elle ne pratiquait rien de bien impressionnant, juste quelques sorts sans malice. Elle manquait par trop de malveillance pour utiliser une version plus sombre sur ses insupportables rivales. Malgré tout, Elspeth gardait le secret sur ses recherches et rêvait de découvrir un rituel dont les effets tireraient de l’ombre son potentiel… autant magique que littéraire !
Elle le trouva presque par hasard, sur l’étal d’un vieux bouquiniste, entre les pages gondolées d’un manuel qui avait perdu sa couverture : un sortilège capable de donner vie, pour quelques minutes, à ce qui était inscrit sur une feuille de papier ! Cette opportunité fit battre son cœur plus vite. Elle se saisit du volume, le paya et rentre en le serrant contre elle, impatiente de tenter l’exercice !
Justement, le cercle littéraire devait se réunir pour lire les contes de Noël que ses membres avaient écrits pour l’occasion. Pouvait-il exister meilleure circonstance pour permettre à l’auditoire d’entrer dans ces écrits oniriques que plus personne ne semblait vouloir écouter ? Elle passa des journées entières à réviser le sortilège, de toutes les manières possibles, confiante que ce nouveau savoir l’aiderait, ainsi que ses amies, à sortir du placard où elles se trouvaient reléguées. Quand elle réussit à faire apparaître le petit rouge-gorge qu’elle avait mis en scène dans sa dernière nouvelle, et décida qu’elle était enfin prête !
Ce jour-là, tout le monde pouvait lire son texte, sans l’arbitrage de la redoutable miss Wallberry. Chacun se présentait devant l’auditoire selon l’ordre déterminé par l’alphabet. Il se trouvait que le nom d’Elspeth, « Browning », venait en premier. Aussi arriva-t-elle un peu en avance pour préparer tout ce qu’il fallait pour lancer le sort, pendant que la vieille miss Wallberry l’ignorait superbement, occupée à parler avec Lisa Corrage. Pour masquer ses préparatifs, elle fit mine d’aider les membres déjà présentes à décorer les lieux de guirlandes de sapin ornées de rubans rouges et d’allumer les chandelles disséminées dans la pièce. Le feu pétillait dans la cheminée, ajoutant une légère odeur de fumée à celle des biscuits aux épices et du vin chaud.
Les participantes entrèrent les unes après les autres et s’installèrent en cercle. Le cœur battant, Elspeth s’avança au centre de l’assemblée, ses feuilles entre les mains, prêtes à faire vivre à ces dames la soirée la plus mémorable de leur existence. Elle imaginait déjà les cerfs bondissant au cœur de la forêt hivernale, la neige scintillante et les elfes qui s’affairaient sous les frondaisons… mais alors qu’elle s’éclaircissait la voix, Lisa Corrage la saisit par l’épaule pour l’écarter et prendre sa place.
« Je passe la première, comme cela, ce sera fait ! Je sais que cela ne vaut pas grand-chose… mais j’ai confiance en votre indulgence ! »
Sa cour se hâta de la détromper et miss Wallberry l’assura qu’elle demeurait irremplaçable et merveilleuse. Elspeth, trop choquée pour réagir, la regarda faire, atterrée… mais dès que miss Corrage commença à lire, Elspeth se rappela le tour que prenaient toujours ses histoires. Elle se tourna vers ses amies et leur murmura à la hâte :
« Il faut sortir de la maison, aussi vite que possible ! »
Ses compagnes lui lancèrent des regards surpris, mais en voyant la résolution dans son expression, elles se hâtèrent de lui obéir. La petite troupe quitta la pièce, alors même que Lisa Corrage entamait sa lecture…
Nul ne sut ce qui s’était passé dans la demeure de miss Josepha Wallberry, mais une horde de monstres sanguinaires et de tueurs déchaînés semblaient avoir donné libre cours à leur furie dans la maisonnette ; on ne retrouva pas grand-chose miss Lisa, de ses admiratrices ni de son hôtesse, juste un tas de débris calcinés et quelques os brisés. Quant aux survivantes, elles préférèrent ne pas épiloguer sur la question.
Seule Elspeth Browning remarqua fort justement que Lisa Corrage, qui avait tant aimé le drame au cours de sa vie, ne pourrait hélas pas profiter de l’événement le plus brillamment horrifique de toute son existence.
On ne peut hélas tout avoir en ce monde !
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