Depuis sa place dans les gradins, Lys regardait le déroulement des duels d’éliminations suite aux épreuves de Lan. Il avait sur ses genoux le petit fascicule qui annonçait les duels à venir, présentait les portraits gravés des combattants et, sous eux, celui des coéquipiers qu’ils étaient susceptibles d’emporter dans leur chute. Les organisateurs lui facilitaient grandement le travail.
Comme d’habitude, pas de Thaelin nominé. Les épreuves de Lan les avantageaient et cette intention n’était même pas dissimulée. Quelque part, Lan était le plus honnête des quatre.
La fin du dernier combat sonna. Du bout de son crayon, Lys entoura le visage du perdant et ceux de ses coéquipiers. L’espion se releva avant tout le monde et, les traits dissimulés par sa capuche, il se fraya un chemin dans la foule. Ses complices l’attendaient à l’entrée. Il tendit le fascicule gribouillé à Faëki, qui prit connaissance des personnes à croiser, puis le passa à Valaël, et enfin à Liako.
— Chacun sa tour, chuchota Lys.
Ils assentirent de concert. Lys se dirigea vers la Tour Sud et attendit quelques mètres plus loin. Le gros des spectateurs s’éloignait déjà de l’Amphithéâtre, dans des discussions animées. Un demi-heure plus tard, des soldats de l’armée impériale encadraient un groupe de dix Alayis dont l’attitude résignée faisait presque peine à voir. Ils furent emmenés vers le palais de Gaïa, au sud de la ville. Lys les suivit avec toute la discrétion dont il était capable. Les soldats les laissèrent à l’entrée, où ils étaient repris en charge par leur divinité tutélaire. Lys contourna le palais, trouva l’entrée des serviteurs, attacha ses longs cheveux en un petit chignon discret typique des Alayis et passa une main sur sa livrée verte. Il chemina facilement dans la cohue des domestiques qui ne firent pas attention à lui, puis s’arma d’un plateau de denrées.
— Va donner ça aux éliminés, lui dit l’intendante sans le regarder.
— La même salle que d’habitude ?
— Mais oui, dépêche-toi !
Lys sortit de la cuisine et parcourut une volée d’escaliers et de couloirs pour rejoindre la pièce en question. Il frappa. Des voix lui permirent d’entrer. Comme le reste du palais de Gaïa, la pièce était plutôt spacieuse, décorée avec seulement ce qui était utile. Les dix jeunes gens s’étaient assis à même le sol, sur un tapis de fibres végétales tressées. Certains le remercièrent, d’autres, encore trop choqués par leur élimination, ne le regardèrent même pas. Et puis, comme d’habitude, l’un d’entre eux osa poser la question que Lys attendait.
— Que va-t-il se passer pour nous ?
Lys sourit.
— Cela dépend de vous. N’êtes-vous pas en colère contre cette élimination ? Vous avez travaillé si dur pour en arriver là et voilà qu’on se débarrasse de vous comme cela.
Tous les yeux furent maintenant fixés sur lui.
— La déesse ne vous prépare aucun avenir. Vous avez servi pour elle, et vous ne serez pas récompensés.
— Nous n’attendons pas de récompense, répondit une jeune femme.
Les Alayis étaient toujours les plus difficiles à convaincre. Et c’était pour cette raison que c’était toujours lui, Lys le charmeur, qui s’en chargeait.
Lys réajusta ses cheveux et replaça la broche qui maintenait sa fine capeline fermée. À cette heure de l’après-midi, les beaux quartiers entourant l’Amphithéâtre étaient gonflés de monde. Lys décompta les concurrents du Grand Choix : après les troisièmes éliminations, les tenues blanches et ocres se faisaient plus rares dans la ville. Avec curiosité, il détailla les visages des jeunes gens : allait-il croiser ceux qu’ils cherchaient ? Des individus qu’ils avaient enlevés, peu possédaient une petite maîtrise. Parmi les autres, beaucoup n’avaient pas choisi de les rejoindre, et ils avaient dû s’en débarrasser. Chez les perdants qu’ils avaient abordés, la moyenne d’adhésion était plus forte : la frustration d’avoir échoué échauffait les esprits, et souvent Lys n’avait qu’à agiter l’étendard de l’injustice pour se faire entendre.
Mais jusqu’alors, parmi tous ceux qu’il avait testés, personne n’avait réveillé de seconde maîtrise, une vraie, une forte, des métisses de première génération. Pourtant, il était sûr qu’il y en avait : les membres de la Familles éparpillés en province le leur avait assuré. Ce réseau incroyable qu’ils avaient mis du temps à bâtir, avec Cathan, en grande parie récupéré à l’aide des anciens individus de L’horizon que l’armée de Waal n’avait pas réussi à éliminer. Tous ces gens, mobilisés par le même idéal qu’eux, qui n'attendaient qu’un mot de leur part pour enclencher le reste des opérations.
Il progressa dans la foule pour atteindre la zone dédiée aux militaires. Plus ils avançaient dans leur projet et plus le choix de leur quartier général le tendait. Il lorgna sur les dortoirs des soldats impériaux, juste en face, plus par réflexe qu’autre chose. Chilam était de surveillance au palais.
Il tapa contre le panneau de bois : la vigie postée à l’entrée le reconnut et lui ouvrit la porte. Depuis le sous-sol, Lys perçut les gémissements de douleur atténués par la masse végétale qui tapissait les murs. Il grimpa à l’étage. Dans la chambre, Faëki avait étalé tout son matériel sur une grande table et finissait d’assembler son engin avec une minutie que sa carrure de balourd ne laissait pas présager.
— Fais gaffe avec la poudre, ça coûte un bras.
Faëki ricana, ne relevant pas la tête. Sur son nez, des lunettes grossissantes l’aidaient à travailler.
— Tu crois sérieusement que je l’ai payée, alors qu’on a tout ce qu’il faut en face ?
Lys rit à son tour. Il croisa les bras et s’appuya sur la chambranle pour observer son ami. Artificier de formation, l’Orgoï avait passé des semaines à réunir toutes les pièces qu’il lui fallait, entre contrebande et larcins. Dans l’assemblages de fils, de réserve de poudre, de mécanique d’horlogerie, Lys aurait été incapable de réaliser un ouvrage aussi précis et chronophage.
— Elle sera prête pour demain ?
— Mais oui. T’as de la chance que Cathan soit d’accord pour ton plan.
— Zaya en a vu une fille sur les quatre gamins qu’on surveille. Mala, la fille d’Ossia. Elle lui a parlé de nous.
Lys fit semblant de ne pas remarquer la réaction que Faëki ne put s’empêcher de réprimer à la mention de sa vieille amie. Ils évitaient de faire revivre les morts en les évoquant trop souvent : les années n’apaisaient pas leur perte, au contraire. Et le combat qu’ils menaient était en partie dédié à leur mémoire.
— J’espère vraiment que tout ce tapage vaudra le coup, râla Faëki.
Il était comme un vieil oncle boudeur, aux dehors bourrus mais au cœur tendre. Lys croisa les bras, sûr de lui.
— Cette fois, ce ne sera pas du petit bonheur la chance. Je sais qui ils sont, et je sais à quoi ils ressemblent. Merci Lan de nous avoir facilité les choses.
Peon Krasny, petit, les cheveux bruns et fous, au tempérament fougueux. Mala, fille d’Ossia, la douceur incarnée, belle et volontaire, portrait craché de sa mère dont le visage était ancré dans les souvenirs d’enfant de Lys. Danaël Hugwin, grand, longiligne, la jambe droite incapable de se plier, le regard intelligent. Aomi Za’i, une silhouette plus haute et plus robuste que ses congénères, fière, sans parure, le port altier.
— Et on ne me verra pas.
Jamais on ne le voyait.
— Si tu le dis.
Faëki attrapa un tournevis et fixa un élément métallique que Lys n’aurait pu nommer.
— T’es sûr qu’ils nous aideront ?
— Zaya en est certaine. Cathan et moi lui faisons confiance.
Il suffisait de prononcer le nom de leur leader pour réduire Faëki au silence. Lys pointa du doigt l’appareil que construisait son complice.
— C’est sûr, ton truc ?
Faëki soupira.
— Pour la énième fois, il faut juste déclencher la minuterie et te mettre à l’abri. La portée de l’explosion n’est pas si grande que ça, par contre elle va faire pas mal de dégâts, donc c’est bien qu’on ait choisi un coin pas très fréquenté. Ça va juste les faire tourner en bourrique un peu. La petite sera moins dangereuse, mais plus bruyante, ajouta-t-il en pointant l’autre bombe avec son tournevis. J’adorerais être là pour voir leur réaction.
Lys opina, même si son ami ne pouvait pas le voir, concentré qu’il était sur sa tâche.
— Je dois aller régler des choses avec Cathan, je te laisse.
— En pleine journée ? C’est rare.
— Urgent, il paraît.
— Alors grouille, tu sais comment elle est.
Lys quitta la chambre pour grimper encore un étage où Cathan avait entreposé un bureau sommaire et un lit de camp. Il tapa pour s’annoncer et la voix dure de Cathan lui ordonna d’entrer.
— Toujours de bonne humeur.
Elle lui lança un regard glaçant qui, comme d’habitude, le foudroya. Ses cheveux noirs emprisonnés dans un chignon sévère, les sourcils froncés, elle avait les traits tirés de fatigue et de stress.
— Tu es au courant ?
— De quoi ?
— On a retrouvé ce que vous avez semé.
Lys se remémora la nuit qu’il avait passée dans le Plevraïki, et les mémoires qu’il avait dû enlever. Il s’était assuré que les individus puissent être retrouvés au petit matin par des ouvriers au départ pour le travail.
— Et alors ? Ce n’est pas la première fois. Ils ne sont pas reconnaissables.
Ils avaient bien fait attention à leur retirer tout ce qui prouvait leur identité. Il comprit que sa cheffe était tendue et que sa colère masquait en réalité sa peur d’échouer si près du but. Ils avaient sacrifié leur existence entière à ce projet. Ils devaient renforcer leurs rangs, mais surtout, retrouver les quatre individus sans qui toute une étape de leur plan était irréalisable.
— Je vais vérifier s’ils ont des doutes.
Les épaules de Cathan semblèrent s’alléger.
— D’accord. Merci, Lysandre.
Des années qu’il n’avait pas entendu son prénom en entier… Il avait abandonné les dernières lettres par ordre de Maëlan qui l’avait pris à son service, et les entendre de nouveau lui donna l’impression d’avoir retrouvé des pans perdus de son passé. Il afficha un air d’indifférence calculée.
— Pas de problème.
— Prêt pour demain ?
— Bien sûr.
Ils échangèrent un long regard, dans lequel Lys eut l’impression de retrouver la jeune fille avec qui il avait grandi. Il lui sourit avec douceur avant de la quitter.
Lys caressa les longs cheveux de Chilam dans un mouvement lent et apaisant. Le souffle de son amant, contre son cou, se faisait plus régulier.
— Chilam, murmura-t-il.
L’Orgoï, perturbé dans sa quête du sommeil, eut un mouvement agacé.
— Tu as entendu parler des amnésiques du Plevraïki ? Ça agite les domestiques en ce moment.
Chilam frotta sa joue contre le cou de Lys et y posa un baiser.
— Je ne vois pas pourquoi ça les inquiète, y’en a toujours eu. Ce quartier est un vrai coupe-gorge. Pourquoi tu me poses toujours un tas de questions quand je veux dormir ?
Lys rit. Il embrassa le front de son amant, qui émit un ronronnement satisfait.
— Pardon.
Chilam éparpilla des baisers paresseux sur sa peau qui le firent frissonner.
— Dors un peu avec moi, demanda Chilam. Ne pars pas tout de suite.
À chaque demande, Lys était un peu plus faible. Il resserra son étreinte et poussa un soupir satisfait.
— Tu travailles où, demain ?
— Surveillance à la Porte Nord de l’Amphithéâtre.
Lys se glaça. Avant qu’il ne puisse retenir ses mots, il lâcha :
— Change de porte. Non, change d’endroit.
Chilam se releva sur ses coudes. Malgré l’obscurité, Lys pouvait voir son air méfiant.
— Pourquoi ?
Lys prit le visage de son amant en coupe.
— Pour moi. S’il te plaît.
Chilam fronça les sourcils,
— Il faut m’en dire plus.
— Je ne peux pas.
Chilam se redressa sur les coudes. Dans l’obscurité de la chambre, Lys fit de son mieux pour dissimuler l’angoisse qui venait de le prendre.
— Lys, s’il te plaît…
L’espion se releva et se rhabilla à la hâte. Chilam lui attrapa le poignet et chercha à l’attirer à lui.
— Lys, tu dois m’expliquer.
— Je te jure que j’aimerais, mais c’est quelque chose qui risque de te mettre en danger. Et je ne veux pas que ça arrive. Alors s’il te plaît, change de poste, fais-toi porter pâle, mais ne reste pas à la Porte Nord.
Chilam soupira.
— Tu parles à un soldat garant de…
— Non, je me fiche de ça. Je parle à Chilam Fenrir, l’homme qui m’ouvre sa porte et son lit tous les soirs ou presque et qui me fait redevenir un adolescent.
Chilam lâcha un petit rire. Lys posa un baiser chaste sur ses lèvres charnues.
— Je t’aime, tu sais, murmura le soldat.
— Je sais. Raison de plus pour faire ce que je te dis.
— Je pourrais t’arrêter.
— Mais tu ne le feras pas.
Chilam soupira. Lys espérait que l’affection que lui portrait le soldat était plus forte que sa fidélité envers sa hiérarchie.
— Comment je peux protéger les autres ?
Voilà pourquoi Lys en était amoureux : c’était un fichu prince de conte de fées pétri de valeurs nobles, perdu au milieu des rustres qui composaient son armée.
— Ne t’inquiète pas pour ça, tenez-vous éloignés de la Porte Nord demain matin.
— C’est vaste, comme champ horaire.
— Je t’en ai déjà trop dit.
Lys lui attrapa le menton. Son intonation se fit plus grave, chose qu’il n’avait jamais faite avec Chilam.
— Si tout réussit, alors tu seras heureux, je te le promets. Peut-être pas tout de suite. Ce que je construis, c’est pour les gens vertueux comme toi, qui méritent une meilleure vie, et qu’importe d’où ils viennent. C’est pour que les histoires comme la nôtre puissent éclore au grand jour.
Parce que c’était pour ça, qu’ils devaient changer le monde. Pour que les gens comme eux soient libres de s’aimer. Pour que des Danek, des Kikoe, des Ossia, des Jaël puissent être ensemble et fonder une famille sans craindre de mourir. Pour que des lieux comme l’a été L’horizon, le cirque de son enfance où se croisaient toute sorte d’individus, deviennent la normalité. Pour que des enfants comme lui et Cathan puissent grandir dans l’amour et la sécurité, sans le poids des traditions de haine asservissantes. Pour que la différence devienne une richesse, et non un objet de méfiance et d’exclusion.
Pour que la vision dépeinte dans la propagande impériale, où tous les peuples sont amis, devienne réalité.
Lys se pencha de nouveau vers le visage de Chilam, et le baiser fut plus intense, plus long. Il chuchota contre ses lèvres :
— Alors je t’en supplie, garde tout ça pour toi, mon amour. Promets-le-moi.
C’était la première fois qu’il l’appelait ainsi à voix haute.
— Promets-moi que personne ne…
— Personne, mentit Lys.
Il ne pouvait assurer qu’il n’y aurait pas de blessés, mais la première bombe devait exploser dans un quartier habituellement désert. Quant à l’autre, et bien… il ne fallait pas se trouver près de la Porte Nord. Même si Faëki avait assuré qu’elle faisait plus de bruit que de dégâts, il valait mieux prendre ses précautions.
Chilam poussa un profond soupir, en proie à un difficile cas de conscience.
— D’accord. Mais tu devras m’expliquer. Je veux t’aider.
La surprise fit s’emballer le cœur de Lys.
— Promis.
Est-ce qu’il lui mentait encore ? Allait-il vraiment le mêler à tout ça au risque de le perdre ? Allait-il enfin s’autoriser à s’ouvrir entièrement à lui, à ne plus rien lui dissimuler, comme il en rêvait maintenant depuis plusieurs mois ? Lui même ne le savait pas.
Chilam l’embrassa de nouveau, et chercha à le faire rester, mais Lys ne céda pas. Pour la première fois, il souffla des mots d’amour au creux de son oreille, ceux qu’il s’était interdit de prononcer. Après l’avoir embrassé une dernière fois, Lys le quitta. Il venait de compromettre sa couverture et même si cela l’inquiétait, il avait éprouvé une sensation de liberté pour la première fois depuis une éternité.
Il était encore tôt lorsque Lys se rendit à l’Amphithéâtre. Accroupi dans l’ombre de la Tour Nord, enveloppé de sa capeline sombre, il attendait que le soleil se lève et que les premiers candidats s’installent dans les gradins.
Ils furent parmi les premiers à traverser l’arène et à se rejoindre. Il les regarda interagir entre eux. Il les analysa. Comment n’avait-il pas remarqué plus tôt ?
La voix de l’héraldesse de l’empereur, une petite femme d’origine mushadine que Lys connaissait bien, résonna dans l’Amphithéâtre. L’espion se plaqua contre la tour, espérant disparaître. Si elle l’apercevait… Mais Qiuli ne tourna même pas la tête dans sa direction. D’une voix forte, elle annonça la déesse Laosha et sa Donneuse.
Lys ne put s’empêcher de faire une moue de dégoût. Il n’aimait pas les divinités, et ne supportait pas la dernière fille de Maëlan. Les valeurs qu’elle portait lui semblaient absurdes : elle était obnubilée par la noblesse du sang, imposait l’austérité des émotions et faisait régner les apparences. Une mesure factice qui bridait les êtres. Tout cela était aux antipodes des convictions de Lys. Bientôt, vous n’aurez plus à subir leur courroux. Vous aurez le droit d’exister.
Zaora Za’i s’avança et annonça la première épreuve.
— Le dernier cycle d’épreuves s’ouvre aujourd’hui sous les auspices de la déesse Laosha.
Zaora détailla les modalités, les attendus et les objectifs, et Lys en profita pour laisser son regard se promener sur les candidats. La plupart s’entre eux ne semblèrent pas inquiets. Pauvres fous. La rigueur de Laosha était redoutable.
Il patienta jusqu’à ce que la dernière équipe soit sur l’arène. Il les observa à l’œuvre. Peon avait une audace impertinente à la limite de l’inconscience. Lorsque Lys vit Mala échouer, il en remarqua directement la raison et se réjouit. Son vent, son vent s’était manifesté !! Danaël, lui, avait un sang-froid remarquable. Aomi avait de la ressource et du caractère.
Ils étaient parfaits.
Lys prit une grande inspiration, descendit le masque sur son visage et posa la petite bombe que Faëki lui avait donnée quelques heures plus tôt. Il enclencha la minuterie selon les instructions. Comme l’attention était concentrée sur les épreuves, personne ne vit son ombre dévaler les gradins. Il se jeta entre deux bancs de pierres quand l’explosion retentit, puis se releva prestement, tout en reléguant au second plan les cris de souffrance des individus assis trop près de la bombe. La Tour Nord s’était écroulée et la poussière avait envahi l’arène. Des cris d’effroi retentirent. Lys attrapa deux personnes et les tira par le bras : l’Alayie et le Thaelin. Il posa un doigt sur l’endroit de sa bouche.
— Je sais que vous êtes mêlés. Je suis de votre côté.
Il entreprit de chercher les deux autres, mais un Thaelin avait joué de sa maîtrise pour souffler le nuage de sable et de débris de pierres. Il se retint de jurer.
Lys entraîna les deux adolescents à sa suite dans les décombres de la Tour Nord avant qu’on s’aperçoive de sa présence. Il viendrait chercher les deux autres plus tard.
Une explosion. Le sol trembla. Peon fut projeté à terre. Quand les secousses cessèrent il se releva et toussa. Ses yeux le piquèrent. Le vent de Danaël se propagea dans l’arène, et Peon le chercha des yeux.
Un coup d'œil à à sa droite, par-dessus son épaule, mais pas de Danaël. Ce n’était pas lui qui…? Son cœur s’affola. Il l’appela, sans obtenir de réponse, de plus en plus désespéré. Les restes de fumée lui piquèrent les yeux et irritèrent sa gorge.
— Mala ! cria Aomi.
L’angoisse, sourde, envahit Peon. La Tour Nord s’était complètement écroulée. Plusieurs concurrents avaient été touchés par les pierres et s’étaient effondrés dans le sable. Peon n’y prêta pas attention : il fit quelques pas en direction des ruines pour chercher. Aomi lui tira la manche.
— Ils ne sont plus là, souffla-t-elle.
Il s’arrêta, d’un seul coup vidé.
— Tu crois que…
Aomi opina avant qu’il ne finisse sa phrase.
— Alors pourquoi on est toujours là, nous deux ? chuchota Peon.
Alors qu’elle s’apprêtait à lui répondre, des mains se refermèrent sur eux et l’obligèrent à les suivre.
Aomi suivait le mouvement. Moins d'une dizaine de Mushadines se tenaient à ses côtés. Encadrées par des soldates, ils traversèrent Urbaïs. Devant elles, la déesse marchait d’un pas vif, suivie de près par Zaora, dont l’air hautain ne cachait plus la méfiance et la peur qui l’habitait. À chaque fois qu’un habitant ne respectait pas la distanciation physique, un simple coup de menton de sa part suffisait pour que l’une de ses gardes le tabasse.
Ils n’avaient pas prévu ça.
Elles avaient été les premières à quitter l’Amphithéâtre. Laosha avait distribué des ordres à l’héraldesse et aux organisateurs avant de s’éclipser avec ses Filles. Alors qu’un organisateur ramenait Aomi vers son groupe, Laosha l’avait regardée avec mépris, un regard que la guerrière lui avait rendu.
Pendant leur trajet, Aomi tendait l’oreille et écoutait les badauds pour comprendre ce qui se passait.
— Il y a eu une autre explosion dans le quartier des marchands, un entrepôt.
— Des victimes ?
— Des blessés, je crois.
Elles parvinrent dans les quartiers mushadins, reconnaissables à leur plan orthonormé et la végétation abondante. Le palais de Laosha se découpait dans le paysage.
Ils vont nous enfermer, comprit Aomi.
Elle serra les dents.
Parvenue à la porte qui s’ouvrait déjà, Laosha s’adressa à ses Filles :
— Tant que la lumière ne sera pas faite sur ce qu’il s’est passé à l’Amphithéâtre, vous résiderez ici, sous ma protection.
Sous ta surveillance, plutôt.
Mala fatiguait. Elle courait dans les sous-sols de l’Amphithéâtre, à côté de Danaël qui avait lui aussi du mal à tenir l’allure. L’ombre devant eux évoluait avec grâce, comme si elle connaissait les lieux par cœur. La seule lumière, c’était l’inconnu qui la transportait, une minuscule lampe à huile aussi grosse qu’un poing. Danaël chuta sur un obstacle rendu invisible par l’obscurité.
— Attendez ! cria Mala.
L’ombre s’interrompit. Elle se retourna, son visage dissimulé sous un masque blanc décoré d’arabesques noires. Mala appuya ses mains sur ses genoux, complètement à bout de souffle.
— Il… sa jambe…
Danaël se releva péniblement, crachotant un peu de poussière. L’inconnu revint vers eux et l’aida à se remettre debout.
— Qui êtes-vous ? demanda Mala.
Une voix déformée par un mécanisme dans le masque, lui répondit :
— L’une des personnes que vous cherchez.
Danaël et Mala échangèrent un regard. L’ombre reprit son chemin à une allure plus modérée : Mala sentait sur sa peau une humidité plus lourde.
— Nous ne sommes plus sous l’Amphithéâtre, affirma-t-elle.
Le silence lui répondit. Devant eux, l’ombre s’était arrêtée : elle cherchait quelque chose dans le mur. Quand elle le trouva, un mécanisme émit une plainte avant de révéler une petite ouverture. Elle les incita à monter les escaliers qui se trouvaient juste derrière. Ils obéirent sans même se consulter. Au bout, une porte leur barra le chemin. Hésitante, Mala frappa. Elle entendit un loquet se défaire et les gonds grincer. La lumière l’aveugla. Puis un visage connu se matérialisa dans l’ouverture.
— Issah ?
Danaël se massa le genou. Il pensa à Peon et se demanda s’il avait échappé à l’explosion, sans pouvoir se détacher de cette idée pendant plusieurs minutes pleines d’angoisse. Comme si l’ensemble de ses méninges s’étaient mis en pause, il les sentait se remettre en service. Aussitôt, des questions se bousculèrent : que faisaient-ils ici ? Pourquoi les avait-on enfermés ? Ils n’avaient pourtant pas émis de résistance ! Aomi et Peon, pourquoi n’étaient-ils pas avec eux ? Quel était le rôle d’Issah, que Mala semblait connaître ?
Mala s’était assise à même le sol, le visage dissimulé derrière ses genoux. Il savait que le choc émotionnel était avide d’énergie. Elle se reposait.
Danaël se leva avec précaution pour aller jusqu’à la porte de la petite pièce. Il en actionna la poignée, mais elle resta close. Il soupira. Qu’aurait fait Peon à sa place ?
Du plat de la main, il frappa sur le battant de bois.
— Eh !
Aucune réponse. Il tapa du poing et cria plus fort.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’affola Mala.
— Je perds patience !
Des pas claquèrent contre le plancher de l’autre côté : on inséra une clé dans la serrure. Danaël se recula juste à temps pour éviter de se prendre le battant en pleine figure.
Un beau jeune homme, des traits fins, des lèvres charnues et des yeux de la couleur d’un ciel d’été leur sourit. Il referma la porte avec douceur.
— Qui êtes-vous ?
— C’est moi qui vous ai tiré l’Amphithéâtre.
— Pourquoi ?
— Ne cherchiez-vous pas à nous rencontrer ?
— Et Aomi et Peon ?
Le visage du jeune homme eut une brève moue agacée.
— Léger contretemps, les divinités ont enfermé leurs protégés dans leurs palais, il faudra un peu de temps pour les sortir de là. Mais ne vous inquiétez pas, nous allons nous occuper d’eux.
Danaël étudia le jeune homme : sa peau mate était trop sombre pour être celle d’un Orgoï, trop pâle pour être celle d’un Alayi. Ses yeux bleus donnaient l’impression qu’il était Thaelin, mais la grâce et l’économie de ses mouvements trahissaient une éducation mushadine. La crinière de ses cheveux sombres rappelait celle de Peon, légèrement plus longue.
— Lequel êtes-vous ?
L’inconnu leva un sourcil.
— J’ai étudié les registres de recensement, expliqua-t-il en sortant son petit carnet.
L’autre eut un rire aussi léger que celui de Lan.
— J’ai disparu des registres il y a quelques années, maintenant. Mais tu as dû trouver un certain Lysandre.
Danaël acquiesça lentement. Lysandre s’avança vers eux et tendit la main : une flamme naquit au milieu de sa paume ouverte, puis laissa la place à une légère liane qui s’enroula autour de ses doigts avant de flétrir. Une boule d’air y tourbillonna ensuite, avant qu’une vaguelette ne la chasse. Il referma le poing.
— La Famille va avoir besoin de vous.
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