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tome 1, Chapitre 26 « Aomi » tome 1, Chapitre 26

Les mots de Danaël tournaient en boucle dans la tête d’Aomi.

Tu penses vraiment que tu es là par hasard ? Tu détonnes trop parmi les tiennes pour ne pas être comme nous.

Indifférents à ses tumultes intérieurs, les clients de la gargotte chantaient et riaient. Peon et Danaël semblaient être victimes de cette ambiance et s’entendaient plus que d’ordinaire : leur chamailleries avaient quelque chose d’immature qui ne collait pas du tout à ce que ressentait Aomi.

C’était comme un déluge, en elle. Une tempête de sable venue du désert et sclérosant ses capacités de réflexion, les condamnant au déni. Certes, elle avait toujours été différente des siens, mais elle le devait à son statut de bâtarde. Sa vie entière tournait autour de cette condition : fille illégitime de Kaoko Za’i. Elle ne pouvait pas lui ajouter celui de mêlée, plus dégradant encore. Certes elle était bâtarde, mais elle était une Mushadine. Elle avait été choisie par l’eau. Elle ne pouvait pas la trahir…

Peon, Danaël et Mala étaient mêlées semblaient l'assumer. Mais elle… Elle ne savait pas. Elle ne le voulait pas.

Une main, chaude et douce, se posa sur la sienne. Mala lui sourit.

— Je sais que c’est compliqué.

— Non, tu ne sais pas.

Mala haussa les épaules. En face d’elle, Peon et Danaël ne les écoutaient pas, tout entiers consacrés à leur chahut.

— D’accord, alors je le devine, si tu préfères.

Aomi fut tentée de retirer sa main. Elle n’avait rien en commun avec cette fille, hormis de se trouver ici, avec elle, et d’être dans la même équipe. Alors pourquoi avait-elle envie de lui faire confiance ? Pourquoi n’évitait-elle pas son regard et son contact. Mala poursuivit :

— J’ai appris que j’étais mêlée avant d’arriver ici. Ma mère me l’a confiée sur son lit de mort. Tu ne le sais sans doute pas, mais chez nous, le mensonge et la dissimulation sont prohibés. Le choc d’apprendre que ma mère m’a menti jusqu’alors a dépassé celui d’apprendre mes origines.

Aomi ne put s’empêcher de l’écouter. Elle ne devait pas se rapprocher d’elle. Toutes les personnes auprès de qui elle s’était ouverte l’avaient trahie.

— Quand j’ai débarqué ici, je voulais des réponses. Je voulais la comprendre. Je voulais refaire son parcours pour enfin savoir pourquoi elle avait gardé un secret pareil, et finalement, j’ai compris que c’était par amour. Pour mon père, mais surtout pour moi. Elle voulait me protéger.

Aomi plancha. Mon enfant de l’amour. Kaoko l’appelait souvent ainsi. Aomi avait toujours cru que c’était une expression pour appeler les bâtards des grandes dames de Zahiara. Plus que le résultat d’une union illégitime, était-elle le fruit d’une histoire d’amour ? Était-elle comme Mala ?

— Je…

Non. Elle ne devait pas dire ce qu’elle avait sur le cœur. Elle devait l’enterrer, ne rien montrer. Mala esquissa un sourire, et sa main pressa celle d’Aomi avec douceur. Elle proposa :

— Si tu veux, je connais quelqu’un qui pourrait nous aider. Mais il faut sortir hors de la zone.

Aomi hésita, non pas parce qu’elle ne voulait pas dépasser les limites de déplacement imposées, mais parce qu’elle ne savait pas ce qu’elle allait découvrir au-delà, et l’inconnu était effrayant.

—On n’est pas obligé, si tu as peur, devina Mala.

Aomi se redressa, et rompit le contact de leurs mains.

— On y va. Tout de suite.

Elle se leva et sortit de la gargotte. Peon et Danaël eurent des exclamations de surprise auxquelle Aomi ne répondit pas. Derrière elle, Mala s’excusa auprès des garçons et la rejoignit, un sourire doux et compatissant toujours accroché aux lèvres.

Aomi finit par accepter l’aide de Mala. L’aide d’une Alayi. D’une étrangère, d’une sauvage. D’une mêlée. Et bizarrement, une partie d’elle n’en était pas rebutée, pire : elle avait confiance.

Surprise, Aomi se laissa guider avec par Mala. Plus elles évoluaient dans les rues, et plus le décor réveillait quelque chose dans sa mémoire : des rues plus sombres, plus tassées, plus odorantes… La basse Zahiara suintait la même odeur, celle qu’avaient les gens pauvres collée à eux.

— On est à la lisière du Plevraïki, annonça Mala. La personne que je connais habite au cœur du quartier.

Les regards s’attardaient davantage sur elles et sur leurs uniformes blancs et ocres, couleurs de l’empire, qui dénonçaient leur statut de candidates du Grand Choix.

— Alors on a presque dépassé la limite de circulation…

Elle chercha confirmation auprès de Mala. l’Alayie opina sans plus de cérémonie.

— On prend le risque. Il nous faut des réponses. Je suis sûre que Zaya les a.

Nous. Aomi n’avait jamais fait partie d’un nous.

— Eh !

Elle arrêta deux passants crasseux qui la regardèrent avec méfiance.

— Combien pour vos pèlerine ?

Ils se regardèrent, puis l’un d’entre eux pointa du menton la ceinture à tête de dragon qui ornait sa taille, seule parure qu’elle possédait et qui rappelait son appartenance aux Za’i. Aomi la leur donna. En échange, Mala et elle enfilèrent les capes qui dissimulaient davantage leur tenue blanche.

Elles poursuivirent leur chemin, en prenant garde de ne croiser aucun soldat de garde. Pouvaient-elles être expulsées de la compétition ? Aomi ne se souvenait plus de ce que Zaora leur avait dit, le premier jour, la fatigue du voyage et la hâte d’enfin commencer l’avait rendue sourde à tous les conseils et avertissements distribués ce jour-là. Aux aguets et par instinct, elle força Mala à lui attraper le bras pour ne pas la perdre. Aomi garda sa main libre près de sa hanche, où elle avait dissimulé un petit couteau qui, entre ses mains, était une arme redoutable.

Autour d’elles, la foule se pressait davantage, grouillante, étouffante. Aomi plissa le nez : les odeurs lui rappelaient celles des bars à alcool miteux des rues basses de Zahiara, où les habitants les plus modestes venaient se saouler après une journée harassante de travail sous le soleil du désert. La force avec laquelle Mala se cramponnait à son bras témoignait de son appréhension. Aomi se fraya plus férocement un chemin entre les passants pour combattre l’anxiété qui la prenait. Elles parvinrent au quai des salins, juste en face du port d’Urbaïs.

— Il faut remonter la rue d’en face.

Mais avant qu’elle ne fasse un geste, une main s’abattit sur son épaule. Mala eut un sursaut et la lâcha. Une armure étincelante les éblouit quelques secondes. Derrière la soldate, les deux passants qu’Aomi avaient arrêtés comptaient les pièces qu’ils avaient reçues pour les avoir dénoncées.

— Vous n’irez pas plus loin, fit le soldat.

Les jeunes filles avaient été reconduites manu militari au centre d’Urbaïs, dans des rues tout autour du palais mais discrètes et peu fréquentées. Tous les individus qu’elles croisèrent, avec ou sans armure, étaient dotés d’une rigidité martiale. Elles avaient été amenées au cœur du quartier militaire. Aomi pesta intérieurement, et s’arracha à la poigne de la soldate qui la guidait. Celle-ci l’attrapa avec plus de hargne. Un regard de Mala força Aomi à garder son calme.

Elles s’arrêtèrent devant une tourelle en pierres brutes à l’allure rustique, si différente du blanc poli des beaux quartiers et à l’architecture sans doute plus ancienne. L’une de leurs gardiennes frappa du poing sur la grande double-porte. Une trappe glissa sur le haut du battant.

— Des concurrentes du Grand Choix qu’on a trouvées hors de la zone, expliqua l’autre avec un ennui évident.

La trappe se referma d’un coup sec et les charnières de la porte grincèrent pour les laisser entrer. Dès qu’ils franchirent le seuil, l’eau d’Aomi lui titilla les doigts, signe que l’humidité était forte. Mala se frotta les bras. Les soldates les poussèrent au sous-sol sans ménagement. Aomi rattrapa à temps son amie qui manqua de s’écraser le nez contre l’escalier en pierre glissant.

Thian gèn, siffla Aomi.

Les soldates, d’origine orgoïe, la frappèrent sans connaître le sens de l’insulte.

— Avance ! aboya le plus proche.

Aomi leur jeta un regard noir, mais obéit.

— Je suis désolée, souffla Mala.

— C’est pas ta faute. Si ces chiens ne nous avaient pas dénoncées, on aurait pu y être.

Alors qu’elles parcouraient les couloirs suintants et sombres, Aomi constata que le sous-sol était en terre battue. L’espoir la revigora un instant, puis elle se rappela que sa comparse était trop fatiguée pour réussir l’exploit de les sortir d’ici avec sa maîtrise de la terre. Elles furent jetées dans une cellule. La clef referma la serrure avec un son métallique impitoyable qui résonna contre les murs humides.

— Vos noms ?

Aomi serra les dents. Mala baissa les yeux.

— Votre équipe ?

La Mushadine s’approcha de la grille. La soldate l’imita pour recueillir sa réponse : Aomi lui cracha au visage. Une braise étincela dans la main de sa victime avant que sa collègue ne l’arrête.

— On a interdiction de les blesser, idiote !

L’autre, hargneuse, s’essuya la joue et railla :

— On va s’occuper de vous.

Elles remontèrent, et le silence retomba. Aomi lâcha un lourd soupir avant de s’écraser sur le sol. Mala l’imita et se recroquevilla. Les bras serrant ses jambes contre sa poitrine et la tête contre les genoux, le froid empirait la fatigue de la jeune femme.

Elle ne s’est toujours pas remise de la mort de son jima, devina la Mushadine.

Mala toussa grassement. Mal à l’aise, Aomi lui tapota entre les omoplates avec inquiétude.

— Ça va aller ?

Mala haussa les épaules. Elle ferma les yeux, et petit à petit, son souffle se fit plus régulier. Elle s’assoupissait. Bien réveillée par l’adrénaline, Aomi fixa la serrure de leur cellule. Il y avait assez d’eau pour qu’elle puisse la convoquer, la glisser à l’intérieur, puis la changer en glace et exploser le système, mais après ? Une vigie surveillait les entrées. L’issue était verrouillée. Même si elles réussissaient à passer, il faudrait sortir en courant et l’état de Mala ne permettait pas une course poursuite. Son projet d’évasion mourut avant d’avoir vu le jour.

Elle patienta une bonne heure dans l’obscurité, surveillant le souffle de Mala et les bruits du rez-de-chaussée. Chaque fois que les bruits se rapprochaient, elle se préparait à attaquer. Des pas s’approchèrent, et Aomi distingua la lueur d’une lampe à huile dans l’obscurité. La surprise la faucha quand elle reconnut le visage de la personne qui la suspendait.

La colère froide de Zaora glaçait ses traits en un masque immobile, mais s’instillait dans ses prunelles en de longues et effrayantes flammes. De celles qui avaient toujours incité Aomi à lui obéir.

La Donneuse ne prononça pas un mot, mais Aomi vit une micro-expression de dégoût sur le visage de son aînée. Elle serra les dents. D’un léger coup d’épaule, elle réveilla Mala qui somnolait encore, et la mit debout avec précaution. Elles suivirent la Donneuse dans l’escalier et sortirent de la tourelle. La vigie se cassa en deux à leur passage pour la saluer, mais Zaora ne lui répondit pas. Dehors, il faisait nuit : Aomi avait perdu la notion du temps.

— Que fais-tu ici ?

La voix de Zaora était aussi tranchante que le fil de son sabre. Aomi se redressa et fixa sa sœur dans les yeux.

— Nous nous changions les idées.

— En dehors du périmètre ? Dis-moi la vérité.

Silencieuse, Aomi affronta son aînée du regard. Mala s’était éloignée d’un pas, comme pour échapper à la tension qui émanait des deux Mushadines. Finalement, Zaora secoua la tête et lâcha :

— J’avais confiance en toi, mais tu fais honte à notre nom.

Tu fais honte aux Za’i. Cette phrase maintes fois entendue se fraya un chemin depuis ses souvenirs pour exploser à la surface de son être. Elle empoigna Zaora par l’encolure de son kimono d’apparat et lui cracha :

— Tu ne sais rien !

Des carcans de glace se formèrent autour de ses doigts, mais elle ne lâcha pas prise.

— Sais-tu à qui tu t’adresses ? Notre mère ne pourra pas te protéger comme elle l’a toujours fait. C’est la dernière fois que je te sors des ennuis.

La glace fondit autour des phalanges d’Aomi.

— Je n’ai plus besoin de votre protection.

Quand elle lâcha le kimono de Zaora, le tissu avait brûlé par endroits. Aomi sentit Mala lui tirer le bras pour rejoindre l’Amphithéâtre.

Aomi se réveilla en sursaut, réveillée par l’odeur de brûlé. Des trous un peu plus larges que le bout de ses doigts perçaient ses draps. Elle les fixa, immobile, avant de les recouvrir de la mince couverture, le cœur battant. Elle se précipita vers la bassine d’eau et s’aspergea le visage. Dans le miroir, de longues cernes violettes lui dévoraient le visage, son teint était blafard et le blanc de ses yeux était nervuré de rouge.

Elle ferma les paupières, pour les rouvrir aussitôt, chassant les cauchemars enflammés qui lui brûlaient l’esprit.

Calme-toi ! Aomi, calme-toi !

Mala lui avait fait promettre de méditer avant de la quitter, sans succès. La nuit n’avait pas été reposante.

Elle s’habilla avec des gestes automatiques, descendit les escaliers pour se rendre à la salle commune où elle grignota un petit-déjeuner frugal. Si d’habitude, personne ne la regardait, Aomi avait l’impression qu’elle était le centre de l’attention. Elle s’échappa et entra dans l’Amphithéâtre à grands pas.

Depuis les tribunes, Peon l’appela. Elle le rejoignit, s’asseya à côté de lui, et évita son regard.

— T’as une sale tête.

— Mon feu s’est réveillé, répondit-elle.

Peon se figea.

— Quand ?

— Hier. Quand ma sœur est venue nous tirer de cellule, Mala et moi.

— Quoi ? Mais…

— Je t’expliquerai quand les autres seront là. En attendant, j’ai besoin que tu me tires ce feu de moi.

L’Orgoï lui prit les mains et les serra dans les siennes.

— Le feu est un combat, murmura-t-il. Tu dois lui montrer qui est le maître.

— J’ai cramé mes draps cette nuit.

Pukra, jura-t-il. Faut que tu te ménages, aujourd’hui, sinon il va en profiter. Je peux pas t’apprendre les bases en trente secondes.

— Je me ménage comment ? C’est l’épreuve de ma déesse !

— On va se débrouiller !

— On va se débrouiller pour quoi ? répéta la voix douce de Danaël.

Celui-ci s’assit à côté de Peon. Le léger sourire qu’ils échangèrent et la tension qui gagna le corps de son voisin n’échappa pas à Aomi. Peon invita le Thaelin à se pencher : Danaël fronça les sourcils, le teint soudainement plus rose, avant d’obéir.

— Son feu s’est réveillé, lui chuchota Peon dans l’oreille.

Le Thaelin ouvrit de grands yeux, tandis qu’Aomi vérifiait autour d’eux que personne, candidats et publi compris, n’écoutait leur conversation. Tous étaient concentrés sur la tribune d’honneur, où la déesse devrait être annoncée dans les minutes suivantes.

— Quand ? Hier ? Il s’est passé quoi quand vous nous avez quittés ?

— Mala a proposé de m’emmener voir quelqu’un dans un quartier hors de notre zone. Nous nous sommes faites arrêtées. Je pensais qu’ils allaient nous éliminer de la compétition, mais ma sœur est intervenue. Elle m’a mise en colère.

Peon tiqua.

— La colère est le pire comburant… Je vais te couvrir si jamais tu dérapes, mais va falloir que tu te reposes sur nous.

Aomi serra les dents. Dépendre des autres n’était pas dans ses habitudes.

— Zaora sait que…

— J’ai brûlé les bords de son kimono, je pense qu’elle s’en est aperçue.

— Donc Laosha le sait.

— Nous ne sommes plus sous…

Danaël soupira, et tapota le genou de Peon, comme s’il réfléchissait, avec une familiarité encore absente la veille. Peon se tendit comme un arc, et lui envoya un regard surpris. Danaël récupéra sa main comme s’il s’était brûlé, et ses pommettes rougirent à vue d’œil. Aomi se demanda ce qui s’était passé entre eux la veille, quand elle et Mala les avaient laissés, pour qu’ils se comportent si… étrangement. Danaël s’éclaircit la gorge, avant d’expliquer :

— Tu as raison, mais… déjà que Lan nous a fichu des bâtons dans les roues, est-ce que tu crois que Laosha, profondément attachée à la noblesse de son sang, va supporter qu’une bâtarde soit… mêlée ?

Aomi sentit comme une vague de bile amère lui envahir le fond de la gorge. Formuler à voix haute qu’elle était pire que ce qu’elle avait toujours imaginé lui donnait envie de vomir. Elle n’avait jamais été une Za’i à part entière, mais n’était même plus une Mushadine.

— Ça va aller ?

— Il le faut, répondit Aomi.

Quand Mala les rejoignit, elle prit à peine le temps de s’asseoir pour lui demander :

— Tu leur as dit ? Tu as réussi à méditer ?

— Oui ils sont au courant mais pour la mé...

Mala lui prit le visage entre les mains pour l’analyser, puis sortit une petite plante de sa ceinture et lui glissa entre les lèvres.

— Mâche.

Le ton ne souffrait d’aucune discussion, alors Aomi obéit. Entre ses dents, la plante se ramollit pour devenir collante et élastique. Un goût de menthe lui envahit la bouche.

— Tu la gardes jusqu’à ce que ça n’ait plus de goût. C’est un énergisant, et l’action de mâcher va te faire passer ta nervosité.

Elle remercia son amie d’un hochement de tête, et Mala lui sourit en réponse. Un sourire vrai, qu’elle n’avait pas eu depuis plusieurs jours.

— Et toi, tu t’es reposée ?

— J’ai pris une bonne tisane hier soir et j’ai réussi à méditer ce matin. Et j’ai pas mal dormi hier, grâce à toi. Merci d’avoir veillé sur moi.

Mala lui attrapa la main et la serra dans la sienne. Alors qu’Aomi s’apprêtait à lui répondre, l’héraldesse de l’empereur entra en tribune.

— Laosha, maîtresse de l’eau et de l’automne !

Sous les applaudissements de la foule, Laosha apparut en haut des escaliers, magnifique dans toutes ses robes d'apparat superposées, maquillée comme aux grandes occasions et coiffées de ses bijoux scintillants. La tête haute et le dos droit, elle se rendit jusqu’à son trône où elle s’installa avec sa rigidité coutumière. Zaora se posta derrière elle, main sur la garde de son sabre. Son regard tranchant parcourut la foule jusqu’à trouver celui de sa sœur. Aomi ressentit son feu bouillonner. Mala lui attrapa le poignet et le serra avec force.

— Calme-toi.

Aomi inspira profondément. Le temps qu’elle expire, sa sœur était déjà au bord de la tribune et gonflait sa poitrine pour que sa voix résonne dans tout l’Amphithéâtre.

— Le dernier cycle d’épreuves s’ouvre aujourd’hui sous les auspices de la déesse Laosha.

Les Mushadines encore présentes dans l’assemblée courbèrent la nuque en signe de respect. Aomi ne les imita pas. Zaora fixa de nouveau son regard sur elle, mais Aomi ne céda pas.

Nous ne sommes plus sous leur autorité.

— Le maître mot de cette semaine sera l’équilibre. Vous devez être en mesure d’utiliser la bonne dose de force dans chacun de vos gestes.

Le pilier de l’éducation mushadine. Ne jamais exagérer. Ne jamais être le clou qui dépasse des autres. Aomi eut une expiration tremblotante.

— Pour cette première épreuve, il vous sera demandé d’envoyer cette balle dans le trou.

Elle pointa du doigt l’une des organisatrices, sur le bord de l’arène, qui se tenait avec un stock de balles de caoutchouc grosses comme des prunes. Puis, son doigt montra un autre organisateur, à l’autre bout du terrain, en train de creuser un trou étroit grâce à sa maîtrise de la terre.

— Vous n’aurez le droit qu’à une tentative. Il va sans dire que celles et ceux qui y parviennent le plus vite auront davantage de points.

— En gros, si on ne met pas assez de force, la balle n’ira pas jusqu’au bout, et si on en met trop, elle risque d’exploser le trou voir pire, soupira Peon. Et je pensais que les épreuves les plus tordues étaient celles de Lan…

— Elle n’a rien de tordu, la règle est simple. Elle est juste rigoureuse.

La rigueur, en tout cas d’apparence, maîtresse de leur société. Aomi se força à respirer doucement. Depuis l’arène, l’organisatrice appelaient les équipes l’une après l’autre pour exécuter l’épreuve. Une Orgoïe avait déjà échoué, lançant avec trop de force sa balle, tandis qu’une Alayie avait usé de sa maîtrise pour accompagner la balle avec le sable jusqu’au trou. Le Thaelin ne mit pas assez de puissance dans son vent, et la Mushadine avait tiré avec juste ce qu’il fallait pour que sa balle atteigne son but.

— J’ai l’impression que cette série d’épreuves va être compliquée… Je ne sais pas vous, mais moi, ma maîtrise est toujours trop forte, commenta Danaël à mi-voix.

— Idem, lâcha Peon.

Il lança une œillade en coin à Aomi, qui garda le silence. Elle sentait bouillonner dans ses veines ce feu trop longtemps contenu, comme lorsqu’elle était enfant et que son eau se manifestait avec violence. Cela lui avait pris des années pour la dompter. Elle avait l’impression de revenir en arrière et de devoir tout réapprendre pour cet élément inconnu, qui ne demandait qu’à tout enflammer. Peon lui ficha un coup de coude.

— Je vais t’aider. Je t’ai promis. Concentre-toi sur ton eau. L’essentiel à ce stade, c’est pas de réussir, mais qu’on se fasse pas choper.

— Où est passé le petit Orgoï rageux qui voulait à tout prix gagner et qui ne supportait pas d’avoir été mis en équipe ?

Peon ricana.

— Peon Krasny, Mala fille d’Ossia, Danaël Hugwin, Aomi Za’i !

Aomi serra les dents, écrasant la pâte caoutchouteuse qu’était devenue la plante. Déjà, ils attiraient les regards de la foule autour d’eux. Elle entreprit de se lever, mais Mala la retint.

— Mâche, ordonna-t-elle.

Aomi mastiqua à plusieurs reprises. Le goût frais se libéra, comme une grande bouffée d’air qui libéra ses voies respiratoires. Elle prit deux longues inspirations, renflouant la tension qui l’habitait. Un coup de tête en direction de Mala, un sourire échangé, et elles rejoignirent les garçons sur le terrain.

Peon regardait déjà la cible avec un œil mauvais. Il attrapa la balle que lui donnait l’organisateur, la passa plusieurs fois entre ses mains. Les sourcils froncés, il passait sa langue sur ses lèvres pour les mordre juste après, tournant son cou et échauffant son bras gauche. Aomi haussa un sourcil.

Il ne va pas y aller à mains nues ?

C’était mal connaître Peon et son surplus de confiance. Il recula, sauta en avant à trois reprises avant de lancer la balle avec une force phénoménale : elle parcourut les premiers mètres en l’air et termina sa course en roulant à grande vitesse jusqu’à l’autre bout du terrain, mais dépassa le trou pour aller marquer le mur des gradins. Peon jura en orgoï.

Mala prit sa place, attrapa sa balle et, fidèle à elle-même, elle la posa sur le sol avec calme, contrastant avec l’agitation de leur coéquipier. Elle imita son compatriote : un tapis de lianes naquit sous la balle et, les mains enchaînant de fluides mouvements de roulis, elle la fit avancer grâce à sa maîtrise. La balle progressait à bonne allure quand d’un seul coup les lianes se flétrirent et se réduisirent en poussière. Le trou était encore loin. Mala arrêta ses gestes pour poser les mains sur le sable. Rien ne se produisit. Aomi échangea un regard inquiet avec les garçons. Mala enfonça ses jambes dans le sol, les paumes en avant, et tenta de faire renaître ses plantes. Ses mains en tremblèrent. Une légère brise secoua l’arène et Mala abandonna aussitôt. Elle revint vers eux en évitant le moindre contact visuel. Danaël lui pressa l’épaule avant de prendre sa place.

Il attrapa la balle et la fit voleter au-dessus de sa paume ouverte. Il souffla dessus, et elle fila dans les airs. Plus elle avançait, plus les gestes de Danaël devenaient amples et fluides. Pour la première fois, Aomi trouva que son camarade avait une certaine grâce. Avec précision et délicatesse, la balle atterrit dans le trou. Peon lui tapota le bras quand Danaël revint vers lui et le félicita à mi-voix. Le sourire qu’ils échangèrent avait l’air sincère.

Aomi s’avança à son tour et prit la balle, un nœud de tension lui enserrait la gorge. Elle n’était pas habituée à ça. Elle mâcha la plante mentholée à plusieurs reprises pour se calmer, mais il n’y avait presque plus de goût. Elle regarda ses mains : sa peau picotait, comme si son feu essayait de s’échapper d’elle. Où était son eau ? Pourquoi sa maîtrise avait-elle laissé le champ libre à cet élément inconnu et sauvage ?

Elle ferma les yeux et inspira. Elle repoussa comme elle le pouvait l’appel du feu pour trouver le chemin vers son eau. Là, tapie au fond d’elle, endormie. Aomi plongea ses mains dans le cours d’eau.

Elle ouvrit les yeux. Les mains vers le ciel, elle creva un nuage au-dessus de l’Amphithéâtre puis enroula la pluie dans un long ruban qui enveloppa la balle. Ses doigts exécutèrent des mouvements complexes l’eau changea de forme pour adopter une silhouette humaine. Ses mains imitant une démarche, Aomi la fit avancer, d’abord maladroitement, puis avec de plus en plus d’assurance. La silhouette perdait son eau au fur et à mesure de sa progression. Quand elle arriva au bout du terrain, elle avait diminué de moitié. Elle déposa la balle dans le trou, et son œuvre accomplie, elle se décomposa. Le sable se changea en boue. L’organisateur secoua la tête en regardant l’orifice. Sa collègue, près des candidats, les informa d’une voix neutre :

— Nous ne pouvons pas valider, le trou a été endommagé.

— Pardon ?

— Vous avez endommagé le trou. Cela ne sert à rien de faire ce genre de parade si vous n’êtes pas capable de maîtriser votre eau avec le bon équilibre.

Aomi affronta du regard l’organisatrice. La colère grimpa. Avant qu’elle ne puisse aboyer sur la femme, Peon et Mala lui retinrent les bras. Ils l’entraînèrent vers les gradins, tandis que Danaël se courba en guise d’excuses.

— Mais c’est injuste !

— Tes mains, Aomi, tes mains ! siffla Peon.

Le bout des doigts d’Aomi avait noirci. Effrayée, elle serra les poings. Peon la regarda longuement.

— Je vais t’aider, souffla-t-il.

Elle osa une simple œillade du côté de la tribune d’honneur : le regard dur de Laosha était posé sur elle pour la première fois de son existence.

Puis tout explosa.


Texte publié par Codan, 1er juin 2021 à 09h17
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