Mala respira les fortes odeurs de l’infusion qu’Issah lui avait servie. Elle était mal à l'aise dans la petite pièce qui servait de chambre au guérisseur. Elle avait pensé qu’après l’agitation du matin pendant la première épreuve de Lan, elle aurait eu besoin du calme de la petite boutique. Mais c’était pire : tout lui rappelait Adeyabo, tout la faisait revenir à Baako. Sa vie entière était parsemée de souvenirs de lui. Chaque expérience, elle l’avait eue avec lui. Son jima.
Son père de cœur cherchait inlassablement son regard, mais ne parvenait pas à l’attraper. Il l’avait accueillie sans poser de question et restait en silence, en face d’elle. Il la savait perdue.
— J’ai appris pour Baako. Ki war moar.
Elle hocha la tête, les yeux fixés sur la tasse qui lui brûlait presque les doigts. Les souvenirs de la veille affluaient à la manière de grandes vagues bousculant la surface habituellement lisse de son esprit. Elle revoyait tous les détails de cette scène, sans cesse. La grande silhouette de Baako qui tombait au sol, son corps entier tordu de spasmes, sa bouche ouverte dans l’espoir de capter plus d’air, ses yeux révulsés… Depuis sa place, Mala n’avait rien manqué. Elle ferma les yeux pour faire le vide.
A-t-il des huiles préférées pour être embaumé ?
L’huile de kuyuu, avec un soupçon de swoli.
Où veut-il être exposé, Mala ?
Dans la petite montagne au-dessus d’Adeyabo, avec les femmes de sa famille, où il pourra veiller sur ses frères et sœurs.
Quelles seront les couleurs de son sarcophage ?
Brun, couleur terre, avec les décorations blanches qu’il a l’habitude de porter lors des fêtes.
Elle soupira, rouvrit les paupières, et regarda l’unique fenêtre où un carré de ciel bleu se découpait entre les hautes tours blanches. Elle se revoyait en train de laver le corps de son meilleur ami, de passer les doigts sur les rides de son visage afin de lui donner un air apaisé, de pratiquer la première incision au milieu de son thorax, de vomir, de pleurer, de se secouer, de retourner auprès de lui afin de terminer de le préparer pour son retour à Adeyabo. Qui d’autre aurait pu le faire ? Elle était son jima. Elle devait prendre soin de lui même dans la mort. Elle devait affronter la souffrance qu’il avait endurée, l’effacer, le rendre noble.
Aujourd’hui, Baako retournait chez lui. Elle aurait dû l’accompagner et terminer les rites. Cela aurait dû être à elle de porter sa dépouille jusqu’au lieu de son exposition, à elle de le mettre dans cette position assise, de fixer sa tête dans ses mains, de dresser le sarcophage de boue, de paille et d’argile, d’y dessiner un visage. Mais elle était coincée ici. Dans cette compétition qui n’avait pas de sens.
La clochette annonçant l’entrée d’un visiteur tinta et Issah redescendit les escaliers grinçants. Mala resta immobile, les yeux fixés sur l’extérieur. Puis elle se releva avec difficulté. Il fallait qu’elle retourne à la Tour Sud. L’heure du couvre-feu arrivait.
Issah interrompit sa discussion avec sa cliente pour attraper son épaule dans un geste doux.
— Nous n’avons pas encore fini, wossi.
— Merci, mais je vais rentrer.
Elle ne parvenait pas à méditer. Elle ne parvenait pas à trouver la paix. Cela ne valait pas la peine d’inquiéter davantage Issah et de l’empêcher de travailler. Il chercha à la retenir avec sa douceur habituelle mais elle refusa chaque proposition. Avec la promesse de revenir dès qu’elle le pouvait, elle le quitta.
Mala fut ballottée par la foule en rejoignant l’Amphithéâtre, mais elle n’y fit pas attention. Ce n’était pas important. Les soldats la laissèrent entrer dans la Tour Sud sans qu’elle n’ait besoin de le demander. Mala se traîna jusqu’à la salle commune, plus par automatisme qu’autre chose : la faim lui manquait.
— Tu vois ce que t’as fait ?
Elle leva les yeux : ceux de Yago étaient plein de fureur. Elle ne répondit rien, il la bouscula.
— C’est de ta faute ! Tu n’as pas le droit d’être triste. Tu l’as abandonné !
Bien sûr qu’il avait raison. Un nouveau coup et Mala tomba à terre. Elle ne se releva pas. Autour d’eux, le brouhaha monta, quelqu’un retint Yago, une autre personne vint l’aider à se remettre debout. Ses jambes tremblèrent. Mala eut à peine le temps de se dégager pour vomir le peu qu’elle avait dans le ventre.
Vide. Elle était vide.
Quand elle se réveilla le lendemain matin, Mala n’avait aucune idée de la manière dont elle avait atterri dans son lit. Un éclair de douleur lui foudroya le crâne. Elle repoussa ses draps et se releva avec prudence, fit quelques pas pour attraper une large chemise propre qu’elle ceignit de son baudrier. Elle en vérifia les poches et soupira de les voir presque vides. Elle aurait dû faire le plein la veille, chez Issah. Qui sait ce que leur avait réservé le dieu du vent et de l’été…
Mala ne s’arrêta pas à la salle commune et ne mangea rien. De toute façon, elle avait constamment envie de vomir, même le ventre vide. Le pas lourd, elle entreprit de rejoindre les gradins. Sa tête lui tournait.
Son épaule se cogna contre quelqu’un : Mala leva les yeux et reconnut le visage de Yago. Le sourire de son ancien ami s’effaça. Il détourna le regard. Mala resta un instant immobile : il s'était montré d’une telle violence la veille qu’elle ne savait pas comment réagir face à lui. Personne ne lui avait appris qu’un frère alayi pouvait agir ainsi contre elle. Elle avala sa salive, avant de se forcer à ne plus penser, à ne plus ressentir et avancer. Elle passa les grandes portes que lui ouvrirent les soldats et porta les mains à ses oreilles dans une vaine tentative d’atténuer le brouhaha des gradins qui l’assourdissait. Elle papillonna des yeux : sur l’arène, de petits bâtiments de bois avaient été érigés, espacés les uns des autres à une distance raisonnable, et installés sur des pilotis.
— Mala !
Elle se retourna : Danaël lui faisait signe depuis les gradins. Derrière lui, le public était revenu, signe que la dernière épreuve sans lui était juste pour les déconcerter. Le bruit de leurs conversations et de leurs rires bourdonnait, et Mala sentit son mal de crâne empirer.
— T’as été longue ce matin, s’inquiéta son camarade.
Mala monta jusqu’à lui. Elle vit qu’il était mal à l’aise et qu’il ne savait pas comment lui parler. Extérieure à elle-même, c’était à peine si elle le remarquait.
Quand Aomi les rejoignit, elle s’assit à côté de Mala et la regarda avec attention.
— Tu as l’air fatiguée, commenta-t-elle.
— De toute façon, les épreuves de Lan ne sont pas physiques, tu pourras conserver ton énergie, chercha à la rassurer Danaël.
Il pointa du menton les petites cabanes.
— Rien que ça, ça nous intrigue et il le sait.
Tous les trois observèrent les constructions en silence. Peon apparut au coin de l'une d'entre elles. Il contourna la structure, les yeux rivés sur elle comme si elle allait l’engloutir.
— Pukra, c’est quoi ce bazar encore ?
Peon s’installa à côté de Danaël qui ne put s’empêcher de soupirer.
— Lan, lâcha Danaël pour toute explication.
— Ton dieu est complètement givré.
— Je ne peux pas te contredire.
Peon resta un moment interdit, puis pour une fois, choisit d’engloutir ses grains de raisin en silence. Que Danaël parle ainsi de son dieu tutélaire les choquait tous les trois.
L’héraldesse l’annonça et, comme un courant d’air, le dieu capricieux s’installa sur son siège, un sourire goguenard aux lèvres. Il joignit les mains et tapota ses doigts les uns contre les autres, puis fit des signes de main aériens pour la foule qui l’acclamait. Axiliam attendit que la Divinité Supérieure prenne place derrière eux, chaque jour plus faible que la veille, et s’avança jusqu’au bord de la tribune.
— Bonjour à tous. En ce deuxième jour d’épreuve, vous devrez une fois de plus faire preuve d’intelligence et de ruse, annonça-t-il en pointant les cabanes. Chaque équipe va être enfermée dans l’une de ces installations. La seule règle, c’est d’en sortir tous les quatre indemnes. Les plus rapides auront le plus de points.
Dans les gradins, des murmures d’appréhension s’élevèrent.
— Allez allez, au travail ! chantonna Lan.
Peon poussa un soupir et se leva le premier, bientôt suivi des trois autres. Ils s’apprêtèrent à rentrer dans la cabane plus proche, mais depuis la tribune, le dieu les arrêta.
— Non non, mon petit Danaël, pas celle-ci ! Pour toi et ton équipe, je vous ai réservé la numéro sept ! Allez, pressez-vous !
Peon lui envoya un regard noir et jura dans sa langue. La démarche de Danaël s’était tendue. Aomi poussa la porte numéro sept et embrassa l’endroit d’un regard calculateur. Quand Mala referma derrière eux, un cliquetis de serrure résonna. Mala prit une longue inspiration, soudain à l’étroit entre ces quatre murs de bois nus. L’installation était exigüe, juste assez grande pour qu’ils puissent s’y tenir tous les quatre debout, mais la circulation était difficile. Si de prime abord elle paraissait fragile, les violents coups de pieds de Peon certifièrent le contraire. Fatiguée, Mala s’assit sur le sol, alors que ses compagnons analysaient l’installation.
— C’est du bois, je pourrais tout cramer, lança Peon.
— Avec ta maîtrise instable ? Tu vas nous brûler avec, l’Orgoï. Et j’ai pas assez d’eau pour limiter les dégâts, le toit est trop étanche et l’air est trop sec.
— Mala, tu pourrais faire quelque chose ?
La jeune femme se força à se concentrer. Elle posa ses mains sur les planches et chercha un morceau de vie à faire éclore, mais elle hocha la tête. Le bois était mort depuis trop longtemps et elle n’avait pas assez rechargé pour lui redonner vie. Aomi frappa du poing contre la paume, puis désigna le Thaelin de l’index.
— Et faire exploser le tout avec l’air de Danaël ?
Danaël grimaça.
— Les planches sont trop rapprochées les unes des autres. Qui plus est, Les murs sont plus solides que ceux des autres, précisa Danaël, j’ai remarqué avant que vous n’arriviez. Je ne pense pas que je pourrais tout seul, j’ai pas assez de force…
Il échangea un regard avec Mala. L’Alayi, encore assise sur le sol, resta interdite. Le sous-entendu qu’elle perçut dans les yeux de Danaël alluma assez de peur en elle pour chasser un temps l’apathie qui l’habitait.
— Je suis fatiguée. On ne doit faire prendre de risque à personne, et une explosion…
— Attends un peu, la contredit Danaël. La consigne exacte, c’est « d’en sortir tous les quatre indemnes ». Il n’est pas question des autres équipes.
Ils échangèrent encore un regard. Mala fut la première à détourner les yeux. Elle était épuisée, et maintenant, effrayée.
— Je ne suis pas très partante à l’idée de…
— De quoi vous parlez ? demanda Peon.
Danaël l’ignora.
— Nous devons rester dans la compétition, nous n’avons pas encore toutes nos réponses.
Mala se mordit la lèvre. La fatigue et la peur se disputait en elle, et son corps amorphe semblait être incapable du moindre effort. L’envie de pleurer lui piqua les yeux. Mais elle devait continuer. Elle n’était plus seule dans sa quête. Danaël s’était accroupi devant elle. Mala pouvait lire l’espoir et la volonté sur chacun de ses traits. Peut-être en aurait-il pour deux.
— Je vais t’aider, chuchota-t-il. Promis.
Elle ferma les yeux.
— D’accord, céda-t-elle.
— Vous allez faire quoi ?
— Nous sortir de là, répondit Danaël. Maintenant, pousse-toi.
Il se redressa et retroussa les manches de son ample chemise croisée. Il tendit la main vers Mala pour l’aider à se relever sur ses jambes mal assurées.
— Le vent est aussi capricieux que son dieu, et ne coopère que lorsqu’il en a envie.
Danaël leva la paume : par d’imperceptibles mouvements de doigts y naquit une petite spirale d’air. Il referma le poing et le vent se dissipa autour, soulevant des mèches de leurs cheveux.
— Essaie.
Mala déglutit. Elle leva la paume à son tour, imita son ami mais rien ne se produisit. Danaël opina en poussant un soupir.
— Désolé…
Sans prévenir, il opéra un mouvement circulaire des deux bras, projetant son air dans la direction de Mala. Surprise, elle fut soulevée et bombardée contre le mur opposé à pleine vitesse. Elle lâcha un cri de douleur sous l’impact. Depuis le coin où ils s'étaient relégués, Peon et Aomi étaient interdits, tandis que Danaël approchait. Mala releva la tête en ignorant les craquements de son cou et braqua sur lui un regard féroce.
— Qu’est-ce qui te prend ?
— Tu n’as pas pu accompagner ton jima. Tu es coincée ici, avec nous, dans ce concours qui n’a pas de sens.
Elle fronça les sourcils et se renfonça, courbée, dans une position de défense. Il ne lui avait encore jamais parlé comme ça.
— Il n’aura pas le repos qu’il mérite, parce que tu n’as pas fini les rites.
Baako. Baako ne serait pas en paix à cause d’elle.
— Tais-toi.
Impitoyable, Danaël continua.
— Il l’aurait fait pour toi. Il aurait tout quitté pour toi.
Oui.
— Tais-toi ! hurla-t-elle en se bouchant les oreilles.
Un grand souffle dont elle était l’épicentre secoua l’habitacle et renversa ses amis. Choquée, ses mains tremblèrent alors qu’elle les détachait de son crâne.
— Qu’est-ce que j’ai fait… ?
— Protégez-vous, lança Danaël en direction des deux autres.
Il s’accroupit en face de Mala et lui prit les épaules. Son regard bleu-gris attrapa celui de Mala, qui s’y accrocha comme un noyé cherche une ancre.
— Maintenant Mala, lui chuchota-t-il. Ton air, laisse-le t’envahir. Ferme les yeux.
Elle obéit. Elle lâcha tout : colère, douleur, culpabilité, tout ce qu’elle retenait explosa les digues fragiles de son mental et l’envahit, pour sortir d’elle en de puissantes et violentes rafales. Mala hurla, incapable de contenir ses larmes d’ire et d’impuissance, qui furent aussitôt séchées par la violence du vent qui balayait ses joues. Une tempête sortit d’elle, de sa bouche, de ses mains, de sa peau. Danaël l’amplifia avec son propre vent et la dirigea contre les murs. Un grand fracas, puis des cris de surprise et le goût du sable sur la langue. Quand elle rouvrit les paupières, Danaël protégeait son regard d’une main en visière pour chercher leurs deux acolytes. Quand Aomi et Peon se relevèrent sains et saufs, le soulagement envahit Mala. Quelques semaines plus tôt, elle ne se serait pas sentie ainsi à la vue des autres équipes autour d’eux : l’explosion avait soufflé toutes les cabanes autour d’eux et du coin de l’œil, elle voyait des candidats blessés. Certains restèrent au sol, les membres arqués dans des angles contre-nature.
— On l’a fait.
Danaël l’aida à se relever et l'enlaça. Elle l’entoura de ses bras et fondit en larmes contre son épaule, des larmes cette fois lourdes et désespérées, le corps exténué, l’esprit complètement sans dessus-dessous. La douceur de Danaël la réconforta, sa chaleur, le battement de son cœur. Pour la première fois, Mala pleura sans retenue. Sans se soucier des apparences, sans se soucier de générer de l’inquiétude. Elle se vida de la douleur du deuil, de la culpabilité de vivre, de la colère de l’impuissance.
— Tu l’as fait, je suis fier de toi.
Il la serra très fort contre lui, sourd à la cacophonie qui avait envahi l’arène. Ses grandes mains frottaient avec délicatesse le dos de Mala, et son menton s’appuyait sur le haut de sa tête. Il était assez grand pour l’envelopper complètement, et l’idée soulagea Mala.
— Félicitations.
La voix froide de Lan les interrompit. Au milieu des installations soufflées, des candidats blessés par les planches ou à moitié enterrées dans le sable, son apparence soignée et la délicatesse de ses tissus chamarrés détonnait. Il posa sur Mala un regard empli de dégoût.
— Alors, c’est vrai.
Il n’en dit pas plus et se détourna pour retourner dans sa tribune. Mala n’entendit pas Axiliam leur décerner le maximum de points : elle venait de comprendre ce que ressentait Danaël quand on s’attirait la haine d’un dieu.
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