Peon s’étira comme un chat en prenant place à côté d’Aomi. Elle l’analysa de haut en bas.
— T’es dans un sale état, mon pauvre.
— C’est ta faute, répliqua-t-il en lui lançant un regard noir.
Elle l’avait déjà poussé dans ses retranchements la veille. Elle avait pris de plus en plus de plaisir à enseigner la maîtrise de son élément, et ce constat l’avait surprise.
— Tu t’améliores.
Pour toute réponse, il croqua avec vigueur la pomme qu’il avait apportée avec lui. Son attention se fixa au-dessus de l’épaule d’Aomi, qui se retourna pour trouver Danaël, une moue inquiète sur le visage.
— Mala n’est pas encore arrivée ?
— Tu vois bien qu’elle n’est pas là, s’agaça Peon.
Le Thaelin s’assit en silence, le regard slalomant entre la porte de la Tour Sud et la tribune d’honneur. Aomi perçut une certaine gêne, que Peon n’hésita pas à relever :
— T’as l’air encore plus gai que d’habitude, c’est effrayant.
Cette fois, Danaël le foudroya du regard.
— Mon ami a assassiné son jima, tu crois que je me sens comment ? Imbécile.
Du plat de la main, Aomi empêcha à temps le poing de Peon de s’abattre sur leur coéquipier. L’Orgoï pesta contre elle et se massa les phalanges endolories. Danaël n’avait pas bougé : il dévisageait Peon avec une flamme provocatrice au fond des yeux. Si lui aussi s’y mettait… Aomi choisit de détourner son attention, et ce n’était absolument pas par curiosité qu’elle demanda :
— Son quoi, tu dis ?
Danaël soupira.
— Son jima. Il n’y a que moi qui ai des bases sur d’autres cultures que la mienne ? Chez les Alayis, on couple les individus depuis l’enfance avec une personne du sexe opposé, un jima. Ils ne connaissent pas la notion du couple comme vous l’entendez chez vous, c’est plus fort.
Danaël s’interrompit, et détourna la tête pour éviter leur regard. Il se gratta la nuque nerveusement. Aomi devina la gêne qu’il avait encore devant Peon et elle.
— Et comment tu sais qu’il était son… son quoi déjà ?demanda Peon en s’étirant les doigts.
— Jima. Elle me l’a dit.
— Vous êtes assez proches…
Danaël darda sur eux un regard méfiant.
— Vous aussi. Vous vous entraînez ensemble, non ?
Peon blêmit, mais l’apparition de Mala depuis la Tour Sud leur évita de répondre. La démarche mal assurée, elle s’avança vers eux. Elle s’installa à côté de Danaël et immobilisa son regard dans le vide. Le silence les écrasa. Cela ne dérangeait pas Aomi : elle était coutumière de ces instants gênants où personne n’ose prendre la parole. Au milieu de ses paires, sa simple présence les provoquait. Avalée par ses pensées, Mala n’avait conscience que de ce qui se tramait en elle, tandis que Peon, à l’opposé tapotait des doigts sur ses cuisses sans parvenir à extérioriser complétement son malaise. Aomi soupira : ce qu’il était agaçant à ne tenir jamais en place... Danaël, lui, lançait de fréquentes oeillades à la tribune d’honneur, pour finir par la fixer, comme hypnotisé.
L’héraldesse de l’empereur pénétra dans la tribune et annonça Lan et son Donneur.
— C’est normal qu’il n’y a pas de public ? souffla Peon.
Aomi eut un regard circulaire, étonnée de ne pas l’avoir remarqué plus tôt, et haussa les épaules.
— Lan l’a sans doute interdit, répondit Danaël.
— Pourquoi ? Il aime se montrer, non ?
— Parce que c’est Lan, il aime surprendre. Il veut jouer avec nos nerfs.
Étincelant dans ses robes légères et virevoltantes, le maître du vent et de l’été s’installa sur son trône dans un geste nonchalant. Il observa les concurrents restants avec un sourire tellement immense qu’il en était terrifiant. Aomi remarqua que Danaël essayait de se faire petit, mais jura que le regard du dieu s’arrêta sur lui quelques longues secondes de plus que sur les autres. Leur compagnon avait certainement un passif avec ce dieu capricieux et instable qui allait ouvrir la troisième série d’épreuves.
— Votre prochaine incarnation se trouve parmi ces jeunes gens, mon cher père, n’êtes-vous pas enthousiaste ?
La Divinité Supérieure, cramponnée au bras de son héraldesse, ne répondit rien et s’installa à son tour. Ses mains s’accrochèrent aux accoudoirs avec une fébrilité visible depuis les gradins : la fatigue ramollissait de plus en plus son corps.
Lan eut un geste pour Axiliam et l’invita d’un théâtral mouvement de bras à prendre la parole. Le Donneur s’avança et esquissa un sourire bref. Le vent secoua ses boucles blondes et sa tunique gris-bleu.
— Tout d’abord, bravo d’être parvenus jusqu’ici. Vous entrez maintenant dans la troisième série d’épreuves. Il s’agira de sortir des situations difficiles avec intelligence et réflexion.
Tous attendirent la suite avec une certaine méfiance. Lan était connu pour être le plus farceur et le plus manipulateur des quatre. Ses épreuves occasionnaient toujours un grand nombre de défaites.
Aomi observa les autres équipes…. et fut surprise de les trouver toutes complètes.
Les équipes incomplètes ont été éliminées pendant les duels hier, comprit-elle.
— Pour cette première épreuve, vous allez devoir faire face à différentes énigmes auxquelles il faudra répondre le plus vite possible afin de faire gagner à votre équipe le plus de points.
Sur l’arène s’avancèrent trois organisateurs armés de sachets de velours blanc à cordons dorés, où des petits papiers avaient été glissés. Aomi fronça les sourcils. Ils s’étaient dépassé physiquement pendant les épreuves de Waal, jusqu’à donner la mort à leurs concurrents. Ils avaient manqué de sombrer dans la folie lors des épreuves de Gaïa. Cela ne pouvait pas n’être que ça.
— Vous piocherez tous l’un après l’autre votre énigme et vous ne pourrez sortir tant que vous n’aurez pas répondu à toutes celles de votre équipe.
Ils patientèrent tandis que les noms s'égrenèrent dans la bouche des organisateurs plus rapidement qu’à l’accoutumée. Aomi s’attendit à ce qu’une règle soit ajoutée, que d’autres instructions soient données, mais rien. C’était simplement ça.
— C’est Lan, expliqua Danaël en voyant son trouble. Il cherche à nous décontenancer.
Peon se leva le premier, suivi de Mala, puis Danaël, et Aomi ferma la marche. Du coin de l'œil, elle vit Lan se décoller du dossier de son trône et se pencher pour les observer. Elle poursuivit son chemin en faisant mine de n’avoir rien remarqué, puis plongea la main dans la petite bourse et déplia le papier.
Qu’est-ce qui augmente toujours et ne diminue jamais ?
Ils rejoignirent les gradins en se regardant avec circonspection. Les autres équipes s’étaient éparpillées et commençaient déjà à se disputer. Un coup d’œil à la tribune d’honneur informa Aomi que Lan et son Donneur l’avaient quittée. Elle les vit se balader entre les rangs des concurrents. Danaël aussi l’avait constaté : son regard s’était fixé sur eux et il s’était tendu.
— Qu’est-ce que vous avez ? demanda Aomi.
Danaël s’arracha à son observation et lui montra son papier.
Cette chose dévore tout : animaux, arbres, fleurs ; elle ronge le fer, abîme l'acier, mange les pierres. Elle tue les rois, détruit des villes et a raison des montagnes. Quelle est-elle ?
Mala lui lut le sien :
— Je suis immobile durant ma vie et je me promène durant ma mort. Qui suis-je ?
— Je n'ai jamais été mais je serai toujours. Personne ne peut me voir mais tout le monde sait que j'existe. Que suis-je ? soupira Peon. Il joue à quoi, ce dieu, avec ses devinettes ?
— Précisément, il joue, lâcha Danaël. Évitons de nous éparpiller et réfléchissons par étape.
— Je pense avoir la réponse à la mienne, fit Mala en arborant un sourire victorieux sur ses traits fatigués. Une feuille. Une feuille reste accrochée à l’arbre, et tombe lorsqu’elle meurt. Elle est alors balayée par les vents et donc se promène.
— Évidemment, une devinette comme celle-ci donnée à une Alayie… maugréa
Peon.
— Bien joué, la félicita Aomi.
Mala esquissa un sourire triste, le regard éteint. Il était étrange de voir la jeune femme, d’habitude pleine de vie, aussi morne. Danaël médita sur la réponse.
— Une feuille morte. Il doit y avoir un lien dans toutes ces énigmes. Lan ne fait rien au hasard.
— Alors ?
Cette voix chantante leur glaça le sang. Lan s’était penché par-dessus l’épaule de Danaël et ses longues mèches de cheveux lui chatouillaient le visage. Mala osa :
— Nous avons déjà une…
Mais le dieu l’ignora. Il approcha son visage du cou de son ancien moine et prit une longue inspiration.
— Ton énergie est différente, mon petit Danaël. Est-ce pour cela que tu ne boites plus ?
— Vous nous déconcentrez, Altesse.
Peon. Franc, tranchant, incapable de dissimuler les émotions qu’il éprouvait, une honnêteté inflexible qui l’habillait plus étroitement qu’un fourreau. Lan esquissa un large sourire satisfait. Aomi fit des gros yeux à Peon pour l’intimer au silence.
— Eh bien, quelle belle équipe nous avons là, susurra le dieu.
Il se redressa et foudroya Peon du regard, tout en gardant ce sourire effrayant.
— N’oublie pas qui distribue les points, moitié d’Orgoï.
Peon blêmit, la pomme d’Adam de Danaël tressauta et Mala se figea. Aomi, elle, observa la scène avec autant de détachement qu’elle le put. Le Donneur de Lan se manifesta alors :
— Votre Altesse, nous devons voir les autres candidats.
Danaël baissa le regard vers son papier. Aomi se demanda quelle histoire liait son équipier, le Donneur et le dieu.
— Oh mais je te néglige, mon beau, pardonne-moi.
Lan embrassa son Donneur à pleine bouche, avec une vulgarité qui choqua la Mushadine.
— Ne vous pressez pas, lâcha Lan en s’éloignant, ne soyez pas idiots au point de penser que ce jeu est équitable.
La mâchoire de Peon se tendit et les lèvres d’Aomi n’étaient plus qu’une simple ligne.
— La Divinité Supérieure ne le laissera pas faire, rappela Mala. Il veut juste nous déstabiliser.
Danaël soupira.
— Tu disais qu’il y a un lien entre toutes ces énigmes, lui rappela Aomi.
— Oui, bredouilla Danaël. Une feuille qui naît au printemps et meurt à l’automne. L’enchaînement des saisons. Le temps qui passe...
Il relut son énigme à voix haute :
— Cette chose dévore tout : animaux, arbres, fleurs ; elle ronge le fer, abîme l'acier, mange les pierres. Elle tue les rois, détruit des villes et a raison des montagnes. Quelle est-elle ?
Il releva les yeux, qui avait retrouvé leur étincelle.
— Le temps, souffla Danaël. C’est pour ça qu’on est ici, le temps du corps de Maëlan est compté. On doit le remplacer. C’est la réponse à mon énigme.
— C’est morbide, commenta Peon.
— Mais c’est l’humour de Lan.
Aomi prit le papier de Danaël et celui de Mala qu’elle plia ensemble. Combative, elle les brandit devant ses camarades.
— Deux sur quatre. Et cela ne fait même pas une demi-heure.
Ils échangèrent un sourire triomphant. Le tout premier depuis leur rencontre.
L’énigme d’Aomi était tombée peu de temps plus tard : l’âge était la réponse logique et correspondait à la thématique de Lan. Il avait fallu davantage de temps pour décortiquer celle de Peon, plus complexe car un peu plus éloignée des autres : demain.
Lan n’avait pas rejoint la tribune. Assis dans les gradins, il s’amusait à écouter les divagations des concurrents. La tête installée sur l’épaule de son Donneur, il riait et se moquait ouvertement des jeunes gens autour d’eux. D’un puissant coup de vent, il avait déjà renvoyé plusieurs groupes qui s’étaient avancés vers lui et avaient eu le malheur de lui donner de mauvaises réponses.
Quand Lan les vit arriver, il se redressa, un sourire joueur sur ses beaux traits.
— Oh, mes préférés ! Alors ?
Peon se redressa et prit la parole le premier.
— Mon énigme était la suivante : Je n'ai jamais été mais je serai toujours. Personne ne peut me voir mais tout le monde sait que j'existe. Que suis-je ? Ma réponse est demain.
Lan haussa le menton, une moue dédaigneuse sur le visage.
— Juste. Mais heureusement que tes compagnons ont compensé ta bêtise naturelle d’Orgoï. Énigme suivante ?
Mala s’empressa de prendre la place de Peon pour éviter qu’il ne se jette sur la gorge du dieu.
— Je suis immobile durant ma vie et je me promène durant ma mort. Qui suis-je ? Une feuille.
— Facile pour une sauvage, répondit Lan en plissant le nez. À ton tour, mon petit Danaël !
Aomi vit la main de Danaël trembler.
— Le temps dévore tout, tue les rois, détruit les villes et a raison des montagnes.
Lan esquissa un sourire satisfait.
— L’énigme n’est pas complète.
— Altesse, le rabroua Axiliam.
Affolé, Danaël lut d’une traite :
— Cette chose dévore tout : animaux, arbres, fleurs ; elle ronge le fer, abîme l'acier, mange les pierres. Elle tue les rois, détruit des villes et a raison des montagnes. Quelle est-elle ?
— Trop tard.
— Vous exagérez !
Lan gifla son Donneur. Son sourire avait disparu, remplacé par une expression de colère.
— Rappelle-toi qui tu es et qui je suis.
Un vent glacial secoua l’Amphithéâtre. Lan frappa des mains.
— À toi, Mushadin !
Aomi prit soin de répéter son énigme et d’y répondre à la suite. Elle fit de son mieux pour que la colère ne se lise pas sur ses traits. Lan arbora une moue déçue.
— Toutes vos réponses sont justes, mais pour l’inexactitude de Danaël, je ne vous donne que cinquante points au lieu de quatre-vingts. Vous pouvez disposer.
— Eh ! Vous êtes…
Peon. Ce fou de Peon. Danaël l’attrapa avant qu’Aomi ne le fasse et lui bâillonna la bouche des deux mains. Lan explosa de rire. Pour la première fois de son existence, Aomi eut envie de blasphémer.
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