Ombre parmi les ombres, Lys glissait sur le pavé inégal et incomplet du Plevraïki, le visage dissimulé derrière sa capuche. Les duels d’élimination de Gaïa laissaient la place aux épreuves de Lan, mais les rayons du soleil naissant ne parvenaient pas à nettoyer la crasse d’une nuit de débauche. Les derniers soûlards tripotaient des prostitués de bas étage qui n’avaient plus la force de réclamer leur dû. Lys détourna le regard et passa son chemin.
Tu es trop précieux pour finir entre d’autres mains que les miennes.
Ces mains qui l’avaient sauvé et qui l’avaient empêché de devenir comme ceux qu’ils croisaient…
Il sortit du quartier mal famé qu’il connaissait par cœur et continua sa route pour les entrepôts commerciaux, plus en amont du fleuve Thanaïs. Le vent soufflait avec davantage d’aisance dans ces rues plus larges et moins encombrées. Lys étudia la foule des ouvriers journaliers qui grossissait sur le port à la manière d’une flaque d’huile dans l’espoir d’avoir du travail et de recevoir un maigre salaire. Ceux-là n’avaient pas encore perdu la foi. Au loin, le carillon du beffroi des marchands sonna le quart. Lys pressa le pas.
Il dépassa plusieurs hangars ouverts, serrés les uns contre les autres, passant inaperçu entre les dockers affairés à charger une gabarre à destination d’Ohalios. Il pénétra dans un bâtiment de briques rouges, ce rouge si criard et si vulgaire face à la blancheur immaculée des beaux quartiers. Personne ne l’arrêta alors qu’il atteignit le fond, un bureau fermé par des parois si fragiles qu’aucune intimité n’y était permise. Il prit tout de même la peine de frapper.
— Entrez ! aboya-t-on.
Lys leva les yeux au ciel. Elle était encore de mauvaise humeur. Il poussa la porte et vit Cathan penchée sur des registres étalés sur une vieille table qui lui servait de bureau. En tant que stevedore, c’était elle qui avait en charge la responsabilité du chargement et du déchargement de tous les navires du port d’Urbaïs. Une position avec beaucoup d’obligations, peu de rétributions, mais qui s’était révélée très utile.
Ses cheveux noirs, d’habitude surélevés en une sévère queue de cheval, tombaient autour de son visage à la manière d’un voile. Au vu de ses cernes, elle n'avait pas pris de repos et était en proie à l’une de ses nombreuses migraines. Il eut le temps de détailler toutes les marques de fatigue laissées sur son corps avant qu’elle ne lève les yeux sur lui. Lys se sentit une fois de plus foudroyé sur place pendant une infime seconde. Cathan n’était pas belle, mais possédait une volonté inébranlable que son regard plein de force peinait à dissimuler.
— Je n’aime pas te voir ici, jolie fleur.
Elle ne l’appelait plus par son nom depuis des années.
— J’ai estimé que l’information que j’ai à t’apprendre n’avait pas à passer par les milliers de bouches que tu as mises entre nous.
Le coin des lèvres de Cathan remonta d’agacement. Elle détestait qu’on n’exécute pas ses plans à la virgule près. Les précautions qu’elle prenait faisaient d’elle le personnage le mieux organisé, le plus redouté mais aussi le plus mystérieux de l’histoire politique d’Urbaïs. Et sans doute de l’empire.
— Alors ? s’impatienta-t-elle.
— Les dieux ont décidé de lancer des recherches pour les disparus.
Cathan renâcla, puis se concentra de nouveau sur ses registres.
— Tu sais très bien qu’ils ne les trouveront pas.
Elle avait souvent des excès de confiance, certaine que sa vigilance ne pouvait être déjouée, et Lys voyait ça d’un mauvais œil. Même si dans la plupart des cas elle avait raison, il y avait toujours ce maigre pourcentage, cette part de risque qu’il ne pouvait oublier.
— Peut-être serait-ce le moment de nous débarrasser des individus qui ne nous servent pas…
— Je préférerais qu’ils nous servent, alors si tu as du temps aujourd’hui, charge-toi de les rendre utiles.
— Pas avant cette nuit, j’en ai peur.
Les doigts de Cathan tapotèrent contre le bois de la table.
— Alors lâche ton fichu soldat et rejoins-moi ce soir.
— Mon “fichu soldat” nous apprend bien des choses.
Après tout, c’était de lui qu’il tenait l’information, pas plus tard qu’une heure, entre un baiser et une caresse.
— Toute attache est une entrave.
— Je ne l’aime pas, lâcha automatiquement Lys.
C’est faux. Il repoussa cette voix au fond de sa conscience.
— Alors annule ta partie de jambes en l’air de cette nuit et rends-toi utile. Prouve que tu es plus qu’une catin de bas étage. Je t’attendrai.
Tu es trop précieux pour finir entre d’autres mains que les miennes. C’était rare qu’il repense aussi souvent aux mots de son maître. Sans doute avait-il besoin de se rassurer. Il se rendit à son appartement, dans les quartiers blancs encore endormis, et se contraignit à sommeiller quelques heures avant de rejoindre le palais pour les répétitions quotidiennes de l’orchestre de chambre.
Lysandre serra les bras autour de ses jambes dans l’espoir de garder un peu de chaleur. Depuis son coin de pavé, il regardait les passants d’un air absent. Il avait faim. La pluie incessante coulait sur ses longs cheveux, glissait dans son dos et trempait ses vêtements. Zaya n’avait pas assez d’argent pour faire manger tous les orphelins qu’elle avait récupérés. Cathan n’avait pas encore trouvé de travail pour l’aider. Alors quand Lysandre n’en cherchait pas lui-même, il faisait la manche.
Le gamin dénotait dans ce joli quartier, mais il avait rapidement compris que sa présence suscitait deux réactions de la part de ses habitants : soit il était chassé à coups de balais, soit on lui donnait assez d’argent pour qu’il déguerpisse. C’était la nécessité de se nourrir qui lui faisait oublier son dos endolori par les rossades de la veille.
Lyssandre ne vit pas tout de suite les deux soldats qui venaient vers lui. L’un le remit debout avec brutalité et l’autre le baillonna d’une main rugueuse.
— Si tu hurles…
Il ne finit pas sa menace, mais l’éclat de son épée le fit à sa place.
— Suis-nous.
Sa gorge se noua. Forcément, à force de traîner dans ces quartiers, cela devait lui arriver… Zaya aurait une bouche en moins à nourrir. Lysandre suivit les gardes, le cœur battant et la mort dans l’âme. Ils traversèrent ainsi les rues sans qu’aucun passant ne s'apitoie sur le sort du garçon. Leur chemin les mena jusqu’au palais impérial, que Lysandre n’avait jamais osé approché et avait toujours contemplé de loin depuis les toits usées du Plevraïki. Il faillit se décrocher le cou pour regarder les plus hautes tours, avant que les soldats le bousculent pour le faire avancer. Ils ne pénétrèrent pas par l’entrée principale, mais par le donjon adjacent aux allures plus austères. Après lui avoir fait dévaler une flopée de marches, les soldats finirent par le jeter dans un cachot dont ils refermèrent la grille grinçante.
— Je vais le chercher, dit l’un d’eux
Lysandre s’écroula sur la pierre froide. La peur le tiraillait et l’empêchait de demander : qu’allait-il lui arriver ? La prison sombre et humide ne présageait rien de bon…
Après une éternité de silence, des pas résonnèrent dans l’escalier. Lysandre releva la tête vers la source de lumière. L’autre soldat revint, accompagné d’un bel homme, dans la force de l’âge, ses longs cheveux blonds presque blancs tombant sur ses épaules, et des yeux d’une intensité telle que le garçon en était subjugué. Ils restèrent de longues secondes à se regarder l’un l’autre. L’homme semblait le détailler avec attention.
— Lève-toi, lui ordonna-t-il.
Sa voix, sans être dure, avait quelque chose de profond, d’ancien, elle avait cette note qui incitait au respect.
Lysandre obéit.
— Lysandre, fils de Danek et Kikoe ? demanda alors le grand homme aux longs cheveux.
Le garçon chercha à reculer, mais se heurta contre le mur dur et humide. L’inconnu ordonna d’un mouvement de menton qu’on lui ouvre la grille. Il pénétra dans la cellule, sourit à Lys et lui tendit la main.
— N’aie pas peur. Je suis Maëlan, et à partir de maintenant, tu seras Lys et tu travailleras pour moi.
Depuis que L’horizon avait été vidé, depuis que ses parents avaient été emmenés, depuis que lui et les autres enfants s’étaient tous retrouvés à la charge de Zaya, presque tous les adultes que Lysandre avait croisés l’avaient trompé. Il ne pouvait baisser sa garde. Dehors, le tonnerre gronda et zébra le ciel, éclairant un instant l’endroit percé par d’infimes meurtrières.
— Et qu’est-ce que ça veut dire, travailler pour vous ?
Maëlan eut un sourire.
— J’ai besoin de toutes tes compétences, et je te paierai cher. Tu n’auras plus à t’inquiéter pour la vieille femme aveugle et la troupe d’enfants qu’elle protège si tu travailles pour moi.
Pouvoir apporter plus d’argent à Zaya ? Nourrir tout le monde, tous les jours ? Ce fut ce qui le décida. Il attrapa la main de Maëlan et la serra pour sceller leur accord. Il n’avait aucune idée des compétences dont parlait Maëlan, aucune idée du genre de travail qu’il ferait pour lui, mais si cela pouvait mettre les autres à l’abri de la faim…
— Très bien. Tu es trop précieux pour finir entre d’autres mains que les miennes.
La blancheur des beaux quartiers étaient telle que lorsque la lune était haute et le ciel dégagé, la nuit n’en était jamais vraiment une : les lumières de l’astre nocturne se reflétaient dans les hauts bâtiments et éclairaient tous les recoins lugubres dans lesquels les malfrats pouvaient se cacher. Lys évita de justesse un groupe de soldats effectuant leur ronde en se plaquant contre la porte cochère de chêne sombre d’un immeuble de maître. Son manteau noir lui permit de rester invisible aux yeux blasés des patrouilleurs.
Il attendit plusieurs minutes, l’oreille tendue pour entendre leur pas s’éloigner, puis se remit en mouvement, aussi silencieux qu’un fantôme. D’ordinaire, il aimait l’ironie du lieu choisi par Cathan pour héberger leurs activités illicites, mais durant cette période tendue qu’était le Grand Choix, avec la mise en place d’un couvre-feu dans la zone de circulation des candidats, il aurait préféré un endroit plus facile d’accès.
Plus facile mais aussi plus risqué, rétorqua la voix de Cathan dans sa tête. Il traversa la rue, et eut un regard pour le haut immeuble où les soldats de l’armée impériale se reposaient durant leur temps libre. Pas cette nuit. Lys tourna dans la rue d’en face, et s’arrêta devant le vieil immeuble voisin de l’entrepôt des armes lourdes. Il tapota contre le panneau de bois, et le vigile qui en gardait l’accès le reconnut. Il passa par par la salle de vie, où une bonne dizaine de personnes s'étaient réunies autour de la table pour parler à voix basse autour de plans de bâtiments. Faëki lui fit signe.
— Tu veux te joindre à nous, Lys ?
— Pas ce soir, j’ai du travail. Vous me résumerez vos prochaines actions ?
— Pas de problème, répondit son ami. On a une liste d’événements qui peuvent t’intéresser.
Lys hocha la tête avec un sourire, avant de filer au sous-sol. Les murs étaient capitonnés par des couches végétales denses et superposées, entretenues par ceux qui en avaient le pouvoir. Lys les caressa de sa main en descendant les escaliers. Plusieurs fleurs s’ouvrirent au passage de sa paume.
Les caves d’Urbaïs étaient assez grandes et profondes, de telle sorte que celle-ci avait pu être aménagée pour accueillir plusieurs cellules. L’odeur humide de renfermé était difficilement contenue par les couches de végétation. Certains enfants de Gaïa avaient tenté de les maîtriser pour s’échapper, sans succès. Malgré l’obscurité, Lys reconnut certains individus qui le regardèrent passer. Un garçon se releva de sa couche de fortune pour attraper ses barreaux et lui lancer un crachat. Lys évita le glaviot de justesse.
Tout au fond, devant la dernière cellule, il retrouva Cathan, armée d’une lampe à huile qui était l’unique source de lumière. Sa main libre sur la hanche, elle fixait la gamine qui s’était recroquevillée dans un coin. Lys se souvint d’elle à peine quelques jours plus tôt lorsqu’il l’avait enlevée dans la Tour Nord. Depuis, elle avait perdu sa fierté.
— Il faut que tu la testes, lâcha Cathan. Tout le monde a essayé, mais il semble qu’elle soit pure. Elle a failli mettre le feu à toute la pièce quand Faëki et Liako s’en sont chargés.
Et Cathan l’avait sans nul doute punie au vu de l’hématome qui mangeait la joue de la gamine.
— Pourquoi perdre notre temps, alors ? demanda Lys en haussant les épaules. Autant s’en débarrasser.
— Nous ne sommes pas assez nombreux pour nous permettre le luxe de cracher sur un soldat potentiel.
Lys soupira.
— Parce que tu crois que même mêlés, ils peuvent faire de bons soldats ? rétorqua-t-il en pointant le garçon qui lui avait craché dessus. Vous faîtes un super boulot pour effacer la propagande des dieux de leur esprit, franchement bravo.
— Quand tu passeras plus de temps à nous aider qu’à t’envoyer en l’air, tu seras en position de juger. N’oublie pas à qui tu parles.
Il releva la tête dans un geste de défi.
— Et n’oublie pas que sans moi, tout ça n’existerait pas. Vous seriez tous en train de mendier dans les rues. Ou peut-être que vous seriez morts, qui sait ?
Cathan lui adressa un regard mauvais. Ils s’affrontèrent silencieusement avant qu’elle ne cède, lui laisse le trousseau de clefs et fasse demi-tour.
— Teste-la, c’est tout, lâcha-t-elle en s’éloignant
Lys se retrouva seul au milieu des cellules, dans la noirceur quasi complète et la lourde humidité de la cave. Il claqua des doigts : une petite flamme jaillit de son pouce, qu’il envoya allumer une vieille torche coincée dans le mur. Le bois crépita. Sans crainte, il ouvrit la grille avec l’une des clefs et pénétra dans la cellule. La gamine leva enfin la tête et regarda l’ouverture avec espoir. D’un coup de vent, Lys la referma et le mécanisme automatique de la serrure s’enclencha dans un bruit métallique. Quelque chose s’éteignit dans le regard de la jeune fille.
— Ton nom ? demanda-t-il d’une voix douce.
Elle trembla, et répondit après plusieurs secondes d’hésitation :
— Chalae Daorak.
Il s’avança vers elle, et se pencha pour lui retirer les menottes qui annihilaient sa maîtrise. Elle se massa les poignets.
— Je pense que tu sais ce qui t’attend. La différence, c’est que j’ai une meilleure maîtrise des quatre éléments, alors tu ne pourras pas reproduire tes petits exploits sur moi.
Elle ne dit rien, mais ses yeux furieux brûlaient de rage.
— Ce qui change également, c’est que tu as été maintenue dans un état de fatigue permanent qui est propice à l’utilisation instinctive de sa ou ses maîtrises.
Il puisa l’eau de l’humidité ambiante et l’arrosa généreusement. Elle se releva en vacillant et adopta une position de combat fragile. Les lianes du mur s’enroulèrent autour de ses chevilles et elle s’écroula au sol. D’un nouveau claquement de doigts, une bulle sans air naquit autour d’elle. Il la vit relever vers lui un regard empli de terreur : elle devait se souvenir de ce qu’il lui avait fait, cette fameuse nuit.
— C’est ta dernière chance, Chalae. Soit tu as une seconde maîtrise cachée en toi et je vais la réveiller, soit tu ne nous sers à rien.
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