Quand Mala le rejoignit dans les gradins, il s’aperçut tout de suite que quelque chose n’allait pas : elle avait le teint blafard et ses gestes étaient teintés d’une lenteur que seule la fatigue pouvait apporter.
— C’est ce qu’on a fait hier, qui t’a mise dans cet état ?
— Mon jima est nominé, je lui ai donné mon énergie.
Danaël se tut, ne sachant pas trop quoi dire d’autre, le regard alternant entre ses mains et Mala. Avec ses lectures, il connaissait l’importance du jima chez les Alayis. Halioès ne regorgeait pas de sources sur les trois autres peuples, mais il avait retenu ce terme du seul ouvrage sur les us et coutumes des Alayis. Couplés depuis l’enfance avec une personne de l’autre sexe, ce lien était le plus fort qui puisse exister, dépassant la notion de couple chez les Mushadins ou les Orgoïs. Cela avait dû fasciner l’auteur de l’ouvrage, parce que les Thaelins ne connaissaient pas la fidélité.
Enfin, ceux qui ne sont pas moines.
— Il est nominé aujourd’hui, à la place de la Mushadine de son équipe qui a disparu, ajouta Mala.
Danaël se grignota les ongles, les yeux perdus fixés sur le vide et sa réflexion lancée au galop.
— Disparue ? Disparue comment ?
— Je n’en sais pas plus.
— Ça explique peut-être pourquoi Peon n’est pas nominé…
La veille au soir, il avait réussi à rentrer juste à temps pour écouter les nominations. Tomaïan l’était, sans surprise, mais que Peon et tous ses malus y aient réchappé…
— C’est une manière de punir les coéquipiers, tu crois ? demanda Danaël.
Mala ne lui répondit pas. Pour la première fois depuis leur rencontre, il ne trouvait pas en elle cette flamme de vie si vive qui la caractérisait. Il choisit de la laisser en paix et de garder ses interrogations pour plus tard.
Depuis la tribune d’honneur, l’héraldesse, toujours la même jeune femme depuis le début du Grand Choix, s’annonça à l’aide d’un cor. Le silence se fit difficilement. Les gradins étaient bondés : des spectateurs étaient venus assister aux combats, et l’ambiance était électrique. Danaël coulait des regards en coin vers sa coéquipière, qui regardait l’arène avec un visage inexpressif. Il eut envie de lui prendre la main, pour la soutenir, mais se retint.
L’héraldesse annonça l’entrée des dieux. Waal, Gaïa, Lan et Laosha s’assirent les uns après les autres, chacun salué par une salve d’applaudissements. Leurs Donneurs s’installèrent derrière eux, toujours aussi fiers, et enfin la Divinité Supérieure entra en scène. Comme à chacune de ses apparitions, sa venue teintait l’atmosphère d’une lourde solennité qui peinait à s’atténuer. Emme s’appuya sur le bras de la jeune femme afin de rejoindre son trône, en retrait derrière ses enfants, puis lui fit signe de continuer.
L’héraldesse gonfla la poitrine, pour annoncer :
— Nous sommes ici pour assister aux duels de Gaïa. Les participants qui n’ont pas cumulé assez de points se retrouveront donc sur l’arène.
— Mensonge, marmonna Mala. Il avait assez de points.
Danaël lui donna un léger coup de coude pour la faire taire.
— Il s’agit de leur dernière chance pour rester dans la compétition. Je rappelle la nouvelle règle de cette année : chaque éliminé emportera avec lui les trois autres candidats de son équipe.
Une vague de colère sembla s’abattre sur Mala. Elle fixa sa déesse des yeux et, malgré la foule, malgré tous les regards braqués sur elle, Gaïa la fixa en retour, pleine de curiosité.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’inquiéta Danaël.
Aussitôt, Mala gémit et ferma les yeux pendant de longues secondes. Depuis la tribune d’honneur et malgré la distance, Danaël voyait que l’expression de Gaïa affichait un dégoût qu’elle peinait à dissimuler.
— Elle sait, lâcha Mala.
Danaël sentit l’angoisse sourdre en lui.
— Mais pourquoi t’as fait ça ?
— Elle ne l’a pas protégé, elle a menti.
Danaël n’eut pas le temps de méditer sur les paroles de sa coéquipière car le héraut annonça :
— Pour ce premier combat, j’appelle Baako, fils de Falima, et Tomaïan Hugwin !
Danaël se tendit en même temps que Mala. Baako entra par l’une des deux portes réservées aux combattants et balaya la foule du regard. Quand Mala fit un léger signe de la tête, il lui répondit, puis il avança vers le milieu de l’arène.
Tomaïan entra alors et Danaël serra les dents. Son visage était partagé entre l’angoisse et la fureur, loin de ce calme qu’on leur imposait au Haut Monastère. Autour de l’arène, des organisateurs se tenaient immobiles : ils n’allaient pas intervenir. Personne ne devait le faire jusqu’à la fin du combat. Un gong retentit pour annoncer le début des hostilités.
L’Alayi se baissa sur ses appuis, alors qu’au contraire, le Thaelin se redressa pour gagner de la hauteur. Ils se regardèrent en chien de faïence, n’osant pas attaquer. Danaël devina les intentions de Baako : dans le sol, il faisait pousser des racines qu’il pourrait utiliser plus tard dans le combat. Il avait déjà vu ses compatriotes utiliser cette technique.
Tomaïan fut le premier à réagir : il envoya une lame d’air qui s’abattit sur les côtes de Baako et qui déséquilibra sa position. Il grimaça. Le vent souffla sur l’arène et le Thaelin sourit. La chance était de son côté. Mala serra les poings.
Baako abandonna sa tactique et s’avança vers le Thaelin, mais sa grande carrure le ralentissait. Le Thaelin se réfugia derrière un bouclier d’air et l’empêcha d’approcher. Baako y balança un coup de poing, qui fit naître une large fissure et le brisa. Tomaïan recula. Pas assez rapidement. Une liane lui entrava la cheville et le fit tomber à terre. Baako s’installa sur ses hanches, simplement pour l'immobiliser, mais le Thaelin, pris de panique, s’ébroua sous lui. Baako renforça sa prise et lui bloqua un bras. Mais n’eut pas le temps de le faire pour l’autre. Danaël reconnut le geste qu’il avait lui-même exécuté, alors qu’il était à sa place : la main levée, les doigts courbés, comme se resserrant autour d’une balle invisible.
Il le prive d’air.
Baako le lâcha, porta ses mains à sa gorge, le visage rougi par l’effort. Son râle résonnait dans l’Amphithéâtre silencieux.
— Il faut qu’il arrête, murmura Danaël.
Mais la respiration saccadée de Tomaïan et son regard fixé sur son ennemi lui donnaient des airs de bête sauvage. Baako le frappa. La main de Tomaïan se referma.
Mala émit un cri de douleur qui perça au-dessus des vivats alors que Baako essayait de défaire la prise invisible. Puis, il s’arrêta de bouger. Immobile, les yeux révulsés, ses grandes mains tombèrent et soulevèrent des poussières de sable.
Le hurlement de Mala se perdit dans les hourras de la foule.
Danaël n’avait pas attendu la fin des duels pour rejoindre Tomaïan. Que s’était-il passé ? Qu’était devenu son ami d’enfance, doux, patient, inoffensif ? Il se fraya un passage dans les couloirs, cachés sous les tribunes, jusqu’à la Tour Est où Tomaïan s’était réfugié. Il le chercha dans la salle commune mais trouva la pièce déserte. Il grimpa alors quatre à quatre les escaliers jusqu’à la chambre de son ami. Tomaïan était recroquevillé sur le lit, le visage enfoui dans l’oreiller. L’image du gamin naïf débarquant dans les dortoirs des Hugwins, perdu, les yeux effrayés par tout ce qui l’entourait, lui revint en mémoire.
— Tomaïan… souffla Danaël.
Il le rejoignit en quelques enjambées, et s’agenouilla à côté de lui. Son ami ne bougea pas. Danaël avança une main prudente vers son épaule, dans un geste qu’il voulait réconfortant, mais Tomaïan se retourna et l’arrêta avant qu’il ne le touche. La poigne dans laquelle il emprisonna son poignet était aussi ferme que son regard était sévère. Orageux comme une nuit d’été pleine de tonnerre.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Les traits de Tomaïan avaient une rudesse que Danaël ne lui connaissait pas.
— Je viens pour…
— Pour faire quoi ? Où étais-tu hier quand j’avais besoin de toi ?
Danaël accusa le coup.
— Je… Tu as tué quelqu’un aujourd’hui, Tomaïan.
Son ami se redressa avec fureur et le poussa. Danaël tenta de se réceptionner, mais se tordit le poignet sur le dur plancher de la chambre. Il geignit de douleur.
— C’était lui ou moi !
— Tu avais le choix de…
— Ah parce que tu crois que tout le monde est comme toi ? Tout le monde a ta magnanimité ? J’avais peur, j’avais besoin que tu me rassures, et tu n’étais pas là.
Danaël se releva. Tomaïan fixa d’un œil noir la jambe malade de son aîné, jambe qui n’avait pas protesté.
— Tu as préféré t’envoyer en l’air avec cette Alayie n’est-ce pas ?
Danaël ouvrit la bouche sans répondre. Dans un autre contexte, cela aurait été risible.
— Mais n’importe quoi ! C’est son ami que tu viens de tuer, idiot !
— Arrête ! Tu passes ton temps avec elle !
Tomaïan le frappa, et comme il put, Danaël essaya de l’en empêcher.
— Elle est de mon équipe !
— J’ai tué quelqu’un aujourd’hui, et c’est de ta faute. Parce que tu l’as choisie elle au lieu de moi.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Tomaïan se stoppa d’un coup et explosa d’un rire nerveux.
— Tu n’as jamais remarqué, n’est-ce pas ?
Il approcha son visage du sien, et son souffle s’échoua sur les lèvres de Danaël, qui recula.
— Tu sais, j’aurais pu t’aider pour ta jambe. Mon énergie, je te l’aurais donnée.
Danaël avala sa salive avec difficulté. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais rien ne vint. Tomaïan était…?
— Tu es comme mon frère, Tomaïan, lâcha-t-il.
Le visage de son ami se décomposa, ses yeux se mouillèrent.
— Sors d’ici.
L’ordre tomba comme un couperet.
— Explique…
— Sors. D’ici, tonna Tomaïan.
Danaël serra les dents. Il chercha à accrocher le regard de son ami, mais celui-ci s’échinait à fixer le mur derrière lui, la mâchoire tendue. Danaël soupira. Il obéit, non sans lui jeter un dernier regard avant de s’éclipser.
Il venait de perdre un frère, et ce sentiment de vide empêchait sa réflexion.
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