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tome 1, Chapitre 17 « Danaël » tome 1, Chapitre 17

Danaël mangeait d’une main, et de l’autre tournait les pages du livre qu’il lisait en diagonale. Il contenait toutes les techniques de méditations compilées par les moines et tous avaient eu à l’étudier dès leurs premières années d’enseignement. Les derniers chapitres, bien souvent délaissés, étaient consacrés à la projection astrale. Danaël y cherchait des réponses. Que s'était-il passé pendant son duel avec Fyodor ? Un instant, il s’était senti hors de son corps, comme poussé par quelqu’un d’autre.

Quelqu’un qui avait pris sa place. Une énergie étrangère qui avait alimenté la sienne… et qui avait recommencé, la veille, pendant l’épreuve de méditation.

Il avait su reconnaître les pics des Orgoïs, parce qu’ils n’étaient pas assez puissants, preuve de leur manque d’éducation en matière de méditation et de projection astrale. Le problème qu’il avait rencontré était leur nombre, comme s’il avait fait face à un essaim de guêpes.

Mais un peu plus tard, cette même présence était revenue et l’avait aidé à lutter.

Comment était-ce possible ?

— Bonjour Dan !

Il sursauta : tout occupé à dévorer le plus d’informations possible, il n’avait pas vu Galed et Raëlan s’installer en face de lui.

— Ça fait un moment qu’on ne te voit plus, Dani.

Danaël releva le nez, la bouche pleine d’un gros morceau de pomme juteux qu’il croqua bruyamment.

— Qu’est-ce que tu fais, quand les épreuves sont terminées ? T’es pas à l’entraînement en tout cas.

Danaël ne pouvait pas leur dire qu’il cherchait un moyen de sortir de ces épreuves en toute sécurité. Qu’il haïssait ce dieu qui l’avait mis là pour son seul divertissement et qu’il voulait juste s’enfuir, loin de ces questions sans réponses.

— Tu traînes avec tes coéquipiers ?

Danaël éclata de rire, crachant un bout de pomme à moitié mastiqué en plein milieu du visage de Galed, qui grimaça de dégoût.

— Bien sûr que non !

Il y avait bien cette Alayie qui allait aux archives tous les jours et épluchait les mêmes fonds que lui… Ils avaient échangé quelques mots, mais cela n’allait pas plus loin.

Raëlan haussa les sourcils de façon suggestive.

— Ou alors tu vas dans les quartiers rouges sans nous ?

Les quartiers rouges, le dernier endroit de cette ville où il avait envie de mettre les pieds.

— N’importe quoi, répondit-il en roulant des yeux.

— Tu fais ce que tu veux, de toute façon, Lan n’a plus d’autorité sur nous.

— En théorie, ajouta Galed.

— Sois pas rabat-joie, soupira Raëlan. Tu dois être le seul à ne pas avoir fait un tour chez les prostitués. Et tu vois, personne n’a essuyé la colère mortelle de Lan !

Danaël serra les dents, tandis que ses amis s'amusaient du ton théâtral de Raëlan. Contrairement à ses amis, il connaissait l’ire de Lan et la subissait tous les jours, à chaque pas qu’il faisait. Eux ne l’avait pas marquée dans leur chair, se rappelant à eux à chaque mouvement.

— Moi non plus, lâcha-t-il à mi-voix.

Le regard de Raëlan tomba sur le livre que tenait encore Danaël, et secoua la tête.

— Tu devrais essayer, c’est plus efficace que la méditation. Ça pourrait décoincer ta jambe. En tout cas, moi, ça m’a bien retapé le dos que je m’étais esquinté en début de semaine.

Danaël eut une moue dubitative. Il avait d’autres soucis en tête que d’aller dans les quartiers de plaisir, mais comment le faire comprendre à ses amis ?

— Raëlan, Tomaïan et moi allons nous entraîner au palais de Lan après l’épreuve, si tu veux nous rejoindre, proposa Galed.

Danaël hocha la tête.

— C’est gentil, mais j’ai prévu autre chose.

Raëlan eut un grand sourire, qui exaspéra Danaël.

— Non, je ne vais pas dans les quartiers rouges, et même si j’y allais, tu ne le saurais pas.

Galed envoya une taloche à leur ami.

— On te laisse finir tranquille, à tout à l’heure !

Danaël les regarda se chamailler en quittant la pièce, un léger sourire aux lèvres, puis baissa le regard sur une nouvelle page. Il lut, à moitié absent : “ Comment projeter son esprit dans celui d’une autre personne ? “

Sa curiosité réveillée, il posa son verre de lait de chèvre et se pencha sur son livre.

Le temps s’étira et l’agitation des domestiques l’arracha à sa lecture. Il rejoignit son équipe à la hâte pour éviter d’être en retard pour la seconde épreuve de Gaïa. Les spectateurs étaient déjà là, équipés de leurs fascicule sur lesquels certains visages avaient été barrés. Danaël aurait juré que le sien l’aurait été dès la première semaine. Essoufflé, il s’assit à côté de Mala, et pour la première fois, il décela en elle quelque chose que sa méfiance et son mépris lui avaient dissimulé : une espèce de sagesse dans son regard doré.

— Je dois te parler, lui chuchota-t-il.

Elle eut un sourire énigmatique.

— Moi aussi.

Dans la tribune d’honneur, l’héraldesse venait d’annoncer Gaïa. Toujours aussi resplendissante dans sa simplicité, la déesse s’installa à son siège sous les hourras de la foule, tandis que son Donneur foula l’arène quelques mètres plus bas, les bras en l’air, son sourire séducteur en direction du public. Il y avait quelque chose d’impressionnant en lui, une virilité à l’état brut, sans aucun autre artifice que les peintures blanches qui s'étalaient sur sa peau. Danaël se souvint d’avoir lu quelque part qu’il s’agissait de symboles rituels pour s’attirer la protection des ancêtres, un peu comme le collier que les nobles femmes mushadines portaient, chaque perle symbolisant une cheffe de famille précédente.

— Bienvenue pour ce second jour d’épreuve ! tonna la voix de Zalin, amplifiée par la structure du bâtiment. Nous allons poursuivre notre quête de l’harmonie intérieure.

Quelle harmonie intérieure ? Lors de la dernière épreuve, il avait passé tout son temps à lutter contre les incursions agressives que d’autres essayaient de faire dans son esprit. Zalin n’avait pas cillé. S’il n’avait pas reçu cette aide mystérieuse et inattendue, peut-être ne serait-il même plus dans la compétition.

— Pour aujourd’hui, quelqu’un d’autre va me rejoindre.

Des exclamations de surprises éclatèrent chez les spectateurs. Depuis l’entrée qu’il avait empruntée quelques minutes plus tôt, une femme le rejoignit sur le sable de l’arène. La démarche rapide et vigoureuse, le dos droit et rigide, chaque pas effectué comme une victoire sur le sol qu’elle foulait. Zalin effectua un court salut de la tête, auquel la nouvelle venue répondit brièvement.

— Pour ceux qui ne la connaissent pas, voici Zaora Za’i, la Donneuse de Laosha, déesse de l’eau et de l’automne.

— Normalement, les épreuves se déroulent sans intervenant extérieur, avec uniquement le dieu et son Donneur… lâcha Danaël, tout aussi estomaqué que le reste des candidats.

Za’i ? tilta-t-il. Zaora semblait chercher quelqu’un dans la foule.

— Pour cette épreuve, il va falloir vous allonger sur le sol et mobiliser assez de concentration pour ne pas être perturbés par la goutte d’eau qui tombera à intervalles réguliers sur votre front. Évidemment, personne ne peut faire appel à sa maîtrise, encore moins les guerrières mushadines.

Danaël se rendit compte de ce qui le perturbait : la ressemblance entre la Donneuse et Aomi. Il lança un coup d’œil à sa coéquipière, qui s’était penchée vers Peon pour faire des messes basses. Depuis quand ces deux-là étaient-ils proches ? L’Orgoï, lui, avait pâli.

— Si tu es calme, il n’y a pas de raison que…

Aomi s’interrompit quand elle sentit le regard de Danaël sur elle. Depuis l’arène, Zalin continua :

— Je vous demande donc de venir vous allonger sur le sable et de commencer à entrer en transe au son de ma voix.

Les candidats se mirent en mouvement, hormis Peon qui resta assis sur le banc de pierres.

— Tu veux vraiment nous faire perdre, alors ? le piqua Danaël. Bouge-toi.

Peon se releva brusquement et malgré la bonne tête qu’il avait en moins, il affronta Danaël en silence avec dans les yeux une rage bouillonnante et… de la peur. Danaël fronça des sourcils.

— De quoi t’as p…

— Magnez-vous, lança Aomi, quelques marches plus loin.

Peon le dépassa en le bousculant. Déjà, les méninges de Danaël s’étaient remis en marche.

Il avait dû se calmer pour pouvoir entrer en transe. Trop de choses le secouaient. Plus il avançait dans ses recherches, et plus de nouvelles questions le tarraudaient. Le lien entre les disparitions des candidats et la hausse des inconnus retrouvés dans le Plevraïki à chaque session du Grand Choix. Son absence, pendant le combat contre l’Orgoï. Et puis son crayon…

Et cette eau, qui ne tarissait pas… La voix de Zalin avait espacé ses interventions pour devenir silencieuse, si bien que Danaël ne pouvait plus s’accrocher à quoique ce soit. Il fallait qu’il freine à nouveau le cours de ses pensées. Quand est-ce que Zalin allait les libérer ?

Danaël fit taire son impatience comme il le pouvait. Il savait que le la goutte d’eau, régulière et impossible à arrêter, pouvait rendre fou. D’ailleurs, il entendait certains candidats sortir de leur immobilité en hurlant, ayant perdu leur sanité. Danaël se reprit : il ne devait pas les imiter. Il s’imagina plus jeune, se remémora les effluves entêtantes de l’encens, la voix d’Henaël qui les poussait à se calmer, à apaiser le flot de leurs pensées. Il plongea dans ses souvenirs à corps perdu, éloignant ceux qui allaient lui poser problème, ne se concentrant que sur ceux qui lui permettaient de rester dans cette fameuse transe. Danaël ne percevait même plus le contact de l’eau sur son front…

Quelqu’un claqua des mains : Danaël se releva en sursaut, le cœur battant. Il scanna autour de lui, avant de se rappeler où il était. Il s’était endormi… Au moins, il avait réussi l’épreuve et n’était pas sorti de sa transe. Il reconnut le rire de Peon, qui se moquait allègrement de lui. Il eut envie de lui faire un geste obscène en réponse.

Au milieu des quators qui se reconstituaient sur le sable de l’arène, il remarqua que certains candidats, comme la veille, avaient le regard vide et sans vide. Ils s’étaient perdus eux aussi… Sans le claquement de mains qui l’avait réveillé, sans doute que lui aussi compterait parmi ces coquilles vides.

Quelque chose d’autre attira son regard… Une équipe de trois membres. Un grand Alayi, les bras croisés sur son torse, restait silencieux entre ses deux coéquipiers mushadin et thaelin qui échangeaient des messes basses en multipliant les regards méfiants. Où était leur quatrième membre ? Pourquoi cet air si inquiet sur leur visage ? Avant que cette question ne vienne s’ajouter à toutes celles qui l'assaillaient déjà, Zalin décomptait les malus pour chacun et, sans surprise, Peon en avait. Cela suffit à illuminer les pensées de Danaël, qui lui balança un sourire arrogant. Peon ne répondit rien.

Hormis ceux qui tentaient de faire revenir leur partenaire, les candidats se dispersèrent : l’heure du déjeuner avait déjà sonné.

— Je te rejoins aux Archives, lui glissa Mala avant de trottiner vers sa tour.

Après quelques secondes, Danaël l’imita. Alors qu’il claudiquait sur le sable, son regard s’attarda sur Aomi et Peon qui s'échangèrent quelques mots avant de se séparer.

— Tu es sûr que tu ne nous rejoins pas ?

La tête blonde de Tomaïan était apparue dans son champ de vision. L’espoir faisait briller son regard clair, et une pointe de culpabilité se manifesta chez Danaël.

— Désolé, je… j’ai autre chose à faire.

La petite moue déçue de Tomaïan disparut derrière un sourire de façade.

— Bon alors… à ce soir !

Il s’en fut avec Raëlan et Galed, qui lui faisaient signe depuis la Tour Est. Un instant, il fut tenté de hausser la voix pour leur dire de l’attendre, mais toutes les interrogations qui tournaient dans son crâne le retinrent. Il traversa le hall de la tour des Thaelins et se rendit à l’extérieur.

Les odeurs, les bruits, cette horizontalité le perturbaient toujours un peu, mais maintenant qu’il avait enregistré un chemin pour aller aux Archives, il savait éviter la foule. On le dévisageait de moins en moins, peut-être que les gens s'étaient habitués à voir les vêtements blancs et ocres qui le mettaient sous la protection de la Divinité Supérieure.

Quelque chose le dérangea. Comme un regard sur sa nuque. Il se retourna et balaya la rue, l'œil méfiant, sans réussir à trouver l’origine de son malaise. Le temps de quelques longues respirations, il reprit sa route, plus vigilant, et surveilla à nouveau autour de lui quand il atteignit la grille des Archives. Frustré de ne rien avoir trouvé, il remonta l’allée de gravillons et frappa la porte avec le heurtoir. Le petit archiviste au visage de rapace l’accueillit avec un sourire.

— Bienvenue Danaël. Je t’installe avec les fonds habituels ?

— Oui, s’il vous plaît.

La lumière s’étalait avec douceur dans la salle de lecture. Sur la table, Mala était déjà affairée à décortiquer ses propres fonds.

— Tu n’as pas eu l’impression d’être suivie, en venant ici ?

Elle secoua la tête, alors qu’il s’installait devant elle.

— Qu’est-ce que tu cherches ? demanda-t-il.

Mala releva le nez. Une fois de plus, il fut frappé par la profondeur de son regard.

— Je veux bien te le dire, mais dans ce cas il faut que tu me dises ce que toi, tu cherches.

Il tira la chaise rembourrée et s’installa en face d’elle. Leurs yeux s’accrochèrent au-dessus de la lampe à l’abat-jour doré.

— De quoi tu voulais me parler ?

Elle eut un léger sourire.

— C’est toi qui es venu me chercher.

Il soupira.

— Tu ne vas vraiment rien lâcher ?

Elle pencha la tête sur le côté dans un air presque innocent. Danaël se pinça les lèvres. Il attrapa sa besace et en tira son crayon à papier. Sur le bois de tilleul qui entourait la mine graphite avaient éclos plusieurs tiges. Mala ouvrit des yeux surpris.

— Il n’y en avait qu’une, marmonna-t-elle.

— De quoi ?

— De tige. Il n’y en avait qu’une la dernière fois que je l’ai vu.

Danaël dissimula le crayon dans sa manche quand l’archiviste s’approcha avec son chariot. Il posa les cartons sur la table avec précaution et les quitta.

— C’est toi qui as fait ça ? lui demanda-t-il.

Elle secoua la tête.

— Non. C’est toi.

Danaël resta interdit plusieurs secondes, avant de rire, un rire forcé qui s’éteignit devant l’air sérieux de Mala.

— Tu me demandais ce que je cherchais dans ces fonds d’archives, eh bien…

Elle regarda par-dessus son épaule : l’archiviste était occupé à son bureau et ne se souciait pas d’eux. Danaël et Mala se penchèrent l’un vers l’autre.

— Je cherche la trace de mêlés. J’ai réussi à remonter jusqu’à mon propre père.

Mala poussa vers lui une liasse de feuilles jaunies et tapota une page. Sur une photo en noir et blanc, un homme affrontait de ses yeux clairs le photographe. Danaël eut un mouvement de recul. C’était un Thaelin.

— Tu te fiches de moi ?

Elle hocha la tête. Sans le vouloir, il reconnut la même puissance dans les yeux Mala que dans ceux de l’inconnu.

— Il est thaelin, chuchota furieusement Danaël. Il ne peut pas être ton père.

— Alors comment tu expliques ça ?

Elle éloigna sa main de la liasse et fit une pichenette de l’index. Quelques feuilles, poussées par le courant d’air produit par ses doigts, s’envolèrent sur plusieurs centimètres. Danaël fronça les sourcils, regarda autour de lui : aucune fenêtre ouverte.

— Arrête ta blague !

— Et ton crayon ? Comment tu expliques les tiges qui y ont poussé ? Je n’en ai vu qu’une, il y en a quatre maintenant.

— Je ne suis pas ça.

— Tu en es un. J’en suis une. Et nous ne sommes pas seuls.

Elle reprit les pages et les lui ficha sous le nez.

— Lis la fin.

Buté, il croisa les bras et n’obéit pas, mais la curiosité l’emporta : il tira la liasse à lui et parcourut la fiche de recensement du supposé père de Mala.

Thaelin. Yeux dorés, cheveux blonds, un mètre quatre-vingt. Un Thaelin typique, en somme. Sur la photo, un tampon à l’encre rouge avait été apposé. Quelques ajouts physiques, un historique complet des lieux qu’il avait traversés, de sa naissance jusqu’à sa mort. Tous les métiers qu’il avait exercés, et le dernier : équilibriste funambule au sein d’un cirque itinérant, L’horizon. Et, dans le dernier paragraphe, le nom de sa compagne, Ossia.

— C’est ma mère, le renseigna Mala. Ma mère est la suivante.

Danaël tourna la page : cette fois, c’était le portrait craché de Mala qu’il trouva sur la fiche de recensement, mais le tampon rouge ne salissait pas la photographie.

— Comment est-ce que c’est possible ? C’est interdit !

— C’est pour ça que mon père est mort, dit Mala d’une voix neutre. Ce sont les fichiers de recensement de l’armée de Waal l’année de ma naissance. Ils ont trouvé mon père, mais pas ma mère. Et plus loin, on voit même quelques bébés et enfants. Certains sont morts.

Danaël tourna les pages, et des visages d’inconnus, provenant des quatre terres, défilèrent sous ses yeux. Beaucoup tamponnés de rouge.

— Et même si tout ça était vrai, pourquoi l’armée de Waal aurait bêtement laissé ces fichiers de recensement aux Archives, là où tout le monde peut les consulter ?

Mala afficha un sourire victorieux.

— J’ai travaillé notre hôte au corps pour ça. Normalement, il n’a pas le droit, mais je lui ai promis quelques traitements pour son arthrose.

Danaël secoua la tête.

— Nous ne pouvons pas être mêlés. Nous n’aurions pas été choisis.

Et surtout… non, les mêlés étaient pourchassés et exécutés par l’armée de Waal, spécialement constituée pour cette mission. Danaël se souvint d’un jour où ils avaient été autorisés par Lan à faire leurs battues à Halioès : l’image d’un couple pendu, se tenant la main dans une agonie commune, avait marqué sa mémoire.

— Comment tu expliques qu’on est libres ?

— Ils ont perdu la trace de nos mères. Je sais que la mienne est rentrée juste avant ma naissance. Elle m’a fait passer pour une prématurée. Pour les enfants, peut-être ont-ils été cachés…

Elle haussa les épaules. Danaël inspecta son crayon sous toutes les coutures, complètement abasourdi.

— Mais comment personne ne s’en est douté ?

— Génétiquement, nous prenons plus de nos mères que de nos pères. J’ai comparé les fiches des enfants avec celles des parents, expliqua-t-elle. J’y suis depuis quelques jours.

— Mais les mêlés n’ont aucune maîtrise.

— Alors pourquoi sont-ils aussi pourchassés s’ils ne sont pas dangereux ?

Logique. Toutes les informations que Mala apportait étaient claires, argumentées, approfondies. L’esprit rationnel de Danaël obtenait des réponses fiables sans trouver une faille dans laquelle s’engouffrer.

— Tu penses que nous ne sommes pas les seuls ?

— Quelle chance peut-il y avoir pour que deux mêlés cachés se retrouvent dans la même équipe ? Aucune. Ce n’est pas du hasard.

Danaël digéra le tout. Peut-être que ce n’était pas pour son seul amusement que Lan l’avait sélectionné. Et si quelqu'un l'y avait incité ?

— Je t’ai tout dit. Je t’aide avec ça si tu m’aides aussi de ton côté. Maintenant, à toi !

Danaël pesa le pour et le contre. Elle lui avait tout avoué, elle lui avait fait confiance. C’était l’occasion de se faire une alliée. Improbable quelques heures plus tôt.

— D’accord, soupira-t-il. Je cherche un moyen de sortir du concours sans en mourir. Ça ne fait pas très longtemps qu’ils ont arrêté de tuer les perdants à la fin de chaque série d’épreuves, et il est dit qu’ils reviennent chez eux mais… Je travaillais aux archives à Halioès, je n’ai jamais croisé le nom d’un ancien concurrent.

Il attrapa son carnet où il avait recensé le nom de tous les participants du dernier Grand Choix, les dates des épreuves éliminatoires, et tout un faisceau de faits qu’il avait jugé bon de retenir.

— Certains sont restés ici, et se sont intégrés dans plein de milieux différents, essentiellement situés dans le Plevraïki. D’autres ont complètement disparu. J’ai croisé ça avec les archives de la maréchaussée pour voir s’il y avait un signalement d’eux, et à chaque fin d’épreuves, on retrouve davantage de gens qui ont perdu la mémoire dans le Plevraïki. Ils sont incapables de dire d’où ils viennent, ce qu’ils font là, et ils n’ont aucun papier d’identité sur eux.

Mala hocha la tête à chacune de ses phrases, comme si elle suivait son raisonnement. C’était une sensation bizarre de trouver cette même logique chez une parfaite étrangère.

— Le Plevraïki est le quartier d’Urbaïs où l’on retrouve le plus de mêlés, ajouta Mala. Tes recherches et les miennes ont un point commun.

Leurs regards s’accrochèrent. Danaël déglutit. Cette curiosité avide et insatiable qui l’habitait trouvait son reflet chez elle, et c’était aussi rassurant qu’effrayant.

— Tant qu’on est dans les confessions, si tu veux savoir : pendant ton duel d’élimination, je me suis permise de me projeter en toi. Je suis désolée de ne pas t’avoir prévenu avant, mais j’avais besoin de rester dans la compétition.

Elle tira sa chemise blanche ourlée d’or.

— Sans ça, je ne pourrais pas…

C’était donc elle qui l’avait aidé. Ses doutes étaient fondés.

— Hier aussi, c’était toi ?

Elle acquiesça.

— Des Orgoïs qui voulaient venger Fyodor.

— Comment… comment tu sais faire…

Elle haussa les épaules.

— Chez nous, la méditation se pratique dès le plus jeune âge, et la projection est enseignée à tous. C’est assez facile pour moi, contrairement aux Orgoïs qui t’ont attaqué. Je les ai éliminés de l’épreuve en brisant leur transe.

Danaël papillonna des yeux. Cette étrangère, cette sauvage venait, dès leur premier véritable échange, de chambouler tout ce qu’il croyait savoir.


Texte publié par Codan, 19 janvier 2021 à 19h08
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