Le silence de sa chambre l’envahissait tout entier et pourtant, Danaël se révélait incapable de faire le vide dans son esprit. Il en avait pourtant grandement besoin : sa nuit avait été agitée, sa jambe était douloureuse comme jamais, et son niveau d’anxiété était à son comble. Impossible de regagner de l’énergie en méditant, et pourtant, il avait essayé toutes les techniques qu’on lui avait enseignées au Haut Monastère.
Il se résolut à se lever de sa position bancale : sa jambe droite refusait de se plier et d’adopter la fleur de lotus réglementaire. En grimaçant, il se traîna jusqu’à la commode où une bassine de porcelaine avait été remplie d’eau. Il se mouilla le visage, lissa ses mèches de cheveux châtains affolées par l’oreiller et puisa dans le coffre au bout de son lit de quoi s’habiller.
Dans toutes les chroniques du Grand Choix qu’il avait épluchées, les épreuves de Waal n’étaient rien d’autre qu’un ensemble d’exercices pour démontrer sa force physique. Celle de la veille l’avait bien prouvé. Après tout, le premier enfant du Dieu père avait la réputation de n’être qu’une brute épaisse. Danaël savait que les deux jours qui allaient suivre seraient les plus difficiles pour lui. Non pas que Danaël avait peur d’échouer : c’était un fait certain qu’il serait dans la queue du peloton. Mais dans toutes ses recherches, il n’avait trouvé aucune trace des concurrents après leur élimination de la compétition. Était-ce un manque de sources ? Un désintérêt des chroniqueurs qui ne voulaient se concentrer que sur les combattants encore en lice ? Comment cela se faisait-il qu’il n’y en avait aucune trace non plus dans les registres d’entrées et de sorties du Haut Monastère, à Halioes ? Les moines scribes étaient pourtant les archivistes les plus rigoureux des Quatre Terres
Avec difficulté, il glissa sa jambe malade dans une culotte large, couleur ocre, qu’il referma à la taille grâce à un jeu de lacets. Il attrapa les bandes épaisses, trempées dans de l’huile de menthe poivrée qu’il enroula du genou à la cheville, étroitement. La fraîcheur fit du bien à ses muscles fatigués. D’un coup de poignet, il sécha le tout à l’aide de sa maîtrise. Avant de sortir, il enfila une large chemise dont il ferma le col à l’aide de lacets dorés. Il laissa ses habits de la veille dans un coin, pliés près du coffre : une flopée de serviteurs de Lan venaient s’occuper des tâches ménagères pendant qu’ils n’étaient pas là.
Ce qui l'effrayait vraiment c'était l'inconnu qui se profilait après son éviction de la compétition. Dans les premières éditions du Grand Choix, les perdants mourraient simplement pendant les combats ou, pour ceux qui y avaient survécu, étaient exécutés à chaque fin de série d’épreuves par le dieu qui les avait menées. Depuis un siècle et l’intervention de la Divinité Supérieure, cela ne se faisait plus, du moins publiquement. Est-ce que les traditions avaient perduré de manière secrète ?
Danaël n’arrêtait pas de mouliner, et cela le fatiguait.
Il n’était pas le premier à quitter sa chambre. Beaucoup de ses acolytes étaient déjà installés dans la salle commune, pour prendre un petit-déjeuner frugal à base de fruits, de céréales et de lait. Il régnait l’habituelle ambiance calme du matin, faite de discussions mesurées.
— Bonjour, fit Danaël à la cantonade.
Ses frères lui répondirent soit par des salutations solaires, soit par des coups de tête brefs. Tomaïan Hugwin, près de qui il s’installa, lui adressa un sourire. Danaël prit une carafe de jus de raisin et s’en servit un verre.
— Bien dormi ? lui demanda son ami.
— Pas vraiment.
Tomaïan esquissa une moue à mi-chemin entre la grimace et la compassion.
— Ces épreuves me rendent nerveux, moi aussi.
Oui, mais toi tu as deux jambes qui fonctionnent et une maîtrise qui ne t’échappe pas, eut envie de répondre Danaël. Il enfourna une bouchée de céréales soufflées à l’avoine pour ne pas avoir à répondre. Il n’avait jamais été très fort pour meubler le silence de conversations futiles : il préférait écouter ce qui se passait autour de lui, et s’intégra rapidement dans la discussion de Tomaïan, Galed Onaël et Raëlan Koyan.
— Devoir être en groupe avec les autres peuples, quelle poisse…
— L’Orgoï qui est avec moi est tellement pédante que j’ai envie de lui faire avaler sa tresse.
— Je te comprends ! Cette décision est complètement idiote, je vais finir par tuer l’un d’entre eux et m’éliminer par la même occasion.
Danaël avala sa bouchée avant de répondre :
— Étant donné que nous sommes officiellement en paix, et que le Grand Choix est d’abord un événement pour rassembler les quatre peuples dans un esprit de fête, il est logique que la Divinité Supérieure souhaite nous associer. Après tout, ce sont ses enfants qui en ont fait un événement de concurrence entre eux, pas elle.
Danaël se rendit compte, comme bien souvent, qu’il avait réfléchi tout haut et que cela avait jeté un froid dans la conversation. Il avala une gorgée de jus de raisin pour se donner une contenance.
— Peut-être, intervint Galed, mais ça ne te dérange pas de devoir coopérer avec des gens que tu ne connais pas ?
Il pensa à l’Orgoï de son équipe et eut un soupir agacé.
— Bien sûr que si, mais pour autant je comprends la décision. Je n’ai jamais dit qu’elle me plaisait.
Cela détendit l’atmosphère. Raëlan lui ficha un coup de coude amical dans les côtes, auquel Danaël répondit par une tape sur le bras.
— Ça va aller ta jambe ? lui demanda-t-il. J’ai encore de l’huile de menthe poivrée, si tu veux.
— Pour l’instant, j’ai encore pas mal de stock. Je pourrai finir les épreuves de Waal sans souci.
Il allait les quitter dans quelques jours : c’était pour lui une certitude.
— Il paraît que Waal a offert des prostitués aux Orgoïs avant-hier, pour qu’ils fassent le plein d’énergie, lâcha Galed. J’ai entendu des serviteurs en parler dans les couloirs.
— Ça expliquerait pourquoi ils ont moins été touchés par le collier mangeur d’énergie…
— Je pense que nous, on peut courir pour que Lan fasse pareil, ricana Raëlan. Il est tellement jaloux !
— Oui, mais on sait tous que c’est un moyen plus efficace que la méditation pour recharger son énergie, ajouta Danaël. Sachant que c’est une pratique courante chez les Alayis entre eux, et que les Mushadins se baladent avec un harem rien qu’à elles, je suis d’accord avec ce que tu sous-entends, Galed : nous partons désavantagés.
— T’es d’un optimisme dingue, Dan !
— Essaie d’être optimiste avec une jambe inutile pour des épreuves de force physique.
Tomaïan haussa les épaules.
— Si Lan t’a choisi, c’est qu’il a une raison. Les deux dernières incarnations de la Divinité Supérieure sont des Thaelins, il doit savoir ce qu’il fait.
Fallait-il leur dire qu’il n’était pas là par amour du dieu, mais juste pour que leur frivole maître s’amuse en le voyant échouer ?
Quand ils s’installèrent dans les gradins, Danaël et ses amis détaillèrent les autres participants avec plus ou moins de méthode. Là où Galed retenait les points forts de leurs adversaires, Raëlan notait les particularités physiques exotiques et ne manquait pas de les moquer, ce qui provoquait le rire tout en légèreté de Tomaïan. Danaël, lui, était ailleurs. L’angoisse de ne pas savoir ce qu’il allait advenir de lui ne le quittait pas et il se passait en boucle la suite possible des événements après son élimination.
— Bon allez, j’ai vu mon équipe là-bas, je vous laisse !
Raëlan les quitta en leur faisant signe de la main. Galed l’imita, et Tomaïan fut le dernier à partir, non sans avoir serré l’épaule de Danaël avec un sourire d’encouragement. Peu de temps plus tard, la grande silhouette d’Aomi masqua le soleil une seconde avant qu’elle ne prenne place à côté de lui, sans un mot, les bras croisés. Il la lorgna, sans oser s’avouer intimidé : elle posait un regard froid et sans expression sur la tribune d’honneur. Waal et sa Donneuse Leti Ioreik devaient y apparaître dans quelques instants.
— Bonjour.
La voix chaude de Mala brisa le silence pesant qui s’était installé. Pris de court, Danaël bredouilla une réponse, tandis qu’Aomi resta muette. L’Alayie s’assit à côté de lui. Elle ramena sa sacoche en tissu grossier sur ses genoux et en sortit une petite boîte en bois.
— Je…
Elle l’ouvrit pour en montrer le contenu à Danaël : une sorte de baume à l’aspect blanchâtre et à l’odeur indéchiffrable, mais pas agréable. Danaël plissa le nez.
— Pour ta jambe, cela peut soulager tes muscles…
— Non merci, répondit sèchement Danaël. Je sais m’en occuper.
Alors qu’elle allait ranger son étrange mixture dans son sac, on la lui prit des mains : Peon l’amena jusqu’à son nez pour la sentir, puis eut une moue de dégoût.
— C’est quoi, du pus de sanglier ?
Mala tendit la main, mais Peon l’ignora pour continuer son inspection. Danaël roula des yeux, poussa un soupir, et fit de son mieux pour contenir son exaspération.
— C’est à base de racines de khanjea, c’est un apaisant pour…
— Rends-lui, l’Orgoï.
Aomi ne les regardait toujours pas, fixée sur la tribune. Peon haussa les sourcils, tandis que sa tête se pencha sur le côté.
— De quoi tu te mêles, toi ?
— Rends-lui, c’est pas à toi qu’elle le proposait.
— Et à qui… oh.
Lorsque son regard tomba sur Danaël, ses sourcils se froncèrent et au dégoût s’ajouta la colère. Danaël ne baissa pas les yeux. Peon finit par laisser tomber le petit pot dans les mains de Mala et s’asseoir à côté d’elle. Les rangs du publics, gonflés derrière leur bancs, étaient déjà pleins d’excitation et de boucan. Danaël tenta de les ignorer, sans succès, et l’anxiété monta en lui.
— Bonjour à tous !
À la tribune apparut la silhouette de l’héraldesse de l’empereur. La jeune femme prit une nouvelle grande inspiration pour annoncer les noms : Waal dont la vigueur brute habillait tous ses mouvements, sa Donneuse Leti Ioreik et Maëlan, qui remonta les dernières marches avec difficulté. La Donneuse s’avança jusqu’au balcon, et appuya ses mains sur la rambarde en embrassant l’Amphithéâtre du regard. Sa petite silhouette habillée du rouge de Waal exhalait la force et la dureté des Orgoïs.
— Certains d’entre vous partent désavantagés aujourd’hui, dit-elle d’une voix forte. Il va falloir penser à vous remuer.
Danaël entendit Peon renâcler. Il serra les dents.
— Pour cette seconde épreuve, vous allez devoir vous battre à mains nues avec un concurrent d’une autre équipe choisi au hasard. Interdiction d’utiliser sa maîtrise.
Danaël ferma les paupières un instant. Depuis qu’il était arrivé dans cette maudite ville, il avait l’impression d’être plongé dans un cauchemar éveillé. De ce qu’il avait vu la veille, aucun autre ne partait aussi désavantagé que lui. Sur l’arène, six organisateurs étaient apparus et avaient divisé l’espace en autant de cercles d’un diamètre d’environ cinq mètres.
— Pour ne pas perdre trop de temps, plusieurs combats vont être menés simultanément. Soyez bien attentifs au moment où votre nom sera appelé.
Elle eut un geste de la main, et les organisateurs scandèrent les premiers noms. Danaël avait observé qu’une fois de plus, hormis la maîtrise, tous les coups étaient permis et que les organisateurs n’intervenaient en rien. Plusieurs candidats avaient été mis au tapis à la suite de combats violents, et la foule s’en était rassasiée à outrance.
Alors qu’on terminait de ramasser une frêle Mushadine dont la jambe formait un arc contre-nature, Peon fut appelé sur le troisième cercle. Il se leva avec fougue et dévala les escaliers. Alors que sa concurrente descendait à son tour, il l’observa avec un air conquérant qui agaça prodigieusement Danaël. Comment pouvait-il être aussi arrogant ? Pensait-il vaincre la Mushadine désignée pour l’affronter sans aucune difficulté ? Il méritait de perdre, juste pour recevoir une bonne leçon.
L’organisateur annonça d’un coup de sifflet le début du combat. Aussitôt, Danaël vit le dos de Peon se courber vers l’avant, et ses bras venir protéger son torse. Ses jambes semblaient légères, il bascula son poids de l’une à l’autre sans aucune difficulté. Danaël sentit le goût de la jalousie venir piquer le fond de sa gorge. La Mushadine se tenait droite, presque rigide, là où Peon montrait plus de souplesse. Ils tournaient dans leur cercle. Quand est-ce que l’un allait attaquer ? Soudain, un arc d’eau se détacha du sable et entoura les chevilles de la Mushadine.
— Interdiction d’utiliser sa maîtrise ! intervint l’organisateur d’une voix forte. Vous êtes disqualifiée pour cette épreuve !
La Mushadine mit quelques secondes à comprendre qu’il s’adressait à lui, puis perdit toute sa superbe.
— Mais ce n’est pas moi ! protesta-t-elle.
L’organisateur ne voulut rien entendre et donna les points à Peon, qui revint à sa place d’une démarche moins vive. Sans doute était-il déçu de ne pas avoir combattu. L’attention de Danaël se détourna bien vite de lui car il fut appelé à son tour. Il prit sa respiration et se leva. La descente des escaliers fut longue et douloureuse. Le regard du public lui perçait la peau, et celui de son adversaire, un Alayi de grande taille, l’analysait déjà derrière son air inexpressif. Avant même de fouler le sable de l’arène, Danaël savait qu’il avait perdu.
Il se tint aussi droit que possible. L’organisateur responsable les regarda l’un après l’autre, souffla dans son sifflet et recula hors du cercle. L’Alayi s’abaissa sur ses appuis là où Danaël fit un pas en arrière. Il ne pouvait pas fuir. Il ne pouvait pas déclarer forfait. Devant lui, l’Alayi esquissa un sourire. Le cœur de Danaël s’emballa. Son adversaire s’avança vers lui et lui projeta son poing dans la figure. Occupé à parer de l’avant-bras, Danaël ne se rendit pas compte de la jambe de l’Alayi qui balaya la sienne. Sa jambe malade ne supportant pas tout son poids, il s’écroula à terre.
Il fut tenté un instant de se relever, mais à quoi bon ? Il avait déjà perdu. Si son adversaire avait été un Orgoï, celui-ci l’aurait frappé davantage, mais l’Alayi lui laissa une chance. Au moins, Danaël n’en sortirait pas trop abîmé. Il laissa le décompte de l’organisateur s’écouler, il laissa le nom du gagnant être clamé et acclamé, puis se remit debout difficilement. Il entendit ensuite que des points de malus lui étaient ajoutés. Un coup d’œil vers l’endroit où ses coéquipiers étaient assis le décida à ne pas les rejoindre : le visage de Peon était déformé par la colère et le dégoût. Il avala sa salive, puis boita jusqu’à la tour est alors que la foule le huait et lui crachait dessus.
Il s'éclipsa dans le centre d'Urbaïs bien avant le retour de ses compatriotes. Il leva les yeux vers les lampadaires, encore frappé par leur modernité. À Halioès, quelques jeunes gens allumaient encore les lampions multicolores à la main, au moment où le soleil se couchait. En clopinant, il tourna au coin de la rue et retrouva la petite cour carrée aux gravillons blancs, l’arbre qui y poussait trop droit, la grille de fer forgée, et derrière la porte, le petit homme dont l’air revêche disparut lorsqu’il le reconnut.
— Bonjour Danaël, le salua l’archiviste. Je vous prépare les mêmes cartons ?
— Non, pourriez-vous m’apporter le registre des disparitions de l’année 485 des ges de Paix ?
— Hum, cela doit se trouver dans les fonds de la maréchaussée. Je vous apporte ça !
L’archiviste fila dans la réserve avec une vivacité que son âge ne laissait pas présager. Danaël ferma la porte derrière lui et boitilla jusqu’à la salle de lecture. Le soleil entrait par les larges fenêtres aux croisillons de fer doré et illuminait les longues tables de bois vernis. Il tira une chaise rembourrée pour s’installer à sa place habituelle, et grimaça lorsque son genou l’élança.
Il n’avait plus beaucoup de temps. Il allait se faire éliminer dans deux jours, il devait savoir ce qu’il arrivait aux concurrents après leur sortie des épreuves. Dans un soupir, il reprit le carnet dans lequel il notait avec méticulosité toutes ses recherches. Il se pinça l’arête du nez et relit.
Il avait listé tous les candidats éliminés pendant et à la fin de chaque cycle d’épreuves du dernier Grand Choix. Il devait maintenant retrouver leur trace.
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