Le tintamarre ambiant avait toujours eu quelque chose de rassurant. Assis sur le tabouret dédié au dressage des chevaux, le petit Lysandre regardait avec un air émerveillé les artistes qui répétaient leurs numéros pour la représentation du soir. Son attention se concentrait sur le cracheur de feu, qui s’exerçait en dehors du chapiteau pour éviter de le brûler. Les flammes bleues qu’il projetait en l’air impressionnaient l’enfant dont les yeux s’ouvraient en grand à chaque fois qu’elles montaient un peu plus haut dans le ciel.
L’homme lui lança un sourire et le rejoignit en quelques prestes enjambées. Lysandre leva ses bras en l’air pour que son père le serre contre lui, mais Danek le souleva et le fit tournoyer comme s’il ne pesait rien. Les rires de Lysandre s’envolèrent. Il noua ses bras autour du cou de son géniteur lorsque celui-ci l’enlaça avec emphase.
— Tu ne devais pas faire tes exercices avec maman ? lui demanda-t-il, les sourcils exagérément froncés.
Lysandre fit la moue et se mit à jouer avec les nattes de son père.
— Je ne veux pas être voltigeur. Je veux être comme toi.
Danek lui embrassa le front.
— Et maman ? Tu ne la trouves pas jolie quand elle vole dans les airs ? Tu ne veux pas faire pareil ?
— Non, moi je veux être fort. Je suis déjà joli.
Sa remarque arracha un rire chaud à Danek.
— Quand ton feu se sera réveillé, kenysh, je t’apprendrai. Je te promets.
— C’est ici que tu te cachais !
Une très belle femme s’approcha d’eux, les mains sur les hanches, dans une fausse attitude outrée. Un rire termina de la décrédibiliser, puis elle vint se lover tout contre Danek. L’enfant se pencha vers elle pour poser un baiser sur son nez fin. Elle se laissa attendrir, avant de pointer sur lui un doigt réprobateur.
— Si tu ne t’entraînes pas, tu vas perdre ton agilité et ce n’est pas bien !
Le gamin haussa les épaules et un sourire fripon fleurit sur ses lèvres.
— L’air m’aime, de toute façon. Jamais il ne me laissera tomber.
Sa mère grimaça.
— Je crois qu’il a hérité de ta modestie, Danek…
— Moi je suis sûr qu’il s’agit de ton humilité, Kikoe.
L’amour de leur regard n’échappa pas à Lysandre. Une énorme bouffée de bonheur explosa dans sa poitrine. Les bras de son père se resserrèrent autour de lui et sa mère se leva sur la pointe des pieds pour pouvoir lui embrasser le front.
— Il va falloir que tu viennes travailler avec maman, zhongiya.
La quiétude de cet instant fut troublée par l’agitation qui s’empara de leurs compagnons de route. Jaël vint vers eux, l’angoisse peinte sur ses beaux traits. Le regard de Lysandre s’attarda sur ses cheveux blonds en désordre : le partenaire d'Ossia ne laissait jamais, ô grand jamais quoique ce soit le perturber au point d’en négliger sa coiffure.
— Un contrôle, lâcha-t-il dans un murmure. Viens te cacher.
Danek reposa immédiatement son enfant à terre, et Lysandre dut serrer les lèvres pour empêcher un sanglot d’exploser. Il attrapa la main de Jaël tandis que celle de sa mère caressa sa joue. Lysandre remarqua qu’elle tremblait légèrement.
— Ne t’inquiète pas, tout va bien.
— C’est comme d’habitude, continua Danek.
Même le large sourire de son père ne le convainquit pas cette fois. Pas au milieu de cette agitation tendue, pas quand les ordres aboyés couvraient les autres voix, pas quand les épées sifflaient en sortant de leur fourreau. Jaël lui tira le bras sans ménagement. Tandis qu’il suivait tant bien que mal l’allure soutenue du voltigeur, Lysandre ne put retenir les larmes qui affluèrent et brouillèrent sa vision. Il faillit trébucher sur une pierre mais la poigne de Jaël le rattrapa à temps. Ils traversèrent le campement jusqu’à la roulotte de Zaya, la voyante aveugle.
— Tu sais quoi faire, dit-il en passant une main dans sa tignasse.
Jaël confia l’enfant à la vieille dame et fit demi-tour. Lysandre le regarda partir en reniflant. La boule d’angoisse, dans sa gorge, grossit davantage.
— Je ne t’entends pas bouger, remarqua Zaya de sa voix chaude. Dépêche-toi !
D’un bras d’ébène lourd de bijoux de plumes et de breloques en bois, elle lui fit signe d’entrer dans l’habitacle. Lysandre ne prit pas le temps de s’essuyer le nez et grimpa les marches grinçantes. Il poussa les coussins et vêtements colorés lourds du parfum de la voyante pour se faufiler sous le lit, tira une petite plaque de bois et s’engouffra dans la minuscule cachette avant de replacer avec beaucoup de difficultés la maigre protection. Recroquevillé dans le noir, il se força à maîtriser sa respiration haletante comme sa mère le lui avait appris. Dehors, perçant le brouhaha agité et informe, les bruits de pas ferraillés approchaient, accompagnés du son caractéristique d’épées qu’on défouraille.
Une familière sensation d’étouffement le réveilla en sursaut. Un corps bougea contre le sien. Il ferma les paupières, assourdi par le battement de son cœur contre ses tempes. Le sentiment d’impuissance et d’angoisse qui l’agitait se dissipa en quelques secondes. La force de l’habitude. Il rouvrit les yeux : il était encore dans la chambre spartiate de Chilam Fenrir où il s’était rendu la veille, les membres enroulés dans ses draps rêches. La pièce était baignée de la faible lueur du lampadaire électrique provenant de la minuscule fenêtre.
Lys caressa le dos de son amant d’une main absente. Le souffle qu’eut le soldat fit frissonner la peau de son cou. Chilam planta un baiser dans le creux de sa clavicule, là où quelques heures plus tôt il avait mordu avec impatience.
— Je t’ai réveillé, chuchota Lys.
Chilam, dont la peau était chaude et agréable, resserra son étreinte. Lys faillit pousser un soupir de contentement.
— Ce n’est pas grave, répondit le soldat d’une voix un peu éraillée.
Il remonta la tête pour venir l’embrasser à pleine bouche. Lys se sentit fondre et fourragea dans les cheveux longs de son amant. Il y avait quelque chose de suave sur ses lèvres, une douceur que Lys avait rarement rencontrée avant lui. Lorsque le baiser prit fin, Chilam le regarda comme s’il s’agissait de l’être le plus précieux de l’univers. Même si cela le secouait et le réchauffait depuis le plus profond de ses entrailles, une pointe acérée de culpabilité vint lui piquer le cœur.
— Je devrais rentrer au palais, lâcha-t-il.
Une ride de mécontentement se dessina entre les sourcils du soldat.
— Reste encore.
Par les dieux, qu’il était faible. Il logea une longue mèche de cheveux de Chilam derrière son oreille.
— Et si ton supérieur nous surprend ?
Un sourire moqueur étira les lèvres de Chilam avant qu’il ne les pose contre le cou de Lys.
— Je crois qu’il a plus de choses à cacher que moi, ne t’inquiète pas. Et je sais marchander.
Lys ravala un rire, mais cela n’échappa pas à Chilam.
— Tu te moques ?
— Je t’imagine mal tenir tête à ton supérieur.
— Je suis capable de beaucoup de choses pour toi.
Plus que les mots, c’était la simplicité et l’évidence avec lesquelles ils avaient été prononcés qui désarmèrent Lys. Il ferma les yeux. Il faillit renoncer à son projet, mais le devoir le rappela.
— Tu fais quoi cette semaine ?
— Surveillance de l’Amphithéâtre. Les Mushadines sont arrivées hier soir, alors ça devrait commencer à être intéressant. J’ai vu l’ami de mon frère chez les Enfants de Waal, je me demande ce qu’il fait ici…
— Pourquoi ? rebondit Lys.
Chilam haussa les épaules.
— Il a toujours eu du mal à maîtriser la puissance de son feu.
Lys ne répondit rien, mais enregistra l’information. Il soupira et blottit son visage dans le creux du cou du soldat.
— Tu vas être davantage sollicité…
Il sentit le sourire de Chilam s’étendre contre sa peau.
— J’aurai toujours du temps pour toi.
Le petit sursaut qui secoua le cœur de Lys n’était pas feint.
— Je te rejoins comme d’habitude, alors ?
Le soldat poussa un soupir.
— Non, un peu plus tard. Nos rondes ont été allongées, je termine la mienne vers la cinquième heure de Laosha, jusqu’à la sixième heure de Waal.
Soit une pause en début de nuit et une reprise aux aurores, sept heures de repos, calcula Lys. Il fallait qu’il vérifie si tous les soldats quittaient bien leurs gardes à la même heure en croisant avec les informations de ses collègues.
— Alors je serai là vers la sixième heure de Laosha.
— Tu peux venir plus tôt.
— L’empereur donne des réceptions, je ne peux pas disparaître comme je le veux !
— Ne va pas me faire croire que Maëlan a encore l’énergie de rester debout aussi tard.
Chilam se releva sur le coude pour le regarder. Son souffle fit frissonner Lys.
— Tu lui donnes ton énergie, n’est-ce pas ?
La jalousie perçait dans chaque syllabe. Chez les Orgoïs, l’échange d’énergie avait quelque chose de profondément intime. Lys passa la main dans les cheveux de Chilam pour les remonter, dans un geste d’apaisement.
— Rarement. Il n’aime pas ça.
— Et toi ?
Lys ferma les paupières et dégagea sa main. Il lutta contre cette impression d’étouffer qui le reprenait une fois de plus, mais elle gagna d’une courte tête contre son sang-froid.
— Chilam, ce que je fais pendant les heures où je ne suis pas avec toi ne te regarde pas.
Le chuchotement avait cinglé dans l’air, devenu lourd de tension. Le soldat se releva brusquement, laissant la peau de Lys orpheline de sa chaleur. L’espion rouvrit les yeux : son amant endossait de nouveau l’uniforme.
— Tu es puéril, soupira Lys.
À la faveur de l’obscurité, les flammes de colère dansèrent dans le regard de Chilam. Le soldat ne répondit rien. Lys serra les dents, se redressa à son tour et remit ses vêtements prestement. Il attrapa sa cape sombre, passa devant Chilam et lâcha un froid :
— Ne m’attends pas demain.
Il le connaissait trop bien pour ignorer la faille microscopique qui venait d'abîmer le masque de son amant. Sans un regard en arrière et aussi discret qu’un chat, l’espion quitta la caserne.
Les rues étaient pleines de cette vieille odeur de fête, comme un mélange d’un vin trop éventé et de la sueur des hommes debout depuis trop longtemps. À l’abri dans l’ombre de sa capuche, Lys évitait les soulards qui dégobillaient leur maigre dîner sur le pavé inégal de l’Urbaïs mal famée : le Plevraïki. Les marges sombres de cette capitale éclatante, là où on interdisait aux candidats du Grand Choix de mettre les pieds. D’ailleurs, ils n’auraient pas reçu le même accueil qu’ailleurs : dans ces rues, cet événement était impopulaire. Cependant, il servait d’excuse pour sacrifier son salaire dans une boisson qui faisait oublier quelques heures sa misérable condition.
Ici, il n’y avait que la lumière de la lune pour se guider. Et encore, lorsqu'elle n'était pas capricieuse. Mais Lys aurait pu parcourir ces venelles les yeux fermés. Le bar d’Alareüs, qui grouillait toujours d'ivrognes et de crapules à cette heure, présentait des portes et des fenêtres closes. Lys tiqua. Il s'arrêta ensuite devant une échoppe dont la devanture en bois semblait moins abîmée que les autres. Il traversa le rideau aux perles chamarrées et scintillantes qui servait de porte d’entrée. Les perles chantèrent en s’entrechoquant sur son passage.
La pièce était petite et encombrée d’étagères où s’entassaient des objets insolites. Boules de cristal, bocaux où divers animaux nageaient dans le formol, pesantes odeurs d’herbes et d’épices et obscurité épaisse rendaient l’atmosphère inquiétante. Lys traça un sillon plus clair à travers la poussière qui recouvrait l’épaisse tablette, avant de passer entre les lourds tissus séparant la pièce en deux.
Une très vieille dame reposait sur un lit étroit, ses grands yeux blancs ouverts dans le noir. Lys retira sa capuche et s’installa sur le fauteuil usé. Elle se releva avec difficultés pour s’asseoir contre le mur, sa maigre couverture sur les genoux.
— Ton soldat t’a fichu dehors ? demanda-t-elle de sa voix rocailleuse. C’est pour ça que tu viens m’enquiquiner en pleine nuit ?
— De toute façon, tu ne dors jamais Zaya.
Son rire chaud emplit toute la pièce et tira un sourire à Lys.
— Je t’avais dit qu’un Orgoï n’était pas pour toi. Tu es trop libre pour t’enfermer dans leur exclusivité.
— Mon père était comme ça ? demanda-t-il.
Le sourire de Danek, ravivé par son rêve, s’évanouissait à nouveau. L’espoir entaché de chagrin alourdit son cœur. La vieille voyante ne répondit pas tout de suite.
— Tu n’es pas là pour remuer le passé, petit. Que viens-tu m’apprendre ?
Lys soupira.
— Les heures de relève changent. Je ne sais pas si ce sont les mêmes pour tous, mais en tout cas, pour les soldats en poste à la tour de Waal, il y en a une à la cinquième heure de Laosha et une autre à la sixième heure de Waal.
La vieille acquiesça.
— Ce sont les mêmes pour les quatre tours de l’Amphithéâtre, apparemment.
— Tu sais d’autres choses ?
Comme d’habitude, Zaya lui répondit :
— Tu le sauras quand Cathan aura jugé bon que tu le saches.
Lys soupira. Cathan refusait de le voir en personne depuis très longtemps. Sa place au palais le rendait très précieux et Cathan refusait de la compromettre.
— Qu’est-il arrivé à Alareüs ? J’ai vu que son bar était fermé.
— Tu ne le sais pas ? Les soldats de Waal l’ont arrêté. Il a été accusé de sacrilège.
L’espion laissa s’échapper un rire ironique.
— Pourquoi ? Parce qu’il a dit que le Grand Choix est une mascarade ? Que les dieux se servent de ces gosses pour leur propre plaisir ? Tous les gens du Plevraïki le pensent. Ils n’en ont rien à faire de la grandeur et de la noblesse, ils veulent juste décider lequel est le meilleur.
— Tous les gens du Plevraïki ne servent pas à boire à un soldat de Waal qui se dissimule dans la foule. Tu sais très bien qu’ils n’attendent pas grand chose pour nous tomber dessus.
Lys secoua la tête. Ils devaient être méfiants dans leur propre quartier…
— Si maintenant, dire la vérité est devenu un sacrilège…
Zaya soupira. Elle se recoucha et s’enfonça entre ses draps.
— Je ne dors peut-être pas, mais tes bavardages me fatiguent, finit-elle par souffler.
Lys se pencha vers elle pour lui embrasser le front, puis sortit de la petite boutique, abaissant de nouveau sa capuche sur son visage.
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