Collé contre la fenêtre du train, Peon regardait le paysage défiler avec lassitude. Il ouvrit les premiers boutons de son manteau doublé de fourrure et inspira. Les paysages neigeux avaient laissé la place à des plaines verdoyantes que les kilomètres de rails avalaient depuis déjà une bonne journée.
— Tu devrais l’enlever, lui conseilla Vidal, assis sur la banquette rouge en face de lui.
Peon fit la moue. Il faisait partie des derniers butés à vouloir garder les couleurs de leurs terres, ces habits conçus pour affronter l’hiver éternel mais qui, une fois passé les montagnes, étaient trop étouffants. L’air circulait mal dans la cabine qu’il partageait avec Vidal, si bien que celui-ci avait depuis un moment déjà dénudé ses bras.
— T’es pas très causant, se plaignit-il.
— Qu’est-ce que tu veux que je te raconte ?
— Je sais pas, que tu es triste de quitter Logowa, que ta dernière nuit avec Olek était magn…
— La ferme, s’énerva Peon.
Il tenta d’ignorer la pointe de douleur qui s’était réveillée.
— C’est la première fois que je prends le train, commenta Vidal. Et toi ?
— Moi aussi, marmonna Peon.
Il avait été mal à l’aise de quitter sa monture pour embarquer dans ce wagon, mais au fil des heures, le mouvement du train ne le déstabilisait plus. Ce n’était rien comparé à ce qui l’attendait à Urbaïs : de ceux dont les frères et sœurs travaillaient à la capitale, il avait appris que les rues de cette ville étaient toujours éclairées par des lampes à huile en hauteur appelées lampadaires, beaucoup plus efficaces et moins odorantes que les feux de Logowa. Il était aussi excité qu’effrayé d’en découvrir davantage.
Un rire gras provenant du couloir le tira de sa rêverie. Vidal et lui tournèrent la tête : un petit groupe l’observait sans même s'en cacher. Peon lâcha un souffle agacé et les lorgna en retour.
Il était loin, le temps de la liesse et des félicitations dans les rues de Logowa. À présent, les jalousies étaient exacerbées par la fatigue du chemin et la concurrence qui gonflait au fur et à mesure qu’ils progressaient vers la capitale.
— Laisse-les, soupira Vidal.
Il avait défait sa tresse et ses cheveux ondulés tombaient en cascade sur son torse et son dos. Peon envia leur longueur. Ses propres boucles en pagaille dépassaient à peine sa nuque. Il maugréa :
— J’aimerais t’y voir.
— Peon Krasny ?
Peon leva les yeux sur une fille d’à peu près son âge qui venait d’ouvrir la porte de la cabine. À la vue du mépris affiché sur ses traits, il ne se donna pas la peine de se lever.
— Quoi ? aboya-t-il.
— Comment as-tu fait ?
Le Krasny fronça les sourcils.
— De quoi tu parles ?
— Comment as-tu trompé notre dieu ?
Peon se redressa. Menaçant, il avança son visage vers le sien.
— Je n’ai trompé personne, siffla-t-il. Si tu digères mal que ton clan compte moins de choisis que le mien, c’est pas mon problème.
Elle n’eut aucun mouvement de recul. Elle répliqua d'une voix doucereuse :
— Un bâtard comme toi n’as pas sa place ici. Tu n’es même pas digne de porter l’illustre nom des Krasny.
Peon leva le poing mais Vidal lui retint le bras.
— Chalae, tu devrais éviter de venir provoquer mon ami.
Peon et elle se toisèrent dans un silence pesant. Finalement, elle s’éloigna dans le couloir pour rejoindre son groupe. Le Krasny resta longtemps à les dévisager, puis serra les dents.
— Je vais les massacrer.
— Essaie déjà d’arrêter de t’attirer des ennuis.
— Je n’ai rien fait ! C’est elle qui est venue me chercher !
Vidal lui adressa une moue dubitative. Par Waal, qu’il l’agaçait avec ce flegme inébranlable !
— Si tu cessais de te comporter comme un roquet, peut-être qu’ils te laisseraient tranquille. Tu es un loup, Krasny.
Peon roula des yeux. Il donna un coup de pied dans la banquette avant de s’y affaler. Depuis leur départ de Logowa, Peon supportait mal de vivre en groupe. Son humeur s’échauffait de plus en plus, et les regards qu’il attirait n’arrangeaient rien.
— Il n’y a que toi qui le penses, bougonna-t-il.
Vidal rit. Peon résista à l’envie de lui balancer une bonne droite.
— Réfléchis, Krasny ! S’ils sont comme ça avec toi, c’est que tu leur fais peur. T’as fait des flammes bleues, mon gars. Bleues !
Peon se mordit les lèvres, et passa la main dans ses boucles courtes. Un Krasny qui ne sait pas utiliser le feu n’est pas digne de ce nom.
Il serra les poings. Il avait été choisi. Waal l’avait choisi.
Le petit point noir qu’ils voyaient au loin grandissait à mesure qu’ils se rapprochaient d’Urbaïs. La cité du dieu père ressemblait à un rocher qu’on avait patiemment taillé pour le poser là, au milieu de la plaine, se découpant entre le vert de l’herbe haute et le bleu du ciel.
En arrivant au pied de la cité, une chose le surprit : il n’y avait pas d’enceinte. Il échangea un regard avec Vidal, qui lui répondit en haussant les épaules :
— C’est la ville de la paix, Krasny. La ville qui accueille tout le monde. Fallait bien rester cohérent. Ici, c’est pas comme chez nous où tous les clans se tirent la bourre.
— Dei bok te… commença Peon en orgoï
— Ici, on parle la langue commune, l’interrompit Leti Ioreik en lui jetant un regard entendu.
Peon serra les dents. Il avait appris la langue commune à tous les territoires de l’empire, mais préférait l’orgoï, qui résonnait mieux à son goût dans sa bouche. Il dût chercher un peu ses mots pour trouver la traduction.
— C’est que t’es pas idiot, des fois, lança-t-il à Vidal.
Ils débarquèrent au pied de la cité, là où la gare avait été installée, au cœur d’un quartier industriel où fumaient les cheminées des usines de métallurgie. À peine le pied posé sur le quai, Peon fut prit d’une quinte de toux. Vidal lui tapota le dos.
— Regarde, lui dit-il en pointant le ciel.
Au loin se découpaient de hauts bâtiments d'une blancheur immaculée qui contrastait avec la noirceur des édifices avoisinants, souillés par les traînées noirâtres des usines.
— On avance !
Leti Ioreik les pressa. La plupart des hommes et des femmes autour d’elle la dépassaient d’une bonne tête, mais ça ne l’empêchait pas d’être impressionnante. Les bras croisés, il émanait d’elle un charisme intense porté par son corps musclé de combattante. Ils prirent leur paquetage et suivirent la Donneuse. En tête du convoi, Waal fut tout de suite reconnu et les hourras commencèrent à se propager. Dès lors, ils évoluèrent avec difficulté dans la rue principale, qui menait tout droit jusqu’au palais, car les badauds s’amassaient de plus en plus et empêchaient leur progression. Beaucoup des Fils et Filles de Waal prirent exemple sur leur dieu et se montrèrent dignes et fiers, échangeant des sourires plein d’orgueil et des gestes de la main avec la population.
Peon préférait se concentrer sur le chemin. Il serra la lanière de son sac avec une force douloureuse. Du coin de l'œil, Vidal l’observait avec un sourire. Peon aurait voulu lui demander ce qu’il avait, mais les cris de la foule l’empêchaient de se faire entendre.
Au centre d’une marée de bâtiments aux pierres claires qui reflétaient la lumière du soleil, les hautes tours de la ville se démarquaient. Urbaïs s’était construite autour du palais impérial dont les flèches tutoyaient les nuages, et plus on se rapprochait du cœur de la ville, plus les architectures s’élevaient avec élégance pour aller piquer le ciel. Peon comprit une chose : les demeures les plus riches étaient celles que l’on ne pouvait admirer dans toute leur hauteur qu’en se tordant le cou.
Le pavé devint plus régulier à mesure qu’ils avançaient, et les rues plus larges. Les arbres, loin d’être aussi sauvages que ceux de sa forêt natale, étaient entourés de dalles de pierres. Cela le choqua : où était le respect qui leur était dû ? Ces êtres considérés à l’égal des anciens chez les Orgoïs se résumaient ici à de simples éléments décoratifs. Le luxe affiché sur les façades des bâtiments transparaissait dans les arcs et colonnes taillés aux fenêtres, dans les croisillons dorés étincelant au soleil, dans les balcons lourds de fleurs colorées et odorantes que Peon, n’étant jamais sorti de ses montagnes natales, n'avait jamais vues. Il se sentit d’un seul coup minuscule, mais fit de son mieux pour ne pas le montrer. Un regard en coin vers Vidal lui apprit que son ami se pliait aux jeu des convenances, arborant un sourire presque enjôleur pour saluer la foule. Alors, pour se plier aux convenances, pour séduire le public, il l’imita du mieux qu’il le put. Quand un jeune homme dans la foule lui envoya un baiser du bout des doigts, il se sentit rougir.
Waal arrêta la procession juste devant une construction moins élevée que les autres. Une arène, haute de trois étages, au-dessus de laquelle trônait un dôme en verre, ouvert en son centre. Quatre larges bâtiments carrés y étaient accolés, opposés les uns aux autres pour former une croix.
Quatre, pour les quatre terres, se rappela Peon. Il renâcla. Quel manque de subtilité.
Il se demanda pourquoi les armoiries du dieu n’avaient pas été pendues aux fenêtres comme il était de coutume, d’après tout ce qu’on lui avait raconté petit. Était-ce vraiment un oubli ?
— Formez deux files ! cria la Donneuse de Waal pour couvrir le brouhaha ambiant. Les organisateurs vont vous recenser ! Déclinez nom, prénom et âge !
Ils obéirent avec discipline. Quatre officiels, habillés de courtes pelisses ocre au-dessus de pantalons à galons, passèrent alors dans les rangs armées d’une longue liste sur laquelle ils cochaient leurs informations. Lorsque l’une d’entre elles s’arrêta au niveau de Peon, celui-ci déclina son identité. Le censeur fronça les sourcils et rechercha dans les feuilles de sa liste.
— Le nom de votre mère ?
— Garhenae Krasny. Fille de Madder Krasny, répondit le jeune homme, la gorge sèche.
Imperturbable, l’organisateur remonta les lunettes qui glissaient de son long nez dans un geste teinté d’habitude.
— Et celui de votre père ?
Peon ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit. Son silence lui valut un regard agacé.
— Je ne sais pas, répondit-il dans un murmure.
L’homme claqua sa langue contre son palais, visiblement exaspéré de ne pas trouver. Quand enfin il regarda la dernière page, son visage s’allongea de surprise. Peon chercha à lire, mais le censeur plaqua aussitôt les autres feuilles pour l’en empêcher. Lorsqu’il croisa de nouveau le regard de Peon, il en oublia de relever ses lunettes.
— Tout est en ordre, dit-il au bout d’une interminable seconde.
Il lui jeta un regard curieux puis s’occupa de Vidal, juste derrière. Le malaise qui prit Peon lui donna une soudaine envie de vomir. Il passa une main anxieuse dans ses boucles, et s’attarda sur la haute silhouette de Waal, penchée vers celle de Leti. Leur conciliabule affuta sa méfiance.
Waal l’avait bien choisi, non ?
Il ouvrit davantage son col. Ses doigts finirent par tapoter contre sa cuisse alors qu’il laissait son regard vagabonder. Les habitants se tenaient désormais à une distance raisonnable d’eux, contenus par une barrière de soldats immobiles, la main sur l’épée rutilante qui leur tombait sur la cuisse gauche. Leur cotte d’armes blanche était tissée avec des fils ocre du symbole de l’Empire : un pentagramme entouré d’un cercle. L’or de leurs brassards, de leur gorgerin et de leur heaume étincelait au soleil. Peon se demanda comment le frère d’Olek et plus largement tous les Orgoïs de l’armée de l’empereur tenaient sous la chaleur étouffante de cette lourde armure de métal.
Il repensa à son grand-père, qui partait à la chasse au loup géant avec une simple arbalète et ses habits doublés de fourrure. À la neige qui faisait tomber comme une chape de silence sur la vallée de Logowa, si loin de l’ardeur du soleil et du bruit constant de la capitale.
Tu l’as choisi. C’est ce que tu voulais.
Il se redressa. Les censeurs revenaient auprès du dieu, dont la Donneuse annonça :
— Un numéro de chambre vous a été attribué le temps des épreuves. Vous y trouverez des habits réglementaires pour vous changer. À partir de maintenant, vous devez obligatoirement les porter.
Peon fronça les sourcils. Autour de lui, ses camarades croisaient les bras ou tiraient sur leurs vêtements épais. Certains attrapèrent leur natte et la serrèrent, comme si on leur avait demandé de la couper. Vidal se pencha vers lui et lui demanda à voix basse :
— Tu savais qu’ils faisaient ça, toi ? Nous interdire de porter nos fringues ?
— Non, personne ne me l’a dit.
Peon avait été bercé des récits des membres de sa famille, souvent sélectionnés pour le Grand Choix, et en connaissait les règles sur le bout des doigts.
— J’aime pas ça, grogna son ami.
Peon non plus, et visiblement ils n’étaient pas les seuls. La file avança, et ils purent récupérer leur numéro d'étage et de chambre auprès des censeurs. Peon ne put s'empêcher de remarquer l'œil intéressé que posait sur lui l'homme de tout à l'heure derrière ses lunettes aux montures de fer.
— Troisième étage, chambre 32.
Il s’empressa de suivre ses camarades dans les étages. Vite. Loin de ce regard qui le mettait mal à l’aise. Loin des souvenirs qui remontaient à la surface de sa mémoire. Ses pieds claquèrent dans l’escalier de pierre, avant d'être étouffés par le tapis fraîchement brossé qui était étalé le long du couloir. Les portes de bois ouvragé étaient proches les unes des autres, signe que les pièces étaient assez petites. Au-dessus, un numéro avait été gravé dans la clef de l'arc. Il trouva sa chambre, enclencha la poignée et entra.
Pour la première fois depuis qu’il avait quitté le froid des Terres de l’Ouest, un frisson le parcourut. Comme il l’avait deviné, la chambre qui lui avait été attribuée était de taille modeste, avec un lit le long du mur gauche, une petite fenêtre et une malle à habits. Le lit était fait de manière plutôt simple, et le tissu des draps n’avait pas de fioriture. Sa main toucha la pierre du mur : glacial. Rien à voir avec la chaleur du bois de leurs maisons, là-bas. De toute façon, ils étaient ici pour triompher ou mourir.
Vous y trouverez des habits réglementaires pour vous changer. Il soupira et se résigna à ouvrir la malle. Au-dessus d’une couette supplémentaire trônait la tenue en question. Il la lorgna pendant quelques secondes avant de la saisir. Une tunique blanche avec une encolure à lacets d’or, assez légère, et trop douce sous ses doigts. Un pantalon de couleur ocre, qui semblait assez confortable pour lui permettre de se mouvoir. Une grande cape à capuche en laine de la même couleur, brodée de fils d’or.
Les couleurs de l’Empire. Rien ne rappelait le rouge de Waal. Rien ne rappelait ses origines.
Il fouilla dans le coffre et trouva plusieurs tuniques, pantalons, chemises en lin, vestes croisées, une ceinture, tout en ocre et en blanc, agrémenté de doré. Il s’assit lourdement sur le sol, à côté de la malle et eut un regard pour son paquetage, déposé au pied du lit. Dire qu’il avait pris ses habits en fourrure de loup, pour montrer ses ascendances…
De mauvaise grâce, il se releva enfin et entreprit de se déshabiller pour enfiler la tenue réglementaire. Il eut l’impression de retirer petit à petit la moindre parcelle de son identité. Par la faute de son grand-père, il n’avait même plus la tresse des Orgoïs à arborer fièrement.
Reprends-toi.
Son nom. On ne lui avait pas volé son nom. Il s’appelait toujours Krasny. Et il allait leur montrer à tous qu’il méritait de le porter.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2781 histoires publiées 1267 membres inscrits Notre membre le plus récent est JeanAlbert |