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tome 1, Chapitre 2 « Peon » tome 1, Chapitre 2

Les cris de la foule déchaînée firent sourire Peon. Son adversaire, un jeune homme d’au moins une tête de plus que lui, fronça les sourcils et se concentra. Peon évita de justesse son fouet de feu qui atterrit dans la neige en crépitant. Le public retenait son souffle mais Peon était imperturbable. L’adrénaline courait dans ses veines, fourmillant sous sa peau, excitant son cœur. Il reconnut la voix qui scandait son prénom dans les premiers rangs. Olek. Il fallait qu’il tienne. Et qu’il soit victorieux.

Piotr avait le même âge que lui, pourtant sa musculature était beaucoup plus développée. Il était le type d’individu que Waal affectionnait pour ses propres incarnations : grand, costaud et sans délicatesse, soit l’inverse complet de Peon Krasny. Peon, lui, était plutôt mince, aux muscles effilés, et doté d’une intelligence vive et vicieuse qui était la clé de ses victoires dans ce concours de lutte.

Les yeux fixés dans ceux de Piotr, il l’incita à tourner en rond sur la terre battue, conscient du moindre de ses mouvements. Les flocons de neige tombaient autour d’eux et fondaient avant même de toucher la peau de son adversaire. Il tiqua. Il leva à temps un bouclier de feu pour se mettre à l’abri de l’attaque, vive et brutale. Il résista difficilement à cette force bestiale et avança, protégé par son pouvoir. Quand les deux combattants furent trop proches, Piotr arrêta son jet de flammes incandescentes et attaqua d’un crochet du droit. Peon n’esquiva pas. Une lueur bleue et brûlante lécha le poing de Piotr avant que celui-ci n’atteigne son visage. Le géant hurla de douleur, Peon contrattaqua d’une balayette rapide qui le fit s’écrouler. Il aurait pu le menacer de ses flammes bleues et le combat aurait cessé. Mais il avait décidé de jouer, comme un chat, et recula d’un preste bond, un sourire éclatant sur les lèvres.

Je te choisis.

Peon s’arrêta brusquement et porta les mains à son crâne. Tous les vivats s’interrompirent d’un seul coup et la foule s’immobilisa. Peon se sentit peu à peu dépossédé de son corps tandis que le dieu Waal, maître du feu et de l’hiver, se manifestait dans sa forme la plus primaire. L’adrénaline laissa place à une peur bestiale, que Waal ne chercha pas à rassurer. Alors Peon tenta de se détendre, mais son corps ne lui obéissait plus. Son être fut envahi de pensées qui n’étaient pas les siennes et qui semblaient tellement colossales qu’elles écrasaient tout sur leur passage. Son corps se redressa sans qu’il le commande, et sa voix, teintée d’une nuance qui ne lui appartenait pas, s’adressa à la foule.

— Je choisis Peon Krasny en tant que cinquantième et dernier Orgoï à représenter mon peuple lors du Grand Choix.

Les hourras se firent nombreux, et même Piotr applaudit comme le beau joueur qu’il était. Waal brandit le poing de Peon.

— Vous savez que ce Grand Choix est l’occasion pour nous de briller, mes enfants ! Cette fois, ce seront les Orgoïs qui montreront leur puissance !

Ce fut l’acclamation. Les rugissements de la foule firent trembler le sol.

Peon fut soulevé par les siens dans une exaltation quasi mystique, alors que Waal le quittait. Pendant que ses yeux se perdaient dans le ciel blanc de neige et que, sous lui, une vague humaine et chaude le transportait, une flamme s’allumait à l’intérieur de lui, brillante, brûlante et dévastatrice. La peur fut totalement oubliée, remplacée par cette joie furieuse du guerrier insatiable qui part à la conquête de nouvelles victoires.

Peon rejoignit la périphérie de la ville, où les habitations traditionnelles de Logowa résistaient encore aux assauts du vent glacé. Ces cabanes logées sur les premières branches des arbres les plus vigoureux constituaient leur abris durant les long mois d’hiver, et leur point de retour après les longues chasses de la belle saison. Le chemin pour rentrer chez lui fut plus long que d’habitude : Peon était sans cesse arrêté et félicité par ses pairs. Il se rengorgeait à chaque fois, dévoré par cette fierté qui n’en pouvait plus de grossir. Enfin, il avait été choisi. Reconnu. Waal lui donnait l’opportunité de prouver sa valeur.

Il s’approcha de l’échelle menant à la cabane où il habitait avec son grand-père et grimpa avec l’agilité de l’habitude. Ses bottes frappèrent le bois de la plateforme, répandant ainsi la neige qui y était accrochée, et il poussa la porte qui grinça. À l’intérieur, Madder Krasny enlevait son manteau en peau de loup géant pour l’accrocher à l’entrée. L’attention de Peon s’attarda sur son arbalète, posée sur la table rustique. Il avait toujours eu une certaine révérence pour l’arme favorite de son aïeul, l’arme des chasseurs. L’arme des Krasny.

— Salut, deda, lâcha Peon.

Madder posa sur son petit-fils un regard tranchant. Ses yeux avaient une intensité que les années ne ternissaient pas. Il n’en était que plus charismatique. Ses longs cheveux noirs parsemés de mèches grises étaient rassemblés en de multiples tresses qui tombaient dans son large dos musclé. La ride du lion creusait son visage mate et buriné que le mécontentement et la rigueur avaient toujours peint.

— J’ai entendu que tu avais été choisi.

Lorsqu’il n’y avait aucune rébellion à mater, Madder Krasny ne s’intéressait que peu aux événements de Logowa. Il préférait battre la forêt, se perdre dans les montagnes et revenir des semaines plus tard avec quelques proies qu’il distribuait aux familles.

— Oui. Je suis le cinquantième sélectionné. J’ai battu Piotr.

— Loyalement ?

Peon sentit sa colère adolescente prendre le dessus, et parvint par miracle à la maintenir là, chaude, dans sa gorge. Tous savaient qu’il se servait de son intelligence pour ruser depuis son plus jeune âge. Quelque chose que son grand-père, d’une franchise brutale et presque primaire, méprisait ouvertement.

— Bien sûr. Si tu avais été là, tu aurais pu le constater.

La gifle partit toute seule et claqua sur la joue du garçon comme un coup de tonnerre. Peon serra les dents. Il ne pleurerait pas.

— Je ne t’ai pas donné mon nom pour que tu me manques de respect.

Il mordit l’intérieur de ses joues pour ne pas répliquer et sentit le sang envahir sa bouche. Son grand-père s’installa derrière la table et commença à dépecer le lièvre des neiges qu’il avait attrapé. Peon eut envie d’hurler.

— Tâche de ne pas faire honte à notre clan, comme tu le fais toujours. Prends exemple sur tes cousins.

Peon détesta le regard que Madder posa sur lui. Des pieds à la tête, avec cette moue aigrie. Puis déjà, comme si son petit-fils avait disparu, son attention se reporta sur sa besogne. Peon parvint tant bien que mal à ne faire claquer ni ses talons sur le sol ni la porte de sa chambre où il s’enferma. Il attrapa une tunique propre, laissant ses hardes trempées de boue et en partie calcinées sur le sol. Il prendrait sans aucun doute une nouvelle volée parce qu’il n’avait pas nettoyé son linge. Mais il avait la sale envie d’enquiquiner son aïeul autant que possible avant de partir.

Il redescendit de la cabane à toute vitesse, ne saluant même pas Madder, pour aller rejoindre Olek. Il cracha de rage et la neige se teinta de pourpre.

Lorsqu’il arriva au centre de la ville, la préparation de la fête n’était pas encore tout à fait terminée. Un grand feu crépitait au milieu de la place autour duquel une ribambelle d’enfants jouaient, tandis que leurs aînés montaient les tables et ajoutaient les décorations sous le regard des anciens rassemblés près des flammes. Près d’une des plus belles maisons, ornée de sculptures de bois et de gravures en langue ancienne, Peon repéra la tignasse mal tressée de son ami. Perché sur un escabeau, Olek attachait avec méticulosité les décorations lumineuses. Peon sourit en le rejoignant et tendit le bras pour lui tirer les cheveux.

— Salut !

Olek sursauta, puis lui répondit d’un coup de poing sur le haut du crâne.

— T’as pas d’autre moyen de t’annoncer ?

— Quand tu sauras tresser correctement tes cheveux, on en reparlera.

Olek lança une œillade critique à la crinière courte de Peon et leva les yeux au ciel.

— Tiens, passe-moi ça.

Peon attrapa la lampe à huile encadrée de verre et la donna à Olek. Alors que presque tous les Orgoïs portaient les cheveux longs, ses boucles lui tombaient sur la nuque, libres. Il n’avait pas avoué que son grand-père les lui avait tranchées net quelques mois plus tôt alors qu’elles prenaient feu, victimes d’une maladresse de sa maîtrise. Depuis, Madder ne lui avait plus accordé un regard sans qu’il soit chargé de mépris. Un Krasny qui ne sait pas utiliser le feu n’est pas digne de ce nom.

— Tu sais que les gagnants sont exemptés de la corvée de la décoration ?

— Je sais bien, mais je m’ennuie.

Olek lui adressa un sourire malicieux. D’une pichenette, il enflamma une lampe à huile qu’il accrocha sur le pignon en bois de la maison communale. Peon s’était toujours demandé pourquoi les Orgoïs, maîtres du feu, continuaient à vivre au milieu de ce matériau si facilement inflammable. Quand il avait interrogé son grand-père à ce sujet, celui-ci lui avait répondu qu’il s’agissait d’équilibrer sa force.

— Avoue, sans moi tu es tout perdu, plaisanta son ami.

Peon lui passa une autre lampe à huile.

— C’est toi qui vas être perdu quand je serai à la capitale !

Olek se figea une seconde, avant d’afficher un nouveau sourire, comme si de rien n’était. Il l’avait dissuadé de participer au Grand Choix, mais Peon n’en avait fait qu’à sa tête. Olek l'avait tout de même encouragé, parce qu'il était un ami formidable.

— Je reçois des lettres de Chilam de temps en temps, il paraît que la capitale est grande et qu’il y a de quoi s’amuser. Tu vas t’y plaire ! Je suis jaloux.

— Alors viens avec moi, dit nonchalamment Peon.

Olek ne lui répondit pas tout de suite, et le temps parut un peu trop long au goût de Peon.

— Tu sais que je ne peux pas. Mon grand frère est déjà engagé dans l’armée de l’empereur pour ramener de l’argent, mon père est malade et ma mère n’a que moi pour tenir l’élevage et faire les courses.

Les Fenrir étaient des mushers et des pisteurs qui mettaient leurs talents au service des voyageurs de tous horizons. Ils connaissaient mieux que personne les chemins escarpés qui permettaient d’éviter les zones de conflits entre les clans. Souvent, Peon avait accompagné son meilleur ami dans les montagnes pour ne pas être séparé de lui trop longtemps.

— Tu as des tonnes de cousins et de cousines qui pourraient venir vous aider.

— Ce n’est pas le rôle d’un fils que d’abandonner ses parents.

Peon serra les dents. Lui n’avait que Madder et son exécrable rigueur pour tout parent. Sa mère était morte en couche et l’identité de son père était l’un des secrets qu’elle avait emportés avec elle. Il passa la lampe à huile sans un mot. Olek l’accrocha, puis soupira. Il descendit de son escabeau, posa une main chaude sur l’épaule de son ami et chercha son regard. Peon céda et plongea dans ses yeux d’un brun qui tirait vers le vert.

— Je ne peux pas choisir entre toi et mes engagements envers ma famille, tu le sais bien.

— Et tes engagements envers moi ?

Peon détesta la faiblesse qu’il entendit dans sa propre voix.

— Je ne veux pas qu’on se dispute pour ton dernier jour ici, souffla Olek.

La main d’Olek se pressa doucement sur son épaule et Peon se ramollit. Il mordilla sa lèvre inférieure et fronça les sourcils. Olek l’entoura de ses bras. Peon posa sa tête sur son épaule et ferma les paupières. Sous l’odeur de sa cape fourrée en peau de loup humidifiée par la neige, il reconnut celle d’Olek, rassurante. Il se retint de presser le nez contre son cou.

— Je suis fier de toi, lui souffla le jeune Fenrir. Mais essaie de ne pas m’oublier, d’accord ?

Peon resserra son étreinte.

— Jamais, lui promit-il.

Ce moment de quiétude fut interrompu par une boule de neige qui frappa sa nuque et glissa sous ses vêtements. Il se figea, glacé. Le rire d’Olek éclata contre son oreille. Peon se retourna d’un seul coup, pour faire face au visage souriant de Vidal Ioreik.

— Merci de l’avoir tenu, Olek !

— Quoi ? Tu étais contre moi ?

Olek, encore rieur, se défendit face aux assauts vengeurs de Peon. Vidal les rejoignit en quelques enjambées. Ses cheveux lui frôlaient les reins et les muscles de ses bras saillaient à l’air libre.

— Fallait bien que je te félicite à ma manière, Krasny ! D’ailleurs, bien joué le coup du bouclier. Et du feu bleu, incroyable ! J’avais encore jamais vu ça de mes propres yeux ! Beau combat ! Je suis étonné de ta part !

Le rire d’Olek se fana, tandis que Peon lâcha :

— Tu ne t’attendais pas à ce que je gagne ?

— Personne s’attendait à ce que tu gagnes, jeune loup ! Tu as toujours mal maîtrisé ton feu, et tes techniques de combat sont à la limite de l’acceptable. Waal n’est pas connu pour aimer la ruse !

Peon haussa les épaules, un sourire au coin des lèvres.

— Eh bien, il m’a choisi. Peut-être qu’il s’est rendu compte que les grosses brutes épaisses comme toi manquent de finesse face aux Thaelins.

Vidal croisa ses gros bras. La neige fondit au contact de sa peau, maintenue brûlante par sa maîtrise du feu parfaitement équilibrée.

— Si tu m’amusais pas autant, il y a longtemps que je t’aurais collé une beigne, Krasny. Mais évite de provoquer les autres. Y’a des pas commodes parmi les cinquante sélectionnés. Dont l’une de mes cousines, ton cousin qui peut pas te blairer et je ne sais plus quel autre Krasny en lice. Et puis plein d’autres qui ont un balai là où je pense et qui croient défendre l’honneur de leur famille… Le baratin habituel, quoi.

Vidal Ioreik participait uniquement parce que ça l’amusait. Au milieu d’individus tous plus sérieux les uns que les autres, il détonnait. C’était pour ça que Peon l’aimait bien.

— Qui te dit que je ne participe pas pour ça aussi ?

Le rire de Vidal retentit.

— Vu tes relations avec ton grand-père, ça m’étonnerait ! D’ailleurs, il a dit quoi ? Il sait que tu es sélectionné ?

Peon serra les dents et laissa un silence gêné s’installer.

— Dites les gars, intervint Olek, vous êtes peut-être exemptés de la préparation de la fête, mais pas moi, alors laissez-moi bosser !

Il les repoussa plus loin mais, avant de le laisser, Peon lui attrapa le poignet.

— Tu viendras ce soir, hein ? demanda-t-il.

Olek sourit et hocha la tête. Peon lui sourit en retour tandis que Vidal lui tirait le bras.

— Viens, on va profiter de nos montagnes avant de partir.

Peon et Vidal marchaient au cœur de la forêt de conifères, leur arc à la main. Le silence de l’hiver éternel pesait sur la neige, qui crissait sous chacun de leur pas. La lenteur de leur démarche était celle de chasseurs aguerris, et leur regard acéré analysait ce décor qu’ils connaissaient sur le bout des doigts à la recherche d’une proie à abattre. Peon perçut un mouvement du coin de son œil droit. Il banda son arc en quelques secondes, visa et tira. Sa flèche alla se loger dans l’abdomen d’un jeune lièvre.

— Toujours aussi rapide, Krasny, commenta Vidal.

Peon ne releva pas et trottina pour aller ramasser son butin. L’air qu’il exhalait formait un nuage de vapeur blanchâtre. Il logea l’animal dans le sac qu’il portait en bandoulière et rejoignit son ami, dont le regard s’était perdu dans les hauteurs des sapins. Il l’imita. Là-haut, entre la cime des arbres et un gros nuage blanc, se découpait un carré de ciel bleu vif et froid. La respiration de Peon s’apaisa. La forêt, espace sacré pour son peuple, était toujours une source de quiétude.

— Ça va me manquer, lâcha Vidal. Pas toi ?

Peon acquiesça.

— Nous sommes promis à un autre destin.

— Ouais ! Je te vois mal t’en aller mater du rebelle comme ton grand-père.

Peon ne sut pas comment prendre cette remarque, alors il garda le silence. La voix de Vidal s’était alourdie d’une note solennelle quand il reprit :

— En tout cas, si je ne reviens pas vivant de là-bas, promets-moi de faire revenir mon corps ici, Krasny.

Un poids désagréable encombra ses épaules, alors qu’un autre s’enfonçait dans son estomac.

— Qui te dit que je ne vais pas mourir avant toi ?

Vidal baissa les yeux vers lui. Le repli rieur au coin de ses paupières et le sourire qu’il arborait avaient presque une teinte triste.

— T’as la rage en toi, mon ami. Ça brûle à l’intérieur. Tu fais ça pour personne d’autre que toi-même, c’est ça ta force. Tu te fiches de défendre ta famille. Tu te fous complètement de ton honneur d’Orgoï. Tu fais ça pour prouver à tous que tu existes et que tu as de la valeur. Les gars comme toi, c’est comme une mauvaise herbe, la neige peut tomber dessus mais au printemps, elle se redresse fièrement en affrontant quiconque de venir l’arracher. Alors si toi, tu crèves, je peux déjà déclarer forfait.

Peon détourna le regard sans savoir où le poser.

— Plein de gens sont revenus du Grand Choix sans mourir, Vidal.

— J’ai le sens du drame, si je sors de scène, ce sera magistral, dit son ami en étendant les bras. Je me débrouille comme je peux, j’ai pas de feu bleu, moi !

Peon secoua la tête en riant.

— T’as une petite sœur qui t’attend, idiot. Et puis, y’a bien quelqu’un qui va garder son lit pour toi.

— Comme Olek pour toi ?

Le jeune Krasny fronça les sourcils.

— Olek et moi n’avons pas ce genre de relation.

— À d’autres ! Tu vas me dire qu’il t’a embrassé juste pour te filer son énergie avant ton combat avec Piotr ?

— En quoi ça te regarde ? cracha Peon.

Vidal haussa les épaules. Sa voix se fit plus sérieuse :

— Il sait que t’as pas non plus l’intention de revenir vivant ?

Le soupir que poussa Peon se refroidit dans l’air glacé de l’hiver.

— Ouais.

Son ami posa sa large main chaude sur son épaule et la tapota.

— Alors perds pas trop ton temps aux célébrations de ce soir et fais comme moi.

Des rires fusaient. Celui de Peon se déclenchait pour tout et rien, encouragé par la forte dose de vin chaud aux épices qu’il avait consommée ce soir. Il était installé avec les quarante-neuf autres sélectionnés, les Enfants de Waal comme ils s’appelleraient maintenant. Pris d’un sentiment de nostalgie, il regardait tout autour de lui. Il aimait ces gens, mais il avait envie de les quitter. Il aimait cette ville, les vastes forêts, les montagnes gigantesques, il aimait cette vie qu’il avait vécue depuis maintenant seize ans, tout en ayant l’impression qu’on l’appelait ailleurs. Qu’il n’y avait pas vraiment sa place. Qu’il n’était qu’un spectateur de ce tableau dans lequel un peintre avait oublié de l’insérer.

C’était la joie. C’était la fête. Et Peon, dans l’expectative, regardait les siens rayonner de bonheur partagé. Les querelles de clan s’étaient tues, le temps d’une soirée. Le vin et le grand feu réchauffaient les cœurs, les lanternes accrochées sur les plus proches maisons et sur les nombreux poteaux de bois illuminaient les visages, les bons mets gonflaient les ventres.

Peon était attablé depuis maintenant deux bonnes heures et lançait de fréquentes œillades à la table où Olek s’était installé, quelques mètres plus loin, avec les autres jeunes de son quartier. Parfois, Olek les lui rendait et ils restaient quelques secondes à se regarder, avant que l’un d’eux ne se décide à briser le contact.

Alors que Peon cherchait de nouveau les yeux de son ami, Vidal lui donna une bourrade entre les omoplates.

— Je sais pas toi, mais moi, je vais aller profiter du temps qu’il me reste !

Vidal se leva du banc, pour se diriger d’un pas assuré vers la table que mirait Peon. Il tendit une main vers Fyra, et l’autre vers leur ami Kalev. Le trio quitta l’assemblée, sous les regards gênés et les rires que Vidal ignora. Ce soir, comme tous les Enfants de Waal, il pouvait se passer des conventions sociales pudiques que leur peuple cultivait depuis des générations. Enhardi par son exemple, Peon décolla enfin de son coin de banc. Il dévora les quelques mètres qui le séparaient de la table d’Olek. Les regards qu’il avait attirés l’empêchèrent de faire demi-tour. Sur le visage de son ami fleurit un sourire qui fit s’envoler l’appréhension de Peon. Olek se leva à son tour et passa un bras autour de ses épaules alors qu’ils s’éloignaient.


Texte publié par Codan, 4 mars 2020 à 07h31
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