Depuis la table basse, une jeune femme sirotait un thé vert à la menthe. Elle sentit la brûlure du liquide dans sa gorge, une étrange sensation de rafraîchissement l’envahit. Une fois, Danaël lui avait expliqué le mécanisme. Non, en fait, à chaque fois qu’ils venaient ici.
Dans la rue balayée par les vents du désert, les passants se protégeaient le visage des grains de sable comme ils le pouvaient, grâce à leur bras ou leur chèche. À l’abri dans la maison de thé, elle s’inquiéta pour ses amis. Avaient-ils essuyé une tempête de sable, eux aussi ?
La petite sonnette d’entrée tintinnabula pour signaler d’autres clients venus chercher refuge. Elle reconnut les deux silhouettes avant même de les regarder : l’une grande, protégée par un chèche marron, et l’autre plus petite, dont l’habit avait dû être d’un rouge éclatant.
— Mala !
Ils s’assirent sur les coussins de sols aux motifs délicats et retirèrent les couches de vêtements couverts de sable. Danaël poussa un soupir fatigué et se massa la jambe, Peon ébroua ses longues boucles brunes et entreprit de les attacher.
— Quelle idée de s’installer en plein désert, les Mushadins ont toujours été timbrés…
— Tu dis ça tous les ans… marmonna Danaël en essuyant l’épaule de son compagnon.
Mala sourit. L'interaction entre ses deux amis lui donnait l’impression d’être chez elle.
— Vous avez fait bon voyage ?
Peon roula des yeux.
— Autant qu’on peut le faire sous cette chaleur…
— Comme d’habitude, après avoir passé les montagnes, il n’a pas arrêté de râler. Et toi ? Tu es passée par la mer ?
— Oui, c’est plus rapide depuis Adeyabo que de faire le tour par les Terres de l’Ouest, et la Mer Haidunia est calme.
Une serveuse, la peau blanchie et les lèvres peintes en rouge, s’approcha d’eux. Danaël commanda dans un mushadin fluide la même boisson que Mala, accompagné de soupes aux nouilles et aux légumes.
— Je devrais arrêter d’être surpris à chaque fois qu’il développe une nouvelle compétence, mais ça continue de m’impressionner, glissa Peon à Mala.
— Qu’est-ce que tu dis ? demanda Danaël, les sourcils froncés.
Peon afficha un air innocent.
— Qu’elle devrait parler la langue commune, maintenant qu’elle est rendue obligatoire.
Danaël roula des yeux.
— Certes, mais ça ne veut pas dire pour autant qu’il faut que nos cultures disparaissent et nos langues avec. Imagine un monde sans pain à la viande thaelin, ou sans soupe de légumes mushadine.
La serveuse avança vers eux à petits pas dans son kimono chamarré, les bras chargés d’un plateau. Mala attarda son regard sur les fleurs de sable qui s’étendaient sur le tissu. Peon inspira le fumet et attrapa le premier bol que tendit la jeune fille.
— J’en ai rêvé pendant tout le trajet…
Danaël se lava les mains dans le récipient d’eau chaude prévu à cet effet avant d’attraper sa paire de baguettes et d’entamer son repas.
— Tu savais que le thé à la menthe…
Mala esquissa un sourire, et regarda encore une fois par la fenêtre. La nuit tombait à une vitesse fulgurante. Les passants luttaient avec acharnement contre le vent charriant de plus en plus de sable.
— Tu devrais manger, lui dit Peon. On ne pourra pas s’y rendre avant demain, la tempête de sable va durer toute la nuit.
Danaël poussa vers elle le troisième bol de soupe.
— Il a raison.
Mala sourit, fatiguée, et finit par manger avec un petit appétit.
Comme elle s’y attendait, la nuit avait été agitée et elle n’avait pas pu dormir malgré le confort de sa chambre, beaucoup trop aménagée à son goût. Elle enfila un pantalon et une tunique mushadins plus adaptés au climat, et enroula son cou d’un chèche vert foncé prêts à protéger son crâne et son visage.
Peon et Danaël étaient déjà attablés. Ses sourcils se froncèrent légèrement avant qu’elle ne plonge sa main dans sa besace et déposa une fiole à côté de la tasse de Danaël. Il la remercia en alayi.
— Je vis avec un dictionnaire plurilingue, soupira Peon avant de prendre une gorgée de thé.
— Tu l’as choisi, le taquina Mala.
— Mouais.
Danaël secoua la tête, provoquant le rire de Peon qui lui attrapa la main et embrassa ses phalanges. Mala commanda un lait de chèvre chaud et piocha dans les petits beignets au milieu de la table. Dehors, le calme était revenu. La rue était baignée par des lueurs orangées du soleil rasant. La chaleur sèche attaquait déjà sa peau et donnait à sa gorge le goût du sable. Danaël observa son regard, et prononça la pensée que Mala venait à peine de formuler dans sa tête.
— C’est une belle journée, pour un Mushadin.
— J’imagine qu’elle aurait été d’accord, murmura Peon.
Ils finirent leur repas dans un silence réconfortant, de ces silences que l’on a uniquement avec les gens qui nous sont proches tandis que le soleil se levait en projetant ses lueurs sur la cité de Zahiara qui s’éveillait.
Leur présence choquait encore les badauds, qui, malgré les années, se retournaient chaque fois sur leur passage. Ils se dirigèrent vers les beaux quartiers, ceux qui étaient encore alimentés par l’eau de l’oasis. Si avant la chute des dieux, ces rues étaient fermées à la circulation par les nobles, elles étaient à présent bien plus libres qu’auparavant. Mais aussi moins fleuries : l’absence de la déesse avait été fatale à beaucoup de plantes ayant besoin de beaucoup trop d’eau pour la région.
— Ils ont encore construit, non ? remarqua Peon.
— Oui, confirma Danaël. C’est ici.
Ils s’arrêtèrent devant un puits profondément creusé pour atteindre une grande nappe phréatique. Rien n’évoquait les événements qui avaient eu lieu quelques années auparavant. Rien n’indiquait la présence du gynécée de Laosha pendant plusieurs siècles. Rien ne rendait hommage aux victimes qui avaient brûlé.
Aomi Za’i avait fini dans les cendres de sa vengeance, disséminée par les vents, effacée avec véhémence des mémoires. Mala ferma les yeux. Elle convoqua le peu d’images qu’elle avait d’elle pour la faire revivre quelques instants. Pour lui dire qu’ils n’oubliaient pas son sacrifice, et que ce monde ne serait pas ce qu’il est sans son acte.
Le vent souffla. Danaël déposa une coupelle d’eau au pied du puits et récita une prière dans la langue maternelle d’Aomi, tandis que Peon fit brûler une figurine en papier à l’aide de son briquet et d’un peu d’amadou. Les cendres de la figurine s’éparpillèrent dans les airs.
Ils se tinrent la main, longtemps, avant de faire demi-tour et de s’en retourner à leur quotidien. Jusqu’à l’année suivante.
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