La sensation de chute lui fit ouvrir les yeux en grand. Danaël eut une petite minute angoissante de pertes de repères. L’instant d’avant, il perdait pied sur la falaise d’Halioès. Sa respiration s’accéléra. La vision des bottes de Peon le rassura. Il était au fond d’une case, derrière un paravent en bois fin, et ses souvenirs récents lui revinrent en mémoire. Mala, ils étaient chez Mala. Il était à l’abri. Il se releva, les articulations craquantes.
Danaël regarda l’espace. Des pagnes de cérémonie lourds de perles et de plumes étaient accrochés sur le paravent. L’essentiel d’un Alayi semblait se constituer d’un matériel de maquillage, exposé religieusement sous un miroir haut d’une trentaine de centimètres, et d’ustensiles de cuisine. À l’entrée de la case, Mala et Peon étaient assis et discutaient. La jeune femme le vit et lui sourit.
— Danaël ! Viens !
Elle attrapa un gobelet en terre cuite et, à l’aide d’une antique bouilloire certainement issue d’un échange avec les Thaelins, versa de l’eau chaude dedans. Une feuille de menthe se déplia et Danaël exhala dans l’air un arôme épicé.
— Alors, commença Mala. Que faîtes-vous ici ?
Danaël inspira profondément, mais rien ne sortit. Il lança un regard désespéré à Peon qui, comme d’habitude, prit les devants.
— Après ce qu'il s'est passé à Halioès, on devait se planquer. J’ai pensé que c’était une bonne idée de le faire ici, parce que personne ne nous y cherchera.
Mala se pencha vers lui et serra sa main en souriant. Peon se tendit à son contact.
— Et pour Halioès… continua Peon.
Il lorgna vers Danaël qui ferma les yeux pour se soustraire à la réalité.. Il ne pouvait pas mettre des mots sur cette nuit-là, les souvenirs s’étaient évaporés presque tous.
— Danaël, tu sais que tu peux tout me dire.
Quand il se permit d’ouvrir les paupières, les prunelles brunes si chaudes de Mala étaient posées sur lui. Il y résidait une bienveillance à toute épreuve, la même qui gonflait sa voix, la même qu’elle avait déjà, à Urbaïs, derrière la cloison qui séparait leurs deux chambres. Danaël vacilla à l’intérieur. La main de Peon se posa contre son dos, y remonta puis descendit en de longues caresses rassurantes.
Les premiers mots franchirent difficilement la barrière de sa bouche, retenus par sa gorge tremblotante, bredouillés par des lèvres hésitantes. Puis, petit à petit, les couleurs revinrent à sa mémoire, les blancs se complétèrent et Danaël raconta ce qu’il avait vu, fait, ressenti.
Quand il acheva son récit, les yeux mouillés, deux paires de bras l’enlacèrent avec un amour qu’il ne pensait plus mériter.
La sensation du vide l’arracha à son cauchemar alors qu’il hurlait.
— Calme-toi, je suis là, répondit aussitôt Peon en apparaissant de derrière le paravent.
Il s’agenouilla et le prit dans ses bras. Danaël s’accrocha à lui avec la force d’un noyé, et le rythme irrégulier de son souffle s’apaisa à mesure que l’odeur de Peon envahissait ses narines. Les images d’Halioès en ruines disparurent progressivement alors qu’il retrouvait son équilibre.
— Où est-ce que tu étais ?
— Dehors, avec Mala. On discutait. Je voulais te laisser dormir, ajouta l’Orgoï en passant la main dans les cheveux moites de Danaël, les décollant de son front. Tu as été agité, cette nuit.
— Pardon.
— T’en fais pas, souffla Peon. Viens, Mala aimerait te parler aussi.
Malgré l’épaisseur de la canopée, le soleil envoyait ses rayons lumineux sur le petit village en pleine agitation. Assise en tailleur à même le sol, Mala levait le visage vers le ciel, les paupières fermées, l’air apaisé. Danaël se demanda si la sérénité de ses traits était aussi profonde qu’elle en avait l’air. Mala ouvrit les yeux et les posa dans les siens. Elle lui sourit, pleine de bienveillance.
— Personne ne sait que vous êtes encore en vie, lui dit-elle sans préambule. Et je ne compte pas l’annoncer, mais certains membres de la Famille m’ont posé des questions et hésitent à avertir Cathan, Alima en tête.
— Il reste encore Waal, je dois m’en charger. C’est ça, ce que la Famille attend.
Peon regardait le vide devant lui et prenait un air détaché, mais Danaël le connaissait assez pour savoir que ça le travaillait. Ses doigts pianotaient sur sa cuisse, sa mâchoire se contractait et ses muscles étaient tendus, comme s’il se préparait à prendre la fuite.
— Te rejoindre a contrarié les plans de Lys et Cathan, continua-t-il en s’adressant à Mala. S’ils savent que je suis ici, ils viendront me chercher pour me ramener à Logowa.
Le cœur de Danaël s’emballa. Mala le remarqua et l’apaisa d’un simple geste, la main sur son épaule.
— Les miens comprennent ce qui te retient d’accomplir ta tâche. Tant que Danaël n’est pas rétabli, tu pourras rester ici.
Peon ajouta à Danaël :
— Tu pourras rester ici, si tu veux.
Danaël resta interdit quelques secondes, avant de décider :
— Je te suivrai.
Danaël dut s’adapter à cette nouvelle vie, au cœur de la forêt, au milieu de personnes aussi grandes que lui et qui n’hésitaient pas à le toucher et le regarder. Beaucoup étaient intrigués par la couleur de ses yeux, d’un bleu-gris d’orage, et tentaient dans un mélange de langue commune approximative et d’alayi chaud de lui faire comprendre à quel point il était particulier. Peon s’interposait dès qu’il sentait le malaise de son compagnon grandir et n’hésitait pas à montrer les dents : sa possessivité faisait rire leurs hôtes.
Mala avait une manière douce et bien à elle de diriger cette communauté. Cela impressionnait Danaël, lui qui n’avait jamais cherché la lumière de ce rôle.
Les jours passaient, avec la lenteur des soirées d’été. Si au départ, Danaël les vivait comme spectateur de la vie, peu à peu quelque chose éclosait en lui. Quand il regardait Peon interagir avec leurs hôtes, quand il voyait les Alayis se moquer gentiment de sa maladresse en cuisine, où quand il constatait les regards curieux et impressionnés qu’ils adressaient à l’Orgoï lorsqu’il jouait de l’une ou de l’autre de ses maîtrises, quelque chose se débloquait. Réchauffait son être.
Alors que Peon riait aux éclats avec une enfant qui lui tressait les cheveux, Danaël se rapprocha et posa sa tête sur son épaule. Aussitôt, le rire de Peon s’interrompit.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
Dans sa voix perçait l'inquiétude qu’il avait toujours à fleur de peau depuis leur départ d’Halioès. Une inquiétude qui était consacrée uniquement à Danaël.
— Rien. Tout va bien.
Peon chercha à tourner sa tête, mais la petite, toute à son ouvrage, le réprimanda.
— Tu es sûr ? Ton genou ne te fait pas souffrir ? Si tu as faim, il y a encore…
— Tout va bien, répéta Danaël.
Pour l’instant, ils étaient en sécurité, ensemble, et c’était le plus important.
Quand il se réveilla, l’humidité chaude de la forêt lui colla à la peau. Le souffle court, il tâtonna à ses côtés pour trouver Peon, mais il était seul sur la natte. Il se releva, envahi par l’angoisse et l’appela.
— Je suis là, lui répondit un chuchotement. Baisse d’un ton, tout le monde dort.
Danaël dépassa le paravent pour voir, assis dans l’ouverture de la case, la silhouette sombre de Peon. Danaël le rejoignit et le serra contre lui avec force. La moiteur de sa peau contre la sienne, la sensation de ce corps entre ses bras lui parut familière et nouvelle, comme s’il redécouvrait quelque chose de coutumier.
— Tu pensais que j’étais parti sans toi ? Idiot.
— Je ne savais plus où j’étais.
Dans ses nombreux cauchemars, il revenait sans cesse à Halioès. Il revivait, encore et encore, la chute du dieu comme si c’était la sienne. Peon caressa les mains que Danaël avait nouées sur son ventre. Dehors, toutes les cases étaient silencieuses. Les rayons de la lune peinaient à traverser les superpositions végétales de la forêt pour éclairer la petite place en terre battue. Les bruits de vie de la faune environnante avaient maintenant quelque chose de réconfortant pour Danaël, mais Peon, habitué au silence de la neige éternelle, ne s’y faisait toujours pas.
— Perdu sans moi ? ricana Peon.
— Maintenant, oui.
Il ressentit le frisson silencieux de Peon parcourir son échine.
— Tu fais des cauchemars, toi aussi ? demanda Danaël mi-voix contre la peau de son épaule.
Peon ne disait jamais rien sur ce qui le hantait la nuit, mais Danaël pouvait le deviner. Après tout, Peon avait lui aussi vu le désastre d’Halioès et l’en avait sauvé.
— Parler à Mala t’a fait du bien, hein ? chuchota l’Orgoï. Je suis heureux qu’elle soit là pour toi.
— Sans toi, jamais je ne serais arrivé jusqu’ici.
Danaël déposa un baiser à la naissance de son épaule et perçut l’accélération du souffle de Peon.
— Ça fait longtemps que tu ne m’as pas fait ça, dit l’Orgoï pour toute justification, son accent butant contre chaque syllabe.
— Je suis désolé que tu aies eu à gérer ça, kenysh.
Peon frissonna de nouveau, lança sa main pour attraper la nuque de Danaël et colla leurs bouches ensemble. Depuis Halioès, Peon l’embrassait pour lui donner son énergie, pour le maintenir sur pieds, pour le ramener à lui. Ce baiser-là avait la fougue d’un feu de joie orgoï et la passion intacte d’un amour dévorant. Brûlante et familière, il sentait l’énergie de Peon couler en lui et tracer un chemin vers toutes les cellules de son corps. Il raffermit son étreinte autour de Peon et nicha son nez dans le creux de son cou. Les cheveux fous de l’Orgoï, devenus un peu plus longs, lui chatouillèrent la joue. Les mains sur le ventre de Peon, Danaël cala le rythme de sa respiration sur le sien.
— On pourrait rester ici, chuchota Danaël contre sa peau moite. Si Mala nous cache, on pourrait…
Peon soupira.
— Il y a ici des gens de la Famille, qui parlent tous les jours à Mala pour la convaincre de m’envoyer à Logowa ou de me dénoncer à Cathan.
— Alors on pourrait partir. Ailleurs. À nous deux, on maîtrise les quatre éléments, on…
Peon se détacha de lui. Malgré la chaleur de la nuit, Danaël eut soudain froid. Son compagnon garda un silence effrayant pendant plusieurs longues secondes, les yeux ancrés dans les siens.
— T’es sérieux là ?
— Oui.
Peon l’embrassa, et l’entoura de ses bras et se pelotonna contre lui. La passion furieuse et ardente envahit de nouveau les veines de Danaël, dont les mains glissèrent jusqu’à ses hanches et encerclèrent sa taille. Peon interrompit le baiser pour attraper son visage en coupe. Pour la première fois depuis une éternité, le regard qu’il posa sur Danaël était autre chose qu’inquiet. Dans l’ombre de la nuit, Danaël y vit briller cette fureur de vivre sauvage qui le rendait tellement à part. Il sentit son cœur faire une embardée violente, comme sortant d’hibernation. Peon colla son front au sien, glissa ses doigts dans les cheveux de sa nuque.
— Tu veux vivre avec moi ?
Le murmure, presque fragile, brisa quelque chose en Danaël. Cet être impétueux, courageux jusqu’à l’inconscience se révélait d’une délicatesse instable entre ses bras, comme prêt à se rompre. Danaël l’avait fait souffrir au-delà du raisonnable. Son étreinte se resserra autour de Peon.
— Tu m’as empêché de mourir, à toi d’en prendre la responsabilité.
Peon eut un petit rire, et ses lèvres butinèrent celles de Danaël en de joyeux baisers.
— Comme tu veux. Tout ce que tu veux.
Danaël sourit, caressa son dos, le contempla frémir à la lueur de la nuit.
— C’est toi que je veux.
Peon s’écarta avec surprise, le regarda, sourit. Puis éclata de rire. Un rire chaud, vif, vrai, de ceux qui résonnent au milieu des tempêtes et s’éparpillent comme une heureuse épidémie dans les foules les plus sévères.
— Chut, tout le monde dort !
Peon se calma, se lova contre lui, le visage dans son cou.
— Moi aussi, c’est toi que je veux, souffla-t-il dans le creux de son oreille.
Il l’embrassa à l’endroit où son sang battait plus fort, puis mordilla son lobe. Pour la première fois depuis Halioès, Danaël se sentit vivre.
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